par Caroline Moreau
La plupart des récits d’actions qui seront publiés cette année sur le site d’ATD Quart Monde international et sur le blog « Un monde autrement vu » ont été écrits dans le cadre du séminaire « Tous peuvent apprendre si… », qui s’est tenu en juin 2018 au Centre international de ce Mouvement. L’objectif de cette série d’histoires est de nourrir l’espoir et la créativité d’équipes et de toute personne engagée auprès des enfants et de partager les énergies inspirantes qui ressortent de ces expériences.
Le quartier de Hochelaga (Montréal, Canada) et ses habitants
« Pour commencer, il faut avoir honte de soi. Puis habiter ce quartier et débouler. Puis être fier de ce quartier et remonter la pente en soi-même. Adorer le chaos qui met au monde le soleil.»
Hélène Monette
Pour commencer, il faut traverser la ville, descendre au plus bas. Dévaler la côte Sherbrooke jusqu’à atteindre le fleuve encagé derrière le Port de Montréal. Aller vers les personnes qui habitent ici depuis toujours. Écouter les Suzanne, les Marcel, les Céline, attablés à la pataterie du coin ou assis sur les marches du dépanneur. Ils vous parleront de l’histoire du quartier, de ses rues et ses habitants.
Ils vous expliqueront que l’immeuble où se trouvent aujourd’hui les chics lofts Moreau et ses espaces de coworking abritait autrefois la Grover, une manufacture de textile. Des hommes et des femmes sachant à peine lire et écrire sont venus s’épuiser ici, nuit et jour, pour un salaire de crève-faim.
Il faut écouter les Roger, les Francine, les André. Ils se souviendront de leur enfance, avec leurs douze frères et sœurs, entassés dans une boîte de carton, un trois pièces impossible à chauffer, véritable passoire en hiver. Vous sentirez dans leur voix le tremblement qui secouait les murs lorsque passaient les trains. Le chemin de fer qui traversait le quartier, aujourd’hui transformé en promenade piétonnière, servait à acheminer la marchandise depuis le port jusqu’aux usines.
Ils vous parleront de la guerre, ailleurs sur le Vieux continent, grâce à l’horreur de laquelle les gens d’Hochelaga avaient du travail. Rien que le chantier naval de la Canadien Vickers en faisait une des plus grandes villes industrielles d’Amérique du Nord. Vous entendrez, venue de loin, la voix d’une de nos plus grandes romancières canadiennes, Gabrielle Roy : « Parce que le pauvre n’est pas à moitié aussi nécessaire à la paix qu’il l’est, qu’il l’a toujours été à la guerre ».
On vous racontera aussi la crise économique qui s’en suivit. Les usines fermaient, les unes après les autres. Des familles déjà fragiles se sont retrouvées encore plus précaires. Comme si ce n’était pas assez, quelques années plus tard, deux vagues d’expropriations marqueront le visage du quartier. D’abord pour la réfection du Port de Montréal, puis pour la construction du Parc olympique qui accueillera les jeux de 1976.
Imaginez ensuite les années qui s’écoulent, deviennent des décennies, faisant tourner l’engrenage d’un système d’exclusion qui enserre toujours davantage les personnes dans un étau. De génération en génération se perpétue la violence d’une pauvreté indécente pour un pays si riche, jusqu’à se trainer des corps amaigris, anguleux, secoués de spasmes, pris de vertige sur des talons trop hauts, luttant pour conserver une forme de dignité, malgré les regards de travers et les insultes. Jusqu’à ériger un campement, lors d’une récente crise du logement. Pendant des semaines, tentes et roulottes forment un véritable village, avec ses réseaux d’entraide et de luttes, à la lisière de notre considération, dans un non-lieu, le long de cette autoroute qui sillonne le fleuve.
Tout est là. Pourtant, il manque quelque chose. Il manque les forces citoyennes qui tiennent tête à la morosité du temps, fidèle au rendez-vous, peu importe l’époque. Ces femmes et ces hommes qui se mobilisent face aux conflits avec les patrons, aux crises du logement à répétition, au délitement du réseau des services publics.
Il faut alors se rappeler. La Cuisine collective d’Hochelaga, par exemple. Trois femmes décident qu’elles veulent avoir la possibilité de faire des choix alimentaires, en toute dignité, en faisant plus que de recevoir des denrées gratuites. Elles fondent une cuisine collective, sans savoir que leur idée sera reprise partout au Québec pour devenir un véritable mouvement. Dans les mêmes années sera fondé le Carrefour familial, à l’initiative de parents qui analysent eux-mêmes leur réalité et disent vouloir briser l’isolement dans lequel ils vivent. Sans professionnel ni expert, de simples citoyens ont décidé d’agir, à partir des forces de chacun.
C’est dans ce paysage que l’équipe d’ATD prend place, avec la Bibliothèque de rue et le Festival des savoirs partagés. Nous nous concentrons sur un plan d’habitations HLM situé dans un coin névralgique du quartier, où les enjeux de prostitution, d’itinérance et de consommation de drogue sont omniprésents.
Des œuvres collectives réalisées par des habitants du quartier
Deux fois par semaine, la Bibliothèque de rue offre un temps de rencontre autour du livre et d’activités créatives ou manuelles. Elle peut prendre deux formes différentes, présentant chacune ses avantages et ses inconvénients : dehors, dans l’espace public, au milieu des tensions qui traversent le petit parc adjacent aux habitations; ou encore à l’intérieur des immeubles, dans les cages d’escalier, sur le pas d’une porte, au plus près des familles qui sortent moins facilement. La Bibliothèque de rue est déjà présente depuis un an lorsque le comité des locataires, présidé par Ginette, une résidente de la tour à logements pour aîné.e.s, se mobilise pour offrir des petits-déjeuners dans la salle communautaire du plan d’habitation.
On décide d’aller y manger nous aussi. D’abord une fois pour voir, puis régulièrement. On apprend à mieux connaître les aîné.e.s qui habitent la tour. On prend le pouls de ce que ça veut dire, vivre ensemble, car Ginette insiste pour que tout le monde, sans discrimination aucune, soit bienvenu et servi avec la même attention. Que les personnes habitent le plan HLM, une chambre dans les maisons avoisinantes ou à la rue. Qu’elles soient travailleuses du sexe ou caissières de nuit au dépanneur. Qu’elles soient intoxiquées, à demi conscientes ou endormies, Ginette insiste : toute personne a faim, on laisse rentrer tout le monde. Aucune association n’offre de repas aussi tôt le matin. Rapidement, le mot circule dans le quartier, la salle communautaire des HLM devient un point de repère. En 2014, Joëlle Tremblay, artiste et amie du Mouvement, vient manger avec nous. Après avoir pris part à cette dynamique pendant plusieurs semaines, on demande au comité des locataires la possibilité d’emprunter la salle communautaire pour tenir des ateliers artistiques. Avec Joëlle, nous proposons aux résidents de réaliser une peinture pour décorer le hall d’entrée de la salle communautaire. Le choix s’arrête sur la réalisation de grands panneaux où sont représentés des arbres au fil des saisons.
Lors de la fête d’inauguration de cette première œuvre collective, intitulée Œuvre pour cage d’escalier – Saisons sur les arbres, une maman s’étonne de ce qu’ensemble, on est capable de faire.
« Au début, je n’y croyais pas, qu’on pouvait sortir de la chicane, de la dispute et en fait j’ai vu que ça marchait. La Bibliothèque de rue et le Festival des savoirs partagés, ça a rapproché les familles et les personnes âgées. Avec le temps, les activités organisées dans le parc, ça a rapproché les gens. »
Forts de cette première expérience positive, toujours accompagnés de l’artiste Joëlle Tremblay, nous nous lançons dans la réalisation d’un second projet d’œuvre collective. Cette fois, l’idée n’est pas de décorer un espace commun, mais plutôt de réaliser une œuvre qui exprimerait quelque chose à propos de ce quartier, une sorte d’autoportrait collectif, composé par et avec les gens de la communauté.
Tiago
C’est à ce moment qu’emménagent, dans le plan HLM, Tiago et sa famille. On raconte qu’ils arrivent d’un autre quartier difficile du nord de la ville où s’enflamment régulièrement les tensions raciales et les conflits avec la police. Plus tard, en parlant avec le père de Tiago, nous apprendrons que la famille a quitté Haïti suite au tremblement de terre.
Ils habitent le plan HLM depuis à peine une semaine, mais la réputation de Tiago est déjà faite.
« La police rôdait dans le parc l’autre jour. Il les a tous envoyé chier, il s’est fait donner une contravention. À l’école, c’est pareil. Il a fait des menaces de mort à son professeur. Il a été suspendu, ils vont l’envoyer en centre de réadaptation. Il passe ses journées à trainer dans les rues. Les gangs lui tournent autour, il va voler des affaires au Dollorama pour aux autres. Il est en train de se faire recruter. Il va finir en prison. »
Nous comprenons qu’il faut aller voir par nous-mêmes. Nous nous rendons chez lui, un jour de Bibliothèque de rue. Nous toquons à la porte, c’est Tiago qui nous ouvre. On lui explique ce qu’on fait : le prêt de livres, la lecture dans le parc, les activités créatives. Il nous écoute puis, contre toute attente, nous demande si nous avons des romans.
Ces quelques mots suffisent à tout faire basculer. Nous ne le savons pas encore, mais cette question est le point de départ d’un lent processus de transformation dans lequel toute la communauté prendra part. Déjà, l’image que nous nous étions faite de lui, malgré nous, commence à se fissurer. Celui que les autres enfants surnomment « le voleur » est aussi un lecteur de romans. Nous retenons sa demande et revenons quelques jours plus tard avec plusieurs choix de livres. Un lien se crée, petit à petit, un lien suffisamment important pour que Tiago accepte de prendre part à la première étape de notre nouveau projet d’œuvre collective : la collecte d’histoires. Car pour être en mesure de réaliser une œuvre qui parle du quartier, il faut d’abord aller à la rencontre des personnes qui y vivent pour entendre leurs histoires.
Nous avons créé un support permettant plus facilement d’aller à la rencontre des personnes qui gravitent autour du plan HLM. Sur des cartes sont inscrites des questions : « Quelle a été votre première expérience de travail? », « Racontez-nous la pire bêtise que vous ayez faite à l’école? » ou encore « Vous souvenez-vous d’un mauvais coup que vous avez fait avec vos frères et sœurs? ». Tiago se prête au jeu et accepte de nous suivre. Rapidement, d’autres jeunes se joignent à la démarche et un petit groupe se forme autour de lui. Les jeunes nous accompagnent dans notre tournée de porte à porte, dans nos errances dans le parc. Ce sont eux qui tiennent les cartes, posent les questions aux adultes et captent les réponses au micro de l’enregistreuse, comme s’il s’agissait d’une interview télévisée.
Des blessures à la création d’une œuvre collective
Sans l’avoir anticipé, nous récoltons énormément d’histoires de blessures. Les personnes interrogées vont par elles-mêmes vers les coups durs de l’existence. On nous raconte des blessures d’ordre physiques, des maladies, des accidents, des hospitalisations ; mais aussi des épreuves de vie, ces blessures qui ne laissent pas de cicatrices, mais qui marquent tout autant. On nous parle de séparations, de déménagements, de mariages toxiques, de plongées dans la dépression.
Dans chacun des récits apparaissent un certain nombre de nœuds qui, sans jamais se résoudre, finissent par devenir le point de bascule d’un apprentissage, d’une leçon de vie, d’une nouvelle perception de soi-même, des autres et du monde. Une force émerge, de manière inattendue, au plus sourd du silence. Il s’agit parfois du soutien d’un proche, de la communauté qui se mobilise autour de la personne dans le besoin ; d’autres fois, l’événement difficile révèle les ressources personnelles jusqu’alors insoupçonnées qui sommeillaient à l’intérieur et grâce auxquelles la personne a su résister à la tentation de tout abandonner.
Chaque soir, nous retranscrivons systématiquement les enregistrements de la veille. Avec Joëlle, nous relisons les décryptages et, au travers des textes, nous voyons se profiler le sujet principal de notre future création. Les gens de ce quartier sont traversés d’histoires difficiles et nous voulons en tenir compte. Mais la richesse de ces parcours de vie réside dans la résistance dont les personnes font preuve pour surmonter les épreuves. Non seulement ont-elles survécu, mais en plus elles en tirent des apprentissages et des leçons importantes. Afin d’incarner ces deux facettes, nous imaginons un personnage double, mi-blessé, mi-ange, un être plus grand que nature, qui dépasse la somme des récits individuels : un géant.
Nous entrons alors dans la seconde étape de notre projet de création collective. Il faut avancer, avec les jeunes de la Bibliothèque de rue et leurs familles, avec les aîné.e.s et toutes les personnes que nous rencontrons aux petits-déjeuners, vers la transposition de cette idée dans un langage visuel. Encore une fois, nous ne savons pas quels seront les traits de notre futur géant. Pour en arriver à le voir apparaître, nous inventons, grâce aux savoir-faire et à l’expérience de Joëlle, une dizaine d’ateliers d’exploration, qui mélangent théâtre, dessins et peinture. Ces rencontres étaient des occasions d’apprendre ensemble. Chaque atelier de peinture était toujours précédé d’un temps de dessin d’observation. Des tableaux d’artistes connus et des photos sur le thème de l’atelier étaient accrochés à une corde à linge qui traversait la salle communautaire, ou le parc lorsque nous pouvions nous réunir à l’extérieur, transformant des lieux publics en atelier de création. Les parents et les enfants étaient invités à choisir une image. Chacun aiguisait son sens de l’observation en dessinant d’abord au crayon de papier une esquisse inspirée de l’image, avant de passer à la peinture. Ce processus a permis d’approcher la création petit à petit, afin que chacun gagne tranquillement confiance en ses propres capacités artistiques. Joëlle donnait des directives bien précises, un fond de telle couleur, un trait plus foncé pour surligner la silhouette des personnages, etc. Ces directives établissaient une sorte de cadre qui assurait un résultat intéressant, afin que les participants soient fiers de leur création.
De semaine en semaine, nous accumulons des éléments visuels qui seront rassemblés dans un grand triptyque lors du Festival des savoirs partagés 2016. De nouveau, Joëlle agit comme chef d’orchestre afin de guider les gestes des uns et des autres dans la réalisation du Géant. Au terme des quatre jours du Festival, nous voyons apparaître notre Géant. Au centre, la silhouette bleue du grand blessé, son corps détourné dans un mouvement de repli. Autour de lui se déploient deux ailes d’ange, d’un jaune vif, où se déverse « une corne d’abondance de solidarité », selon l’expression d’un participant, riche en expressions de forces intérieures et de leçons de vie.
La présence de Tiago se maintient, tout au long du processus. Il continue de prendre part aux ateliers d’explorations proposés par Joëlle. Il se bricole un costume de grand-blessé, prend la pose, accepte le ridicule, se déguise en ange, esquisse des croquis avec les autres jeunes, enfile le tablier, choisit ses couleurs, se laisse inspirer par les œuvres d’artistes célèbres comme celles de Niki de St-Phalle ou de Frida Kahlo. Au fil des semaines, le regard posé sur lui n’est plus le même. Les interactions avec les parents et les autres jeunes ont changé. Un père de famille sollicite Tiago pour donner un coup de main dans la mise en place des matchs de sport qui ont lieu quotidiennement dans le parc. Un autre lui propose de préparer ensemble, avec son fils, un atelier dans le cadre du Festival. Les jeunes de la Bibliothèque de rue cessent de le surnommer « le voleur ». Les répercussions vont même jusqu’à atteindre la mère de Tiago, qui se joindra à d’autres mères d’origine haïtienne pour cuisiner ensemble un plat de griot traditionnel, qui sera offert lors du repas partagé qui marque la fin du Festival des savoirs partagés.
L’œuvre possède aussi son penchant sonore. Lors du Festival des savoirs partagés, en parallèle à l’atelier de peinture coordonné par Joëlle, nous proposons un atelier d’écriture et d’enregistrement audio. Chacun est invité à composer une brève histoire et à l’enregistrer dans un petit studio éphémère que nous avons improvisé dans un local à proximité du plan HLM, avec le soutien d’un professionnel de la radio. À terme, lorsque le montage sonore des capsules audio sera terminé, les histoires seront audibles en s’approchant suffisamment près du Géant pour donner l’illusion de l’enlacer.
Composer une histoire
L’atelier ne propose pas d’écrire un texte, comme on l’imagine habituellement. Les participants ne doivent pas inventer mais plutôt composer une histoire. Une structure de texte est proposée, dans laquelle les participants insèrent les fragments de phrases et de mots qu’ils choisissent au préalable dans des banques de mots. La trame narrative du texte cherche à reproduire le même motif que celui présent dans le visuel de l’œuvre, c’est-à-dire : évoquer les blessures de la vie, mais aussi rendre compte du courage et de la résistance face à celles-ci.
Pour constituer les banques de mots, nous nous replongeons, avant la tenue du Festival, dans la matière première de notre œuvre : les récits. Ceux-là mêmes qui ont été transposés en langage visuel seront cette fois transformés en langage poétique. Nous reprenons l’ensemble des transcriptions et nous en extrayons des fragments. Nous constituons ainsi une première banque de phrases qui serviront d’incipit aux textes :
« J’ai eu 7 points de suture sur la jambe…»
« J’étais en peine d’amour…»
« Je me suis retrouvé avec plein de lumières fortes à l’hôpital Saint-Jérôme…»
Les participants sont ensuite invités à choisir une de ces phrases anonymisée et décontextualisées, et de l’entremêlée avec d’autres segments. Nous avons fait ressortir tous les termes en lien avec les blessures : les diagnostics, les traitements, les maladies, les acteurs du milieu institutionnel…Ces mots ont été décomposés pour être jumelés avec d’autres, au gré des participants, permettant ainsi de réelles inventions langagières, telles que trauma–cardiogramme ou embolie familiale, qu’on retrouve dans l’exemple suivant :
« J’ai eu 7 points de suture sur la jambe. J’ai eu un trauma-cardiogramme avec une embolie familiale, cicatrice de bonheur. J’ai passé proche de ne jamais être ici avec vous autres et je vous en parle. »
Ce texte a été composé par une mère de famille que nous connaissons bien, à travers la Bibliothèque de rue. Nous avons combien son texte est révélateur de sa propre expérience. Il s’agit d’une des portées de l’atelier que nous n’avions pas anticiper, celle de l’autoportrait. Composer un texte à partir des mots des autres n’empêche pas de parler de soi. Les personnes se révèlent à travers les mots des autres, peut-être même grâce aux mots des autres. Peut-être qu’au final, nous avons besoin des mots des autres pour parler de nous-mêmes de façon plus distanciée. Peut-être aussi que notre expérience se retrouve décupler de vérité lorsqu’on l’entend résonner en écho chez quelqu’un d’autre.
Nous constatons aussi que l’aspect ludique et humoristique de l’atelier le rend accessible aux personnes éloignées de l’écrit. La contrainte, comme souvent lorsque nous abordons un processus créatif, a quelque chose de libérateur. En imposant d’emblée les mots avec lesquels construire le texte, les participants expérimentent l’écriture comme acte de montage. Les mots deviennent tangibles, ils se présentent sous forme de cartons à déplacer, à agencer. Joindre des mots qui réfèrent à des idées appartenant à des domaines différents, comme embolie et famille, c’est provoquer une friction dans le sens commun, c’est faire émerger des images improbables, riches et symboliques. C’est faire entrer une dimension poétique dans notre rapport au langage.
Un des jeunes de la Bibliothèque de rue a par exemple composé une histoire qui se conclut par : « la police est venue, elle avait une maladie de jugement ». Les textes regorgent d’associations de ce genre : blessure de la confiance, funérailles bipolaires, inflammation de l’attention, brûlure de l’enfance, accident de cœur, peine de concentration, infection médicale, pilule de langage, déficit de l’abandon, intervenant mental, intoxication de la conscience…On peut avancer que les contraintes de l’atelier ont ouvert un espace de liberté, permettant à chacun de se réapproprier le langage de tous les jours, pour les rapprocher de leur expérience personnelle, reprenant ainsi du pouvoir sur ceux-ci. Cet élément est tout particulièrement significatif devant les termes qui réfèrent au monde médical ou institutionnel, face auquel, dans la vie courante, les personnes peuvent avoir l’impression de ne pas avoir de pouvoir.
Être fiers ensemble
Après l’achèvement de la peinture collective, nous avons d’abord organisé une exposition dans la salle communautaire des HLM où elle est devenue un objet de dialogues, d’échanges et de rencontres entre les habitants des HLM et les visiteurs du quartier. Les éléments visuels du triptyque et les enregistrements audio qui y sont insérés ont trouvé des échos auprès de ceux qui s’y sont arrêtés. Les visiteurs ont reconnu quelque chose d’eux-mêmes et le tableau sonore les a incités à raconter leurs propres histoires.
Le Géant a ensuite été exposé dans les locaux de plusieurs organismes communautaires du quartier. D’autres personnes qui n’habitaient pas nécessairement dans les HLM ont pu le voir également. Lors de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre 2016, le Géant a été exposé dans le cadre d’une exposition plus large organisée dans une galerie d’art. Des enfants, des jeunes et des parents d’Hochelaga sont venus expliquer le processus de création devant la foule. Ce fut une journée inoubliable pour les enfants qui ont pu être fiers de leurs parents, et vice versa.
Après quelques autres présentations, le Géant a été montré pour la dernière fois au Musée des Beaux-Arts de Montréal, à l’automne 2018, lors d’une exposition collective avec d’autres associations locales de différents quartiers de Montréal qui avaient, dans d’autres contextes, réalisé des projets artistiques communautaires. Le projet intitulé « Et si les murs parlaient de nous » a offert aux habitants du quartier d’Hochelaga, historiquement défavorisé et ouvrier, l’occasion de figurer fièrement, comme tous les autres, dans cette institution culturelle hautement symbolique.
Analyse et principes d’action
Lors du Séminaire international “Tous peuvent apprendre si…”, les participants ont analysé ensemble cette expérience. Du dialogue entre les participants de cette rencontre, restitué ci-dessous, ont été extraits des principes d’action.
Romy : Dans cette histoire extraordinaire, je vois plusieurs réussites : l’une sur la façon dont l’art a trouvé sa place dans un quartier défavorisé et est devenu un mode d’expression collective. Et une autre sur la façon dont un jeune en échec et révolté, qui était considéré comme ayant une mauvaise influence sur les enfants, a trouvé sa place dans la communauté.
Caroline : Nous avons voulu créer une œuvre collective et intergénérationnelle, qui permette aux familles de partager leur savoir entre elles et avec d’autres. Et nous avons fait tout ce que nous pouvions pour que tout le monde, jeunes et vieux, puisse participer. Pendant la phase de collecte des histoires auprès des adultes, quand on se déguisait, qu’on mettait en scène les histoires, qu’on faisait des croquis et des peintures à partir de scènes tirées des histoires, et pendant les ateliers d’écriture, les enfants étaient captivés par les histoires racontées par leurs aînés, car ils ne les avaient jamais entendues auparavant, en tout cas pas avec autant de détails. Les ateliers leur ont permis de réfléchir à la manière dont ils pouvaient retransmettre ces histoires à travers leurs dessins, et par là les intérioriser.
David (Guatemala) : Je me demande comment tout ça a commencé. Parce qu’à chaque fois que tu as mentionné une nouvelle étape dans ton histoire, tu devais revenir en arrière et expliquer quelque chose qui avait eu lieu avant…
Caroline : Tu as raison. En fait, au fil des ans, grâce aux visites à domicile, aux activités comme la bibliothèque de rue et le festival des savoirs partagés, des relations fortes se sont développées avec les enfants, leurs familles et certaines personnes âgées qui vivent dans ce quartier de HLM. Des projets artistiques collectifs y avaient déjà été menés. Les familles connaissaient déjà Joëlle, car elle avait déjà créé avec eux des peintures représentant les quatre saisons pour embellir l’affreux escalier de leur immeuble. Cela répondait au désir profond de beauté des personnes.
Le processus de création du Géant est allé un peu plus loin. Partant du principe que chacun possède une culture et des savoirs à partager, notre objectif principal n’était pas d’apprendre à tout le monde à tenir un pinceau ou à combiner des couleurs, mais de mettre en lumière les expressions culturelles et les savoirs non reconnus des citoyens de ce quartier. En travaillant sur la manière de mettre en mots et en peinture leur propre expérience et celle des autres, les gens ont pris conscience de leur force et de leur résilience face à l’adversité et aux difficultés. Ils ont appris à se connaître d’une nouvelle manière.
Romy : Pouvons-nous dire que c’est la situation après le projet : les ateliers de peinture ont donné aux habitants des clés pour se comprendre et exprimer qui ils sont et ce qu’ils savent ? Les activités les ont-elles aidés à rompre le silence et l’isolement ?
Caroline : Oui. Pour le dire plus simplement : le projet Géant #1 a montré que la création collective peut renforcer une communauté, créer des liens d’une nouvelle nature entre les personnes, afin qu’ils se sentent plus à l’aise et en sécurité pour sortir dehors et participer à la vie du quartier. En participant à ces activités avec toute leur famille – certains parents étaient impliqués dans l’animation – les personnes ont repris confiance dans leur capacité à agir, ils se sont sentis fiers.
Irène : J’adore l’idée de collecter les histoires des habitants de ce quartier de HLM. Mais comment avez-vous fait pour qu’ils vous racontent leurs histoires ?
Caroline : Nous avons multiplié les façons de faire. Par exemple, nous avons saisi des opportunités qui se présentaient comme les repas communautaires dans le quartier où les gens parlent de manière très informelle. Nous les écoutions très attentivement et nous leur disions ensuite : « C’est intéressant ce que tu viens de dire. Accepterais-tu d’être interviewé et que nous enregistrions ton histoire ? Cela restera confidentiel, bien sûr ». Nous prenions le temps de leur expliquer ce que nous recherchions. – Et nous avions une autre méthode, que nous utilisions plus systématiquement : nous allions dans le parc, à l’endroit où il y a des tables et nous allions vers les personnes assises, en nous aidant d’un petit questionnaire, mais de manière légère et ludique.
Bruno D (France) : Quel genre de questions posiez-vous ?
Caroline : Des questions qui les laissent libres de répondre ce qu’ils veulent : « Pouvez-vous nous raconter une anecdote concernant votre travail » ou : « Quelle est la pire chose que vous ayez faite à l’école ? » ou encore : « Pouvez-vous nous raconter quelque chose que vous avez fait avec vos frères et sœurs ? » Nous ne nous immiscions pas dans leur sphère privée, mais nous les avons invités à raconter des moments de leur vie qui avaient été importants pour eux. A un moment donné, nous avons également fait du porte-à-porte en utilisant notre carte.
Romy : votre carte ?
Caroline : En fait, le service de la ville en charge du logement social n’était pas en mesure de fournir une carte des logements ou une liste des foyers. Nous avons fait nous-mêmes un plan des immeubles, en répertoriant chaque appartement à chaque étage, et en mettant les noms des personnes qui y vivaient. Les gens nous ont aidés à le remplir en nous disant qui vivait à leur étage. Aujourd’hui encore, nous notons les changements, nous le tenons à jour. La carte nous aide à n’oublier aucune des familles, simplement parce que nous ne les voyons pas très souvent. En fait, c’est grâce à la carte que nous avons découvert où vivaient Tiago et sa famille.
Donald W. (USA) : Il y a deux éléments dans cette histoire dont j’aimerais mieux comprendre l’origine : la forme artistique qui a été choisie : l’art de rue avec une composante multi-sensorielle, et le concept de la personne blessée ou brisée avec les ailes d’un ange. Qui a eu ces idées ?
Caroline : Le personnage du Géant blessé est venu des histoires que les gens nous ont racontées. Bien sûr, nous aurions pu choisir un autre personnage, une mère par exemple. Mais avec toutes les histoires de maladies, d’accidents et de blessures, l’équipe de la bibliothèque de rue et Joëlle, l’artiste, ont opté pour le « géant blessé ».
Donald : Mais cette expression, d’où est-elle sortie ? Je ne peux pas imaginer qu’une personne vous dise : « Je suis un grand type tout cassé, mi-blessé, mi-ange… »
Caroline : Il semblait important à l’équipe de faire ressortirtoutes les dimensions des histoires, les difficultés mais aussi le courage, la résistance et la solidarité dont les gens ont fait preuve. Ceux qui ne voient dans ce quartier que la pauvreté ne s’attendent pas à tout ça. Oui, le géant blessé et l’ange sont des métaphores. Ils sont à l’image du quartier. Il y a beaucoup de préjugés. Il faut s’approcher pour savoir ce qui se passe vraiment. Avec le géant, vous ne pouvez entendre les voix que si vous mettez votre oreille contre les ouvertures. L’ensemble de l’œuvre d’art est une métaphore du quartier à plus d’un titre.
Hélène (France) : Et une fois que vous avez choisi le personnage du géant blessé, comment a-t-il pris forme ?
Caroline : Pendant l’un des ateliers, des enfants se sont déguisés en blessés avec beaucoup de bandages, des béquilles. Ils ont aussi mimé des expressions de douleur… d’autres enfants avaient 35 secondes pour esquisser un croquis. Le dessin d’un enfant représentant une fille déguisée a attiré l’attention de l’artiste qui a imprimé une copie agrandie des contours de son croquis. Ensuite, nous sommes retournés demander aux gens quelles pensées leur venaient à l’esprit en le voyant. Il y a eu beaucoup de communication entre l’équipe et les familles, dans les deux sens, au fur et à mesure que la peinture évoluait.
Alban (Centrafrique) : Vous avez parlé du changement qui s’est opéré au sein de la communauté. Je ne le vois pas seulement comme le résultat du projet artistique collectif, mais aussi de ce que vous avez entrepris avec cet adolescent haïtien : avec toutes les critiques à son sujet, certains parents pensaient qu’il fallait l’éviter. Mais vous, vous faites exactement le contraire : vous vous rendez directement chez lui pour le rencontrer. Sans dire un mot concernant sa mauvaise réputation, vous vous présentez, vous lui parlez de la bibliothèque de rue et vous lui demandez s’il est intéressé par emprunter un livre. Et vous réussissez à le faire participer. Je vois ici un principe d’action à l’œuvre : Aller chercher celui dont la contribution manque encore.
Romy : Oui, ça m’a frappée aussi. Il me semble que c’est un tournant de l’histoire : vous proposez de prêter un livre à Tiago, et vous paraissez surpris qu’il demande si vous avez des romans. Il était certainement tout aussi surpris que quelqu’un se présente avec une proposition au lieu de venir pour lui faire des reproches. Vous avez construit votre relation à partir de ce moment-là et vous êtes revenus, semaine après semaine, avec de nouveaux livres, jusqu’à ce que vous sentiez que vous pouviez l’inviter à rejoindre le projet artistique.
Reymond (Philippines) : Qu’avez-vous dit au père qui avait refusé que son enfant continue à aller à la bibliothèque de rue ?
Caroline : Je ne me souviens pas des mots exacts. Nous lui avons fait savoir que nous pouvions aussi venir faire la bibliothèque de rue sur son palier. Ou, si ses enfants ne voulaient pas se joindre au groupe, que nous pouvions venir les voir chez eux, afin que les enfants aient moins de chances de se retrouver face au jeune homme.
Reymond : Je demande ça parce que parfois nous vivons des situations similaires à Manille, où nous devons sortir de nos façons de faire habituelles pour rendre possible la participation d’un enfant. Par exemple, nous avons été chercher un enfant pour l’accompagner jusqu’au lieu où se tenaient les activités, et après nous l’avons raccompagné chez lui. Parce qu’il était tellement exclu que les autres enfants se levaient et partaient quand il venait seul.
Romy: Vous avez rejoint les deux parties : les oppresseurs et les opprimés. Vous avez impliqué Valdano dans le projet artistique et vous avez imaginé un moyen pour que les autres enfants participent à la bibliothèque de rue, en prenant en compte la préoccupation du père par rapport à leur sécurité. Nous n’avez pas cherché à discuter avec lui, vous n’avez pas pris parti. Vous avez laissé à chacun le temps nécessaire pour faire la paix à sa manière, quand il était prêt. Je garderais aussi cela comme un principe d’action.
Donald : J’ai trouvé impressionnant que vous vous soyez adaptés à la personne qui était en fauteuil roulant, en fabriquant un pinceau très long pour que cette femme puisse aussi participer au projet artistique.
David : C’est lié au principe d’action : inclure tout le monde. Tout comme la carte que vous avez réalisée. C’est un instrument qui a permis de mettre en œuvre ce principe.
Caroline : Je me demande si je peux encore ajouter un principe d’action : être ambitieux et exigeants. Nous avons décoré les espaces dédiés aux ateliers avec des reproductions d’œuvres d’artistes célèbres pour proposer un cadre et stimuler l’inspiration des participants. La qualité du résultat a rendu les gens fiers de leur création et de l’œuvre collective. C’est cette fierté qui fait que l’on peut défendre son quartier, se sentir membre d’une communauté et dire sans hésiter d’où l’on vient.
Don : Ce qui m’a plu, c’est votre façon de traduire les traumatismes et les expériences individuels en portraits de courage pour représenter le quartier. Je vois là une dynamique où une chose mène à une autre. Lorsque l’expérience individuelle est intégrée à un contexte plus collectif, vous faites naître de la force, vous rendez la communauté plus forte. C’est fascinant !
Orna : Donc trois modes d’expression ont été utilisés : la peinture, la parole et l’écriture.
Caroline : Et le déguisement. Mais est-ce que ça compte comme une expression ?
Romy : Je dirais que oui. Une animatrice du pivot culturel à Noisy-le-Grand a dit qu’à travers un atelier de théâtre, les enfants pouvaient jouer quelqu’un d’autre et que ça les aidait à exprimer des choses qu’ils n’auraient pas osé dire dans la réalité.
David : D’une manière générale, rendre l’art et la beauté accessible pour permettre aux personnes, pas seulement d’en profiter, mais aussi de s’exprimer, cela permet aux personnes de partager quelque chose de très positif, pas seulement au sein de la communauté, mais aussi de le faire connaître et le montrer à l’extérieur.
Quyen : Exploiter le potentiel créatif des personnes.
Caroline : Oui, exactement. Mais pour cela, il faut être convaincu que ce potentiel est là en eux, que les gens sont créatifs, qu’ils sont des êtres de culture.
Donald : Un principe d’action serait : initier et soutenir la création artistique comme partie intégrante de l’action. La création artistique peut être présente partout.
Orna : J’aimerais demander à Caroline : comment te sens-tu après nous avoir partagé ton expérience ?
Caroline : Vous parlez de mon expérience avec vos propres mots et cela fait écho à votre propre expérience. Les principes que vous avez identifiés dans ce projet sont utiles, parce que lorsqu’on a le nez dans le guidon, on n’est pas toujours conscient de la portée de ses actes. Le fait de les entendre de votre bouche me rappelle aussi que ce n’est pas seulement ma perception subjective, mais aussi la vôtre, la nôtre. Je tiens à vous remercier pour cela.
Principes d’action mentionnés pendant la conversation :
- Créer les conditions qui rendent possible la participation de tous : jeunes ou vieux, en bonne santé ou en situation de handicap, familles entières.
- Inclure tout le monde.
- Être convaincu que tout le monde possède une culture et des savoirs à partager.
- Mettre en lumière les expressions culturelles et les savoirs non reconnus des citoyens de ce quartier.
- Saisir les opportunités de faire des rencontres informelles (pour récupérer des histoires).
- Prendre le temps d’expliquer et de discuter du projet proposé avec les personnes.
- Rejoindre des personnes nouvelles d’une façon légère et ludique.
- Poser des questions qui laissent les personnes libres de répondre ce qu’elles veulent. Les inviter à raconter des moments de leur vie qui avaient été importants pour eux.
- Utiliser des outils (ici : créer une carte du quartier) pour n’oublier aucune famille, même celles qu’on ne voit pas beaucoup.
- Restituer toutes les dimensions des histoires que les personnes racontent – les difficultés mais aussi le courage, la résistance et la solidarité dont les personnes ont fait preuve.
- Tout au long du projet, faire des aller-retours pour communiquer entre l’équipe et les familles.
- Aller chercher ceux dont la contribution manque encore.
- Venir avec des propositions et non des reproches ou des leçons.
- Saisir le bon moment (tournant) pour s’appuyer dessus.
- Sortir des schémas habituels pour rendre possible la participation d’un enfant / d’une personne.
- Laisser à chaque partie le temps nécessaire pour faire la paix à sa manière, quand elle est prête.
- Être inventif pour rendre l’activité accessible à celui qui est différent.
- Être ambitieux et exigeant. Attendre des contributions de grande qualité.
- Stimuler l’inspiration en créant des espaces inspirants, en exposant des œuvres d’art, en décorant.
- Rendre la communauté plus forte en traduisant les expériences individuelles (traumatismes) en portraits de courage pour représenter le quartier.
- Utiliser différents modes d’expression : la peinture, la parole, l’écriture, le déguisement.
- Rendre l’art et la beauté accessible pour permettre aux personnes, pas seulement d’en profiter, mais aussi de s’exprimer.
- Initier et soutenir la création artistique comme partie intégrante de l’action.