Géant #1, mi-blessé, mi-Ange

Mis en avant

par Caroline Moreau

La plupart des récits d’actions qui seront publiés cette année sur le site d’ATD Quart Monde international et sur le blog « Un monde autrement vu » ont été écrits dans le cadre du séminaire « Tous peuvent apprendre si… », qui s’est tenu en juin 2018 au Centre international de ce Mouvement. L’objectif de cette série d’histoires est de nourrir l’espoir et la créativité d’équipes et de toute personne engagée auprès des enfants et de partager les énergies inspirantes qui ressortent de ces expériences.

« Pour commencer, il faut avoir honte de soi. Puis habiter ce quartier et débouler. Puis être fier de ce quartier et remonter la pente en soi-même. Adorer le chaos qui met au monde le soleil

Hélène Monette

Pour commencer, il faut traverser la ville, descendre au plus bas. Dévaler la côte Sherbrooke jusqu’à atteindre le fleuve encagé derrière le Port de Montréal. Aller vers les personnes qui habitent ici depuis toujours. Écouter les Suzanne, les Marcel, les Céline, attablés à la pataterie du coin ou assis sur les marches du dépanneur. Ils vous parleront de l’histoire du quartier, de ses rues et ses habitants.

Ils vous expliqueront que l’immeuble où se trouvent aujourd’hui les chics lofts Moreau et ses espaces de coworking abritait autrefois la Grover, une manufacture de textile. Des hommes et des femmes sachant à peine lire et écrire sont venus s’épuiser ici, nuit et jour, pour un salaire de crève-faim.

Il faut écouter les Roger, les Francine, les André. Ils se souviendront de leur enfance, avec leurs douze frères et sœurs, entassés dans une boîte de carton, un trois pièces impossible à chauffer, véritable passoire en hiver. Vous sentirez dans leur voix le tremblement qui secouait les murs lorsque passaient les trains. Le chemin de fer qui traversait le quartier, aujourd’hui transformé en promenade piétonnière, servait à acheminer la marchandise depuis le port jusqu’aux usines.

Ils vous parleront de la guerre, ailleurs sur le Vieux continent, grâce à l’horreur de laquelle les gens d’Hochelaga avaient du travail. Rien que le chantier naval de la Canadien Vickers en faisait une des plus grandes villes industrielles d’Amérique du Nord. Vous entendrez, venue de loin, la voix d’une de nos plus grandes romancières canadiennes, Gabrielle Roy : « Parce que le pauvre n’est pas à moitié aussi nécessaire à la paix qu’il l’est, qu’il l’a toujours été à la guerre ».

On vous racontera aussi la crise économique qui s’en suivit. Les usines fermaient, les unes après les autres. Des familles déjà fragiles se sont retrouvées encore plus précaires. Comme si ce n’était pas assez, quelques années plus tard, deux vagues d’expropriations marqueront le visage du quartier. D’abord pour la réfection du Port de Montréal, puis pour la construction du Parc olympique qui accueillera les jeux de 1976.

Imaginez ensuite les années qui s’écoulent, deviennent des décennies, faisant tourner l’engrenage d’un système d’exclusion qui enserre toujours davantage les personnes dans un étau. De génération en génération se perpétue la violence d’une pauvreté indécente pour un pays si riche, jusqu’à se trainer des corps amaigris, anguleux, secoués de spasmes, pris de vertige sur des talons trop hauts, luttant pour conserver une forme de dignité, malgré les regards de travers et les insultes. Jusqu’à ériger un campement, lors d’une récente crise du logement. Pendant des semaines, tentes et roulottes forment un véritable village, avec ses réseaux d’entraide et de luttes, à la lisière de notre considération, dans un non-lieu, le long de cette autoroute qui sillonne le fleuve.

Tout est là. Pourtant, il manque quelque chose. Il manque les forces citoyennes qui tiennent tête à la morosité du temps, fidèle au rendez-vous, peu importe l’époque. Ces femmes et ces hommes qui se mobilisent face aux conflits avec les patrons, aux crises du logement à répétition, au délitement du réseau des services publics.

Il faut alors se rappeler. La Cuisine collective d’Hochelaga, par exemple. Trois femmes décident qu’elles veulent avoir la possibilité de faire des choix alimentaires, en toute dignité, en faisant plus que de recevoir des denrées gratuites. Elles fondent une cuisine collective, sans savoir que leur idée sera reprise partout au Québec pour devenir un véritable mouvement. Dans les mêmes années sera fondé le Carrefour familial, à l’initiative de parents qui analysent eux-mêmes leur réalité et disent vouloir briser l’isolement dans lequel ils vivent. Sans professionnel ni expert, de simples citoyens ont décidé d’agir, à partir des forces de chacun.

C’est dans ce paysage que l’équipe d’ATD prend place, avec la Bibliothèque de rue et le Festival des savoirs partagés. Nous nous concentrons sur un plan d’habitations HLM situé dans un coin névralgique du quartier, où les enjeux de prostitution, d’itinérance et de consommation de drogue sont omniprésents.

Deux fois par semaine, la Bibliothèque de rue offre un temps de rencontre autour du livre et d’activités créatives ou manuelles. Elle peut prendre deux formes différentes, présentant chacune ses avantages et ses inconvénients : dehors, dans l’espace public, au milieu des tensions qui traversent le petit parc adjacent aux habitations; ou encore à l’intérieur des immeubles, dans les cages d’escalier, sur le pas d’une porte, au plus près des familles qui sortent moins facilement. La Bibliothèque de rue est déjà présente depuis un an lorsque le comité des locataires, présidé par Ginette, une résidente de la tour à logements pour aîné.e.s, se mobilise pour offrir des petits-déjeuners dans la salle communautaire du plan d’habitation.

On décide d’aller y manger nous aussi. D’abord une fois pour voir, puis régulièrement. On apprend à mieux connaître les aîné.e.s qui habitent la tour. On prend le pouls de ce que ça veut dire, vivre ensemble, car Ginette insiste pour que tout le monde, sans discrimination aucune, soit bienvenu et servi avec la même attention. Que les personnes habitent le plan HLM, une chambre dans les maisons avoisinantes ou à la rue. Qu’elles soient travailleuses du sexe ou caissières de nuit au dépanneur. Qu’elles soient intoxiquées, à demi conscientes ou endormies, Ginette insiste : toute personne a faim, on laisse rentrer tout le monde. Aucune association n’offre de repas aussi tôt le matin. Rapidement, le mot circule dans le quartier, la salle communautaire des HLM devient un point de repère. En 2014, Joëlle Tremblay, artiste et amie du Mouvement, vient manger avec nous. Après avoir pris part à cette dynamique pendant plusieurs semaines, on demande au comité des locataires la possibilité d’emprunter la salle communautaire pour tenir des ateliers artistiques. Avec Joëlle, nous proposons aux résidents de réaliser une peinture pour décorer le hall d’entrée de la salle communautaire. Le choix s’arrête sur la réalisation de grands panneaux où sont représentés des arbres au fil des saisons.

Lors de la fête d’inauguration de cette première œuvre collective, intitulée Œuvre pour cage d’escalier – Saisons sur les arbres, une maman s’étonne de ce qu’ensemble, on est capable de faire.

« Au début, je n’y croyais pas, qu’on pouvait sortir de la chicane, de la dispute et en fait j’ai vu que ça marchait. La Bibliothèque de rue et le Festival des savoirs partagés, ça a rapproché les familles et les personnes âgées. Avec le temps, les activités organisées dans le parc, ça a rapproché les gens. »

Forts de cette première expérience positive, toujours accompagnés de l’artiste Joëlle Tremblay, nous nous lançons dans la réalisation d’un second projet d’œuvre collective. Cette fois, l’idée n’est pas de décorer un espace commun, mais plutôt de réaliser une œuvre qui exprimerait quelque chose à propos de ce quartier, une sorte d’autoportrait collectif, composé par et avec les gens de la communauté.

C’est à ce moment qu’emménagent, dans le plan HLM, Tiago et sa famille. On raconte qu’ils arrivent d’un autre quartier difficile du nord de la ville où s’enflamment régulièrement les tensions raciales et les conflits avec la police. Plus tard, en parlant avec le père de Tiago, nous apprendrons que la famille a quitté Haïti suite au tremblement de terre.

Ils habitent le plan HLM depuis à peine une semaine, mais la réputation de Tiago est déjà faite.

« La police rôdait dans le parc l’autre jour. Il les a tous envoyé chier, il s’est fait donner une contravention. À l’école, c’est pareil. Il a fait des menaces de mort à son professeur. Il a été suspendu, ils vont l’envoyer en centre de réadaptation. Il passe ses journées à trainer dans les rues. Les gangs lui tournent autour, il va voler des affaires au Dollorama pour aux autres. Il est en train de se faire recruter. Il va finir en prison. »

Nous comprenons qu’il faut aller voir par nous-mêmes. Nous nous rendons chez lui, un jour de Bibliothèque de rue. Nous toquons à la porte, c’est Tiago qui nous ouvre. On lui explique ce qu’on fait : le prêt de livres, la lecture dans le parc, les activités créatives. Il nous écoute puis, contre toute attente, nous demande si nous avons des romans.

Ces quelques mots suffisent à tout faire basculer. Nous ne le savons pas encore, mais cette question est le point de départ d’un lent processus de transformation dans lequel toute la communauté prendra part. Déjà, l’image que nous nous étions faite de lui, malgré nous, commence à se fissurer. Celui que les autres enfants surnomment « le voleur » est aussi un lecteur de romans. Nous retenons sa demande et revenons quelques jours plus tard avec plusieurs choix de livres. Un lien se crée, petit à petit, un lien suffisamment important pour que Tiago accepte de prendre part à la première étape de notre nouveau projet d’œuvre collective : la collecte d’histoires. Car pour être en mesure de réaliser une œuvre qui parle du quartier, il faut d’abord aller à la rencontre des personnes qui y vivent pour entendre leurs histoires.

Nous avons créé un support permettant plus facilement d’aller à la rencontre des personnes qui gravitent autour du plan HLM. Sur des cartes sont inscrites des questions : « Quelle a été votre première expérience de travail? », « Racontez-nous la pire bêtise que vous ayez faite à l’école? » ou encore « Vous souvenez-vous d’un mauvais coup que vous avez fait avec vos frères et sœurs? ». Tiago se prête au jeu et accepte de nous suivre. Rapidement, d’autres jeunes se joignent à la démarche et un petit groupe se forme autour de lui. Les jeunes nous accompagnent dans notre tournée de porte à porte, dans nos errances dans le parc. Ce sont eux qui tiennent les cartes, posent les questions aux adultes et captent les réponses au micro de l’enregistreuse, comme s’il s’agissait d’une interview télévisée.

Sans l’avoir anticipé, nous récoltons énormément d’histoires de blessures. Les personnes interrogées vont par elles-mêmes vers les coups durs de l’existence. On nous raconte des blessures d’ordre physiques, des maladies, des accidents, des hospitalisations ; mais aussi des épreuves de vie, ces blessures qui ne laissent pas de cicatrices, mais qui marquent tout autant. On nous parle de séparations, de déménagements, de mariages toxiques, de plongées dans la dépression.

Dans chacun des récits apparaissent un certain nombre de nœuds qui, sans jamais se résoudre, finissent par devenir le point de bascule d’un apprentissage, d’une leçon de vie, d’une nouvelle perception de soi-même, des autres et du monde. Une force émerge, de manière inattendue, au plus sourd du silence. Il s’agit parfois du soutien d’un proche, de la communauté qui se mobilise autour de la personne dans le besoin ; d’autres fois, l’événement difficile révèle les ressources personnelles jusqu’alors insoupçonnées qui sommeillaient à l’intérieur et grâce auxquelles la personne a su résister à la tentation de tout abandonner.

Chaque soir, nous retranscrivons systématiquement les enregistrements de la veille. Avec Joëlle, nous relisons les décryptages et, au travers des textes, nous voyons se profiler le sujet principal de notre future création. Les gens de ce quartier sont traversés d’histoires difficiles et nous voulons en tenir compte. Mais la richesse de ces parcours de vie réside dans la résistance dont les personnes font preuve pour surmonter les épreuves. Non seulement ont-elles survécu, mais en plus elles en tirent des apprentissages et des leçons importantes. Afin d’incarner ces deux facettes, nous imaginons un personnage double, mi-blessé, mi-ange, un être plus grand que nature, qui dépasse la somme des récits individuels : un géant.

Nous entrons alors dans la seconde étape de notre projet de création collective. Il faut avancer, avec les jeunes de la Bibliothèque de rue et leurs familles, avec les aîné.e.s et toutes les personnes que nous rencontrons aux petits-déjeuners, vers la transposition de cette idée dans un langage visuel. Encore une fois, nous ne savons pas quels seront les traits de notre futur géant. Pour en arriver à le voir apparaître, nous inventons, grâce aux savoir-faire et à l’expérience de Joëlle, une dizaine d’ateliers d’exploration, qui mélangent théâtre, dessins et peinture. Ces rencontres étaient des occasions d’apprendre ensemble. Chaque atelier de peinture était toujours précédé d’un temps de dessin d’observation. Des tableaux d’artistes connus et des photos sur le thème de l’atelier étaient accrochés à une corde à linge qui traversait la salle communautaire, ou le parc lorsque nous pouvions nous réunir à l’extérieur, transformant des lieux publics en atelier de création. Les parents et les enfants étaient invités à choisir une image. Chacun aiguisait son sens de l’observation en dessinant d’abord au crayon de papier une esquisse inspirée de l’image, avant de passer à la peinture. Ce processus a permis d’approcher la création petit à petit, afin que chacun gagne tranquillement confiance en ses propres capacités artistiques. Joëlle donnait des directives bien précises, un fond de telle couleur, un trait plus foncé pour surligner la silhouette des personnages, etc. Ces directives établissaient une sorte de cadre qui assurait un résultat intéressant, afin que les participants soient fiers de leur création.

De semaine en semaine, nous accumulons des éléments visuels qui seront rassemblés dans un grand triptyque lors du Festival des savoirs partagés 2016. De nouveau, Joëlle agit comme chef d’orchestre afin de guider les gestes des uns et des autres dans la réalisation du Géant. Au terme des quatre jours du Festival, nous voyons apparaître notre Géant. Au centre, la silhouette bleue du grand blessé, son corps détourné dans un mouvement de repli. Autour de lui se déploient deux ailes d’ange, d’un jaune vif, où se déverse « une corne d’abondance de solidarité », selon l’expression d’un participant, riche en expressions de forces intérieures et de leçons de vie.

La présence de Tiago se maintient, tout au long du processus. Il continue de prendre part aux ateliers d’explorations proposés par Joëlle. Il se bricole un costume de grand-blessé, prend la pose, accepte le ridicule, se déguise en ange, esquisse des croquis avec les autres jeunes, enfile le tablier, choisit ses couleurs, se laisse inspirer par les œuvres d’artistes célèbres comme celles de Niki de St-Phalle ou de Frida Kahlo. Au fil des semaines, le regard posé sur lui n’est plus le même. Les interactions avec les parents et les autres jeunes ont changé. Un père de famille sollicite Tiago pour donner un coup de main dans la mise en place des matchs de sport qui ont lieu quotidiennement dans le parc. Un autre lui propose de préparer ensemble, avec son fils, un atelier dans le cadre du Festival. Les jeunes de la Bibliothèque de rue cessent de le surnommer « le voleur ». Les répercussions vont même jusqu’à atteindre la mère de Tiago, qui se joindra à d’autres mères d’origine haïtienne pour cuisiner ensemble un plat de griot traditionnel, qui sera offert lors du repas partagé qui marque la fin du Festival des savoirs partagés.

L’œuvre possède aussi son penchant sonore. Lors du Festival des savoirs partagés, en parallèle à l’atelier de peinture coordonné par Joëlle, nous proposons un atelier d’écriture et d’enregistrement audio. Chacun est invité à composer une brève histoire et à l’enregistrer dans un petit studio éphémère que nous avons improvisé dans un local à proximité du plan HLM, avec le soutien d’un professionnel de la radio. À terme, lorsque le montage sonore des capsules audio sera terminé, les histoires seront audibles en s’approchant suffisamment près du Géant pour donner l’illusion de l’enlacer.

Composer une histoire

L’atelier ne propose pas d’écrire un texte, comme on l’imagine habituellement. Les participants ne doivent pas inventer mais plutôt composer une histoire. Une structure de texte est proposée, dans laquelle les participants insèrent les fragments de phrases et de mots qu’ils choisissent au préalable dans des banques de mots. La trame narrative du texte cherche à reproduire le même motif que celui présent dans le visuel de l’œuvre, c’est-à-dire : évoquer les blessures de la vie, mais aussi rendre compte du courage et de la résistance face à celles-ci.

Pour constituer les banques de mots, nous nous replongeons, avant la tenue du Festival, dans la matière première de notre œuvre : les récits. Ceux-là mêmes qui ont été transposés en langage visuel seront cette fois transformés en langage poétique. Nous reprenons l’ensemble des transcriptions et nous en extrayons des fragments. Nous constituons ainsi une première banque de phrases qui serviront d’incipit aux textes :

« J’ai eu 7 points de suture sur la jambe…»

« J’étais en peine d’amour…»

« Je me suis retrouvé avec plein de lumières fortes à l’hôpital Saint-Jérôme…»

Les participants sont ensuite invités à choisir une de ces phrases anonymisée et décontextualisées, et de l’entremêlée avec d’autres segments. Nous avons fait ressortir tous les termes en lien avec les blessures : les diagnostics, les traitements, les maladies, les acteurs du milieu institutionnel…Ces mots ont été décomposés pour être jumelés avec d’autres, au gré des participants, permettant ainsi de réelles inventions langagières, telles que traumacardiogramme ou embolie familiale, qu’on retrouve dans l’exemple suivant :

« J’ai eu 7 points de suture sur la jambe. J’ai eu un trauma-cardiogramme avec une embolie familiale, cicatrice de bonheur. J’ai passé proche de ne jamais être ici avec vous autres et je vous en parle. »

Ce texte a été composé par une mère de famille que nous connaissons bien, à travers la Bibliothèque de rue. Nous avons combien son texte est révélateur de sa propre expérience. Il s’agit d’une des portées de l’atelier que nous n’avions pas anticiper, celle de l’autoportrait. Composer un texte à partir des mots des autres n’empêche pas de parler de soi. Les personnes se révèlent à travers les mots des autres, peut-être même grâce aux mots des autres. Peut-être qu’au final, nous avons besoin des mots des autres pour parler de nous-mêmes de façon plus distanciée. Peut-être aussi que notre expérience se retrouve décupler de vérité lorsqu’on l’entend résonner en écho chez quelqu’un d’autre.

Nous constatons aussi que l’aspect ludique et humoristique de l’atelier le rend accessible aux personnes éloignées de l’écrit. La contrainte, comme souvent lorsque nous abordons un processus créatif, a quelque chose de libérateur. En imposant d’emblée les mots avec lesquels construire le texte, les participants expérimentent l’écriture comme acte de montage. Les mots deviennent tangibles, ils se présentent sous forme de cartons à déplacer, à agencer. Joindre des mots qui réfèrent à des idées appartenant à des domaines différents, comme embolie et famille, c’est provoquer une friction dans le sens commun, c’est faire émerger des images improbables, riches et symboliques. C’est faire entrer une dimension poétique dans notre rapport au langage.

Un des jeunes de la Bibliothèque de rue a par exemple composé une histoire qui se conclut par : « la police est venue, elle avait une maladie de jugement ». Les textes regorgent d’associations de ce genre : blessure de la confiance, funérailles bipolaires, inflammation de l’attention, brûlure de l’enfance, accident de cœur, peine de concentration, infection médicale, pilule de langage, déficit de l’abandon, intervenant mental, intoxication de la conscience…On peut avancer que les contraintes de l’atelier ont ouvert un espace de liberté, permettant à chacun de se réapproprier le langage de tous les jours, pour les rapprocher de leur expérience personnelle, reprenant ainsi du pouvoir sur ceux-ci. Cet élément est tout particulièrement significatif devant les termes qui réfèrent au monde médical ou institutionnel, face auquel, dans la vie courante, les personnes peuvent avoir l’impression de ne pas avoir de pouvoir.

Après l’achèvement de la peinture collective, nous avons d’abord organisé une exposition dans la salle communautaire des HLM où elle est devenue un objet de dialogues, d’échanges et de rencontres entre les habitants des HLM et les visiteurs du quartier. Les éléments visuels du triptyque et les enregistrements audio qui y sont insérés ont trouvé des échos auprès de ceux qui s’y sont arrêtés. Les visiteurs ont reconnu quelque chose d’eux-mêmes et le tableau sonore les a incités à raconter leurs propres histoires.

Le Géant a ensuite été exposé dans les locaux de plusieurs organismes communautaires du quartier. D’autres personnes qui n’habitaient pas nécessairement dans les HLM ont pu le voir également. Lors de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre 2016, le Géant a été exposé dans le cadre d’une exposition plus large organisée dans une galerie d’art. Des enfants, des jeunes et des parents d’Hochelaga sont venus expliquer le processus de création devant la foule. Ce fut une journée inoubliable pour les enfants qui ont pu être fiers de leurs parents, et vice versa.

Après quelques autres présentations, le Géant a été montré pour la dernière fois au Musée des Beaux-Arts de Montréal, à l’automne 2018, lors d’une exposition collective avec d’autres associations locales de différents quartiers de Montréal qui avaient, dans d’autres contextes, réalisé des projets artistiques communautaires. Le projet intitulé « Et si les murs parlaient de nous » a offert aux habitants du quartier d’Hochelaga, historiquement défavorisé et ouvrier, l’occasion de figurer fièrement, comme tous les autres, dans cette institution culturelle hautement symbolique.

Lors du Séminaire international “Tous peuvent apprendre si…”, les participants ont analysé ensemble cette expérience. Du dialogue entre les participants de cette rencontre, restitué ci-dessous, ont été extraits des principes d’action.

Romy : Dans cette histoire extraordinaire, je vois plusieurs réussites : l’une sur la façon dont l’art a trouvé sa place dans un quartier défavorisé et est devenu un mode d’expression collective. Et une autre sur la façon dont un jeune en échec et révolté, qui était considéré comme ayant une mauvaise influence sur les enfants, a trouvé sa place dans la communauté.

Caroline : Nous avons voulu créer une œuvre collective et intergénérationnelle, qui permette aux familles de partager leur savoir entre elles et avec d’autres. Et nous avons fait tout ce que nous pouvions pour que tout le monde, jeunes et vieux, puisse participer. Pendant la phase de collecte des histoires auprès des adultes, quand on se déguisait, qu’on mettait en scène les histoires, qu’on faisait des croquis et des peintures à partir de scènes tirées des histoires, et pendant les ateliers d’écriture, les enfants étaient captivés par les histoires racontées par leurs aînés, car ils ne les avaient jamais entendues auparavant, en tout cas pas avec autant de détails. Les ateliers leur ont permis de réfléchir à la manière dont ils pouvaient retransmettre ces histoires à travers leurs dessins, et par là les intérioriser.

David (Guatemala) : Je me demande comment tout ça a commencé. Parce qu’à chaque fois que tu as mentionné une nouvelle étape dans ton histoire, tu devais revenir en arrière et expliquer quelque chose qui avait eu lieu avant…

Caroline : Tu as raison. En fait, au fil des ans, grâce aux visites à domicile, aux activités comme la bibliothèque de rue et le festival des savoirs partagés, des relations fortes se sont développées avec les enfants, leurs familles et certaines personnes âgées qui vivent dans ce quartier de HLM. Des projets artistiques collectifs y avaient déjà été menés. Les familles connaissaient déjà Joëlle, car elle avait déjà créé avec eux des peintures représentant les quatre saisons pour embellir l’affreux escalier de leur immeuble. Cela répondait au désir profond de beauté des personnes.

Le processus de création du Géant est allé un peu plus loin. Partant du principe que chacun possède une culture et des savoirs à partager, notre objectif principal n’était pas d’apprendre à tout le monde à tenir un pinceau ou à combiner des couleurs, mais de mettre en lumière les expressions culturelles et les savoirs non reconnus des citoyens de ce quartier. En travaillant sur la manière de mettre en mots et en peinture leur propre expérience et celle des autres, les gens ont pris conscience de leur force et de leur résilience face à l’adversité et aux difficultés. Ils ont appris à se connaître d’une nouvelle manière.

Romy : Pouvons-nous dire que c’est la situation après le projet : les ateliers de peinture ont donné aux habitants des clés pour se comprendre et exprimer qui ils sont et ce qu’ils savent ? Les activités les ont-elles aidés à rompre le silence et l’isolement ?

Caroline : Oui. Pour le dire plus simplement : le projet Géant #1 a montré que la création collective peut renforcer une communauté, créer des liens d’une nouvelle nature entre les personnes, afin qu’ils se sentent plus à l’aise et en sécurité pour sortir dehors et participer à la vie du quartier. En participant à ces activités avec toute leur famille – certains parents étaient impliqués dans l’animation – les personnes ont repris confiance dans leur capacité à agir, ils se sont sentis fiers.

Irène : J’adore l’idée de collecter les histoires des habitants de ce quartier de HLM. Mais comment avez-vous fait pour qu’ils vous racontent leurs histoires ?

Caroline : Nous avons multiplié les façons de faire. Par exemple, nous avons saisi des opportunités qui se présentaient comme les repas communautaires dans le quartier où les gens parlent de manière très informelle. Nous les écoutions très attentivement et nous leur disions ensuite : « C’est intéressant ce que tu viens de dire. Accepterais-tu d’être interviewé et que nous enregistrions ton histoire ? Cela restera confidentiel, bien sûr ». Nous prenions le temps de leur expliquer ce que nous recherchions. – Et nous avions une autre méthode, que nous utilisions plus systématiquement : nous allions dans le parc, à l’endroit où il y a des tables et nous allions vers les personnes assises, en nous aidant d’un petit questionnaire, mais de manière légère et ludique.

Bruno D (France) : Quel genre de questions posiez-vous ?

Caroline : Des questions qui les laissent libres de répondre ce qu’ils veulent : « Pouvez-vous nous raconter une anecdote concernant votre travail » ou : « Quelle est la pire chose que vous ayez faite à l’école ? » ou encore : « Pouvez-vous nous raconter quelque chose que vous avez fait avec vos frères et sœurs ? » Nous ne nous immiscions pas dans leur sphère privée, mais nous les avons invités à raconter des moments de leur vie qui avaient été importants pour eux. A un moment donné, nous avons également fait du porte-à-porte en utilisant notre carte.

Romy : votre carte ?

Caroline : En fait, le service de la ville en charge du logement social n’était pas en mesure de fournir une carte des logements ou une liste des foyers. Nous avons fait nous-mêmes un plan des immeubles, en répertoriant chaque appartement à chaque étage, et en mettant les noms des personnes qui y vivaient. Les gens nous ont aidés à le remplir en nous disant qui vivait à leur étage. Aujourd’hui encore, nous notons les changements, nous le tenons à jour. La carte nous aide à n’oublier aucune des familles, simplement parce que nous ne les voyons pas très souvent. En fait, c’est grâce à la carte que nous avons découvert où vivaient Tiago et sa famille.

Donald W. (USA) : Il y a deux éléments dans cette histoire dont j’aimerais mieux comprendre l’origine : la forme artistique qui a été choisie : l’art de rue avec une composante multi-sensorielle, et le concept de la personne blessée ou brisée avec les ailes d’un ange. Qui a eu ces idées ?

Caroline : Le personnage du Géant blessé est venu des histoires que les gens nous ont racontées. Bien sûr, nous aurions pu choisir un autre personnage, une mère par exemple. Mais avec toutes les histoires de maladies, d’accidents et de blessures, l’équipe de la bibliothèque de rue et Joëlle, l’artiste, ont opté pour le « géant blessé ».

Donald : Mais cette expression, d’où est-elle sortie ? Je ne peux pas imaginer qu’une personne vous dise : « Je suis un grand type tout cassé, mi-blessé, mi-ange… »

Caroline : Il semblait important à l’équipe de faire ressortirtoutes les dimensions des histoires, les difficultés mais aussi le courage, la résistance et la solidarité dont les gens ont fait preuve. Ceux qui ne voient dans ce quartier que la pauvreté ne s’attendent pas à tout ça. Oui, le géant blessé et l’ange sont des métaphores. Ils sont à l’image du quartier. Il y a beaucoup de préjugés. Il faut s’approcher pour savoir ce qui se passe vraiment. Avec le géant, vous ne pouvez entendre les voix que si vous mettez votre oreille contre les ouvertures. L’ensemble de l’œuvre d’art est une métaphore du quartier à plus d’un titre.

Hélène (France) : Et une fois que vous avez choisi le personnage du géant blessé, comment a-t-il pris forme ?

Caroline : Pendant l’un des ateliers, des enfants se sont déguisés en blessés avec beaucoup de bandages, des béquilles. Ils ont aussi mimé des expressions de douleur… d’autres enfants avaient 35 secondes pour esquisser un croquis. Le dessin d’un enfant représentant une fille déguisée a attiré l’attention de l’artiste qui a imprimé une copie agrandie des contours de son croquis. Ensuite, nous sommes retournés demander aux gens quelles pensées leur venaient à l’esprit en le voyant. Il y a eu beaucoup de communication entre l’équipe et les familles, dans les deux sens, au fur et à mesure que la peinture évoluait.

Alban (Centrafrique) : Vous avez parlé du changement qui s’est opéré au sein de la communauté. Je ne le vois pas seulement comme le résultat du projet artistique collectif, mais aussi de ce que vous avez entrepris avec cet adolescent haïtien : avec toutes les critiques à son sujet, certains parents pensaient qu’il fallait l’éviter. Mais vous, vous faites exactement le contraire : vous vous rendez directement chez lui pour le rencontrer. Sans dire un mot concernant sa mauvaise réputation, vous vous présentez, vous lui parlez de la bibliothèque de rue et vous lui demandez s’il est intéressé par emprunter un livre. Et vous réussissez à le faire participer. Je vois ici un principe d’action à l’œuvre : Aller chercher celui dont la contribution manque encore.

Romy : Oui, ça m’a frappée aussi. Il me semble que c’est un tournant de l’histoire : vous proposez de prêter un livre à Tiago, et vous paraissez surpris qu’il demande si vous avez des romans. Il était certainement tout aussi surpris que quelqu’un se présente avec une proposition au lieu de venir pour lui faire des reproches. Vous avez construit votre relation à partir de ce moment-là et vous êtes revenus, semaine après semaine, avec de nouveaux livres, jusqu’à ce que vous sentiez que vous pouviez l’inviter à rejoindre le projet artistique.

Reymond (Philippines) : Qu’avez-vous dit au père qui avait refusé que son enfant continue à aller à la bibliothèque de rue ?

Caroline : Je ne me souviens pas des mots exacts. Nous lui avons fait savoir que nous pouvions aussi venir faire la bibliothèque de rue sur son palier. Ou, si ses enfants ne voulaient pas se joindre au groupe, que nous pouvions venir les voir chez eux, afin que les enfants aient moins de chances de se retrouver face au jeune homme.

Reymond : Je demande ça parce que parfois nous vivons des situations similaires à Manille, où nous devons sortir de nos façons de faire habituelles pour rendre possible la participation d’un enfant. Par exemple, nous avons été chercher un enfant pour l’accompagner jusqu’au lieu où se tenaient les activités, et après nous l’avons raccompagné chez lui. Parce qu’il était tellement exclu que les autres enfants se levaient et partaient quand il venait seul.

Romy: Vous avez rejoint les deux parties : les oppresseurs et les opprimés. Vous avez impliqué Valdano dans le projet artistique et vous avez imaginé un moyen pour que les autres enfants participent à la bibliothèque de rue, en prenant en compte la préoccupation du père par rapport à leur sécurité. Nous n’avez pas cherché à discuter avec lui, vous n’avez pas pris parti. Vous avez laissé à chacun le temps nécessaire pour faire la paix à sa manière, quand il était prêt. Je garderais aussi cela comme un principe d’action.

Donald : J’ai trouvé impressionnant que vous vous soyez adaptés à la personne qui était en fauteuil roulant, en fabriquant un pinceau très long pour que cette femme puisse aussi participer au projet artistique.

David : C’est lié au principe d’action : inclure tout le monde. Tout comme la carte que vous avez réalisée. C’est un instrument qui a permis de mettre en œuvre ce principe.

Caroline : Je me demande si je peux encore ajouter un principe d’action : être ambitieux et exigeants. Nous avons décoré les espaces dédiés aux ateliers avec des reproductions d’œuvres d’artistes célèbres pour proposer un cadre et stimuler l’inspiration des participants. La qualité du résultat a rendu les gens fiers de leur création et de l’œuvre collective. C’est cette fierté qui fait que l’on peut défendre son quartier, se sentir membre d’une communauté et dire sans hésiter d’où l’on vient.

Don : Ce qui m’a plu, c’est votre façon de traduire les traumatismes et les expériences individuels en portraits de courage pour représenter le quartier. Je vois là une dynamique où une chose mène à une autre. Lorsque l’expérience individuelle est intégrée à un contexte plus collectif, vous faites naître de la force, vous rendez la communauté plus forte. C’est fascinant !

Orna : Donc trois modes d’expression ont été utilisés : la peinture, la parole et l’écriture.

Caroline : Et le déguisement. Mais est-ce que ça compte comme une expression ?

Romy : Je dirais que oui. Une animatrice du pivot culturel à Noisy-le-Grand a dit qu’à travers un atelier de théâtre, les enfants pouvaient jouer quelqu’un d’autre et que ça les aidait à exprimer des choses qu’ils n’auraient pas osé dire dans la réalité.

David : D’une manière générale, rendre l’art et la beauté accessible pour permettre aux personnes, pas seulement d’en profiter, mais aussi de s’exprimer, cela permet aux personnes de partager quelque chose de très positif, pas seulement au sein de la communauté, mais aussi de le faire connaître et le montrer à l’extérieur.

Quyen : Exploiter le potentiel créatif des personnes.

Caroline : Oui, exactement. Mais pour cela, il faut être convaincu que ce potentiel est là en eux, que les gens sont créatifs, qu’ils sont des êtres de culture.

Donald : Un principe d’action serait : initier et soutenir la création artistique comme partie intégrante de l’action. La création artistique peut être présente partout.

Orna : J’aimerais demander à Caroline : comment te sens-tu après nous avoir partagé ton expérience ?

Caroline : Vous parlez de mon expérience avec vos propres mots et cela fait écho à votre propre expérience. Les principes que vous avez identifiés dans ce projet sont utiles, parce que lorsqu’on a le nez dans le guidon, on n’est pas toujours conscient de la portée de ses actes. Le fait de les entendre de votre bouche me rappelle aussi que ce n’est pas seulement ma perception subjective, mais aussi la vôtre, la nôtre. Je tiens à vous remercier pour cela.

  1. Créer les conditions qui rendent possible la participation de tous : jeunes ou vieux, en bonne santé ou en situation de handicap, familles entières.
  2. Inclure tout le monde.
  3. Être convaincu que tout le monde possède une culture et des savoirs à partager.
  4. Mettre en lumière les expressions culturelles et les savoirs non reconnus des citoyens de ce quartier.
  5. Saisir les opportunités de faire des rencontres informelles (pour récupérer des histoires).
  6. Prendre le temps d’expliquer et de discuter du projet proposé avec les personnes.
  7. Rejoindre des personnes nouvelles d’une façon légère et ludique.
  8. Poser des questions qui laissent les personnes libres de répondre ce qu’elles veulent. Les inviter à raconter des moments de leur vie qui avaient été importants pour eux.
  9. Utiliser des outils (ici : créer une carte du quartier) pour n’oublier aucune famille, même celles qu’on ne voit pas beaucoup.
  10. Restituer toutes les dimensions des histoires que les personnes racontent – les difficultés mais aussi le courage, la résistance et la solidarité dont les personnes ont fait preuve.
  11. Tout au long du projet, faire des aller-retours pour communiquer entre l’équipe et les familles.
  12. Aller chercher ceux dont la contribution manque encore.
  13. Venir avec des propositions et non des reproches ou des leçons.
  14. Saisir le bon moment (tournant) pour s’appuyer dessus.
  15. Sortir des schémas habituels pour rendre possible la participation d’un enfant / d’une personne.
  16. Laisser à chaque partie le temps nécessaire pour faire la paix à sa manière, quand elle est prête.
  17. Être inventif pour rendre l’activité accessible à celui qui est différent.
  18. Être ambitieux et exigeant. Attendre des contributions de grande qualité.
  19. Stimuler l’inspiration en créant des espaces inspirants, en exposant des œuvres d’art, en décorant.
  20. Rendre la communauté plus forte en traduisant les expériences individuelles (traumatismes) en portraits de courage pour représenter le quartier.
  21. Utiliser différents modes d’expression : la peinture, la parole, l’écriture, le déguisement.
  22. Rendre l’art et la beauté accessible pour permettre aux personnes, pas seulement d’en profiter, mais aussi de s’exprimer.
  23. Initier et soutenir la création artistique comme partie intégrante de l’action.

Le Jardin aux histoires (Story Garden) : Inspirer les individus, renforcer les familles, transformer les Communautés

Mis en avant

Histoire écrite par Karen Stornelli, Gallup, Nouveau Mexique, USA

Introduction

Depuis 2012, l’équipe d’ATD Quart Monde au Nouveau Mexique (USA) anime chaque semaine un espace familial et intergénérationnel d’accès à la culture écrite,  au milieu du marché en plein air de la ville de Gallup. Ce marché est un pôle économique et social pour les populations rurales de toute la région, qui s’y rendent pour acheter et vendre des marchandises et pour retrouver leur famille et leurs amis. Ce projet d’ATD Quart Monde, appelé Story Garden, a lieu tous les samedis de 10 heures à 16 heures. Par le biais de lectures, de jeux, de créations artistiques et d’accès au numérique, ce projet promeut la participation des enfants et de leur famille. C’est un espace de paix et d’apprentissage, un lieu-ressource pour renforcer les efforts des familles et développer des relations profondes, pour rompre l’isolement de la pauvreté.

Cette histoire décrit la création de ce projet : depuis les premières explorations de l’équipe jusqu’à leurs premières réussites, la plus importante étant l’appropriation du projet par la communauté elle-même.

Le contexte

Cela fait aujourd’hui 13 ans qu’ATD Quart Monde est établi au Nouveau-Mexique. Notre équipe est située à Gallup, dans le nord-ouest de l’État, aux confins de la Nation Navajo, dont les frontières délimitent la plus grande superficie détenue par une tribu amérindienne aux États-Unis. D’une superficie de 69 923 kilomètres carrés, cette région est plus de deux fois plus grande que la Belgique et englobe des parties de l’Arizona, du Nouveau-Mexique et de l’Utah. 173 000 navajos y résident. Les autres nations tribales voisines sont Hopi, Southern Ute, Apache et Zuni Pueblo.

Il s’agit d’une région vaste et rurale, où la grande ville la plus proche – Albuquerque, au Nouveau-Mexique – se trouve à plus de 300 kilomètres. Plus de la moitié de la population de la Nation Navajo n’a ni eau courante ni électricité.

Gallup est un centre de la vie commerciale et sociale, essentiel pour la région environnante, attirant les habitants des communautés voisines pour leurs achats et d’autres services. Par exemple, une grande partie de la nation Navajo est un « désert alimentaire » (avec seulement treize épiceries) : un voyage à Gallup peut souvent être essentiel pour certains. Le week-end, la ville d’un peu moins de 22 000 habitants voit sa taille doubler ou tripler. C’est aussi une ville très diversifiée : 45 % de la population est amérindienne et 32 % s’identifie comme hispanique.

L’implantation de l’équipe et le lancement du projet

L’équipe qui s’est embarquée dans ce voyage au départ, il y a treize ans, était composée de plusieurs volontaires d’ATD Quart Monde : mon mari, Harold (français), Charo, Vladi (tous deux péruviens) et moi-même (de la côte est des États-Unis). Dès notre arrivée, nous avons exploré la région, le paysage et les communautés autour de Gallup. Pendant cette période, nous étions simplement « présents », sans chercher à faire quoi que ce soit : nous aidions d’autres organisations, rencontrions des gens et essayions de comprendre notre nouvel environnement dans toutes ses nuances.

En effet, j’étais dans mon pays, mais en même temps, tout était loin de m’être familier ! En tant qu’étrangers dans cet endroit, nous avons été confrontés à de nombreuses questions et incertitudes : quels projets pouvions-nous envisager de planifier dans une région aussi vaste et à la population aussi dispersée ? Comment pouvions-nous entrer en contact avec les gens ? Dans quels lieux les membres de la communauté se réunissaient-ils déjà ?

Notre exploration nous a conduits au marché aux puces de Gallup, ce lieu de rencontre essentiel dans la région. Le marché aux puces, qui se tient chaque semaine le samedi, est le lieu où les familles vendent divers articles, activité qui constitue souvent leur principale source de revenus. Pour beaucoup, c’est le moyen de subsistance lorsqu’un autre travail stable n’est pas disponible. Après avoir pris conscience de l’importance de ce marché, nous avons décidé d’y lancer notre première action : le Story Garden (« Jardin aux histoires », sur le modèle des Bibliothèques de rue). Après un an et demi d’apprentissage et de collaboration avec d’autres organisations communautaires, nous avons lancé le Story Garden en mars 2012.

Le Story Garden… 

Nous préparons l’espace du Story Garden tous les samedis matin entre 9h30 et 10h puis nous nous y installons pour la journée. Notre espace ressemble un peu aux autres stands ou étals du marché aux puces, sauf que c’est gratuit, ouvert à tous, et que nous ne vendons rien !

Nous accueillons tout le monde : des bébés de quelques mois aux grands-parents de plus de 80 ans. Notre espace doit donc être confortable pour tous les âges. Nous avons aménagé un coin lecture avec des livres et des tapis pour les plus jeunes enfants, les bébés et les tout-petits. À proximité, se trouve la table où nous proposons des activités artistiques aux enfants tout au long de la journée. À l’arrière, une caravane colorée sert d’espace de lecture tranquille et de zone de jeu pour les enfants. Nous installons un chauffage à l’intérieur car il peut faire moins de zéro degré C° certains jours.  Cependant, la plupart de nos activités se déroulent à l’extérieur : les familles sont à l’extérieur, donc nous y sommes aussi !

Au centre de notre stand, il y a une table ronde que nous avons reçue en cadeau. Nous avons observé que sa forme encourage la collaboration entre les enfants : ils y font des puzzles, des jeux et diverses activités ensemble. Il y a aussi un théâtre de marionnettes, qui permet aux enfants de créer et de jouer leurs propres spectacles. Un ordinateur avec des jeux éducatifs et un écran tactile sont également disponibles à des fins d’apprentissage.

D’un autre côté, nous proposons une variété de livres pour les adultes. En général, ce sont les personnes âgées ou les parents de très jeunes enfants qui préfèrent s’asseoir de ce côté. Nous avons ajouté un banc, parce que de nombreux arrière-grands-parents et personnes âgées ne se sentaient pas à l’aise dans cet espace en raison de problèmes de mobilité. Ce banc, appelé « banc des anciens », leur permet de s’asseoir confortablement sur le bord. Il y a également un bac à sable où les enfants peuvent jouer.

Il est essentiel pour nous que lorsque les enfants et leurs familles arrivent chaque samedi, ils puissent choisir parmi une variété d’activité pour pouvoir décider de ce qu’ils ont envie de faire pendant la journée. Les visiteurs peuvent passer aussi bien cinq minutes que rester toute la journée : c’est à eux de décider, et nous accueillons tous nos visiteurs.

Nos animateurs 

La composition de notre équipe d’animateurs (des volontaires, des bénévoles, des alliés) a changé au fil du temps, mais elle reflète toujours la diversité linguistique et culturelle de la région. En outre, nous collaborons avec des « facilitateurs invités » issus de la communauté locale, en particulier, des étudiants du cours d’alphabétisation du centre d’éducation des adultes de l’Université du Nouveau Mexique, un des partenaires avec qui nous avons développé d’autres actions par ailleurs. Au fil des ans, nous avons accueilli environ 25 animateurs. Certains d’entre eux ont contribué une seule fois, d’autres sont venus plus fréquemment.

Une réussite dont il faut s’inspirer

En 2016-2017, nous avons mené une évaluation participative du Story Garden auprès des familles participant à l’action et plus largement, des habitués du marché de Gallup. L’évaluation a mis en lumière trois champs dans lesquels le projet a rendu possibles des transformations positives : pour les enfants, les familles et la communauté.

Les parents et grands-parents nous ont témoigné que le Story Garden renforçait leurs familles en offrant un espace d’apprentissages significatifs et continus (sur les plans émotionnel, social, académico-cognitif et créatif), développant la curiosité, et ce pour les enfants comme pour les adultes.

Ce champ de réussites inclut pour nous tout résultat qui permet à la famille de surmonter les défis quotidiens ; de soutenir et d’encourager la poursuite des objectifs éducatifs des uns et des autres ; et enfin de faciliter la création par les membres des familles elles-mêmes d’opportunités significatives pour leur communauté.

Pour illustrer ces réussites, j’aimerais partager l’histoire d’Esther, une grand-mère, et de sa famille, avec qui notre relation s’est progressivement approfondie. Esther, nous a témoigné qu’après cinq ans de participation au Story Garden, elle a observé un développement socio-affectif et scolaire positif chez ses petits-enfants, un regain de leur créativité ainsi que le développement chez eux de nouvelles stratégies pour appréhender leurs défis scolaires.

Elle nous a raconté qu’une année d’observation des animateurs engagés auprès de ses petits-enfants lui a donné des idées sur la manière de modifier leur routine familiale. Bien qu’elle s’occupe principalement de deux petits-enfants, elle a souvent d’autres petits-enfants qui restent avec elle pendant un certain temps. Lorsque les enfants rentrent de l’école, elle éteint la télévision et range les appareils et les tablettes. Elle arrête de faire la cuisine ou le ménage, et sort à la place des activités et des livres pour passer du temps de qualité avec ses petits-enfants. Elle avait déjà cette capacité et cette motivation, mais le Story Garden l’a incitée à les mettre en œuvre dans son quotidien familial. Le Story Garden l’a également incitée à poursuivre sa propre éducation, pour apprendre à lire et à écrire. Les efforts de ses petits-enfants pour apprendre à lire l’ont incitée à se lancer dans l’aventure de l’apprentissage à leurs côtés. Elle nous a dit qu’elle voulait apprendre pour pouvoir les accompagner dans leur apprentissage. Elle s’est donc inscrite à l’université populaire pour acquérir des compétences en lecture et en écriture ; ses progrès rapides ont inspiré et soutenu ses petits-enfants en retour, dans la poursuite de leur scolarité.

Enfin, Esther a voulu créer un nouveau Story Garden dans sa communauté. Elle a vu des améliorations si spectaculaires chez ses petits-enfants qu’elle a voulu poursuivre l’expérience en la partageant avec sa communauté. Nous nous sommes laissés guider par elle et l’avons aidée à créer un Story Garden dans son quartier. Ce partenariat s’est transformé en un Story Garden mobile, où Esther a mené des actions de sensibilisation et d’animation. ATD Quart Monde l’a soutenue en lui fournissant du personnel, du matériel et d’autres ressources. Esther continue à jouer un rôle déterminant dans les efforts de sensibilisation et dans l’établissement d’une relation de confiance avec les nouvelles familles.

Esther et d’autres parents nous ont fait part d’une observation importante : avec le temps, les Story Gardens peuvent inspirer de véritables changements dans le contexte plus large du marché aux puces, dans celui des écoles et des foyers familiaux.

« Avant » et « Après » le succès

Au cours de cette évaluation, les familles nous ont dit qu’avant de venir au Story Garden, elles vivaient peu de moments positifs tous ensemble. Les familles qui vivent une séparation (du fait notamment des mesures d’éloignement des enfants décidés par les services de l’Aide sociale à l’enfance des États-Unis) trouvent que le Story Garden offre un rare espace de divertissement et de convivialité pendant les visites des enfants à leurs parents.

Avant le Story Garden, les familles nous ont dit qu’elles avaient peu d’occasions d’exprimer leur fierté les uns pour les autres. Dans le Story Garden, les enfants voient leurs parents sous un jour positif, et les adultes se sentent fiers de leurs enfants, et leur expriment.

Les adultes des familles nous ont dit qu’avant le Story Garden, ils se sentaient souvent impuissants et désespérés face aux défis quotidiens. Ils disent qu’aujourd’hui, ils ont le sentiment de retrouver du contrôle sur leur vie, et forts de ce pouvoir d’agir, ils disent qu’ils nourrissent des espoirs plus optimistes pour l’avenir en matière de logement, d’éducation et d’emploi.

Avant le Story Garden, de nombreux adultes disaient manquer de but et de sens dans leur vie. Aujourd’hui, certains de ces adultes cherchent à créer des opportunités significatives pour leur communauté, comme l’organisation d’un Story Garden dans leur quartier, ou s’efforcent d’apprendre un métier pour contribuer à vie de la communauté.

Les enfants ont pu « transporter » dans le monde extérieur, et notamment scolaire, ce qu’ils avaient expérimenté dans le Story Garden. En voici deux exemples :

  • Une mère nous a raconté une anecdote intéressante à propos de son enfant, Taliana, et de son professeur. L’enseignante de Taliana a abordé la mère et lui a fait remarquer la transformation positive de Taliana à l’école : elle était devenue plus ouverte, plus amicale et plus serviable envers les autres. L’enseignante a demandé à la mère ce qu’elle faisait différemment à la maison pour contribuer à ce changement. La mère lui a répondu qu’à son avis, ils n’avaient fait aucun changement particulier à la maison. Elle a attribué le développement positif de Taliana aux expériences qu’elle a faites pendant plusieurs années au Story Garden et à la façon dont cela a renforcé sa confiance en elle.
  • Un autre exemple est celui d’une grand-mère nommée Sandy, qui a partagé une observation similaire. Sandy tient un stand juste en face du notre, au marché de Gallup. Depuis son stand, Sandy  a assisté au développement des enfants, sur plusieurs années. Elle a mentionné que le comportement des enfants avait changé depuis la création du Story Garden. Selon elle, les enfants étaient désormais plus polis, ils exprimaient leur reconnaissance, ils aidaient leurs familles. Au cours de ma conversation avec elle, d’abord surprise, j’ai mis en doute le mérite du Story Garden dans cette évolution  (nous n’avons jamais explicitement enseigné les bonnes manières aux enfants). Cependant, Sandy a précisé que même si nous ne les enseignons pas verbalement, nos actions en disent long. Nous faisons naturellement preuve de politesse et en nous aidant les uns les autres. Selon Sandy, les enfants assimilent ces comportements et les adoptent dans leurs interactions au sein de la communauté élargie du marché aux puces. Cela m’a rappelé Taliana, qui a appris une façon positive d’être en relation dans l’espace du Story Garden et l’a appliquée à ses interactions avec les autres à l’école.

Pour finir, avant le début du Story Garden, ATD Quart Monde était inconnu de la communauté locale. Aujourd’hui, nous sommes reconnus et respectés dans toute la région. Avant le Story Garden nous avions peu de relations avec les familles touchées par la pauvreté et nous connaissions mal leur situation. Aujourd’hui, ATD Quart Monde entretient des relations étroites avec de nombreuses familles. Nous avons acquis de précieuses connaissances auprès d’elles, que nous utilisons pour améliorer nos pratiques et orienter nos programmes.

Comment avons-nous fait ? Moments clés et principes d’actions

Moments clés - s’approprier le Story Garden : la communauté se rassemble

Un tournant important s’est produit lors d’un changement de direction du marché aux puces en 2016. L’abri pour voitures et l’espace de rangement que nous utilisions sont devenus indisponibles, et notre espace s’est trouvé exposé aux éléments et inconfortable. Andy, un vendeur, a réagi en disant : « Ne vous inquiétez pas, nous ferons quelque chose de mieux. » Un effort de collaboration s’en est suivi, impliquant les vendeurs, les enfants, les parents et les grands-parents (y compris Esther). Tous ont joué un rôle dans la construction et l’embellissement de notre nouvel espace.

Andy a fait don d’une caravane et David est venu après le travail pour la remorquer jusqu’à l’espace du Story Garden. Drew a refait les cloisons sèches, Esther et d’autres les ont poncées et peintes. Brandy a fait don de décorations et d’un chauffage électrique, et Adam d’un tapis pour l’intérieur. Harry et quatre jeunes hommes ont construit une structure en bois pour faire de l’ombre. Andy a notamment défendu le Story Garden auprès de la nouvelle direction, en insistant pour que nous continuions à bénéficier d’un espace et d’un accès à l’électricité gratuits. Nous avons senti un fort sentiment d’appartenance de la communauté au Story Garden, expérience que nous n’avions jamais faite à ce point auparavant.

Lors de notre deuxième année, nous avons introduit une petite boîte à dons avec un panneau indiquant que les dons étaient les bienvenus, placé discrètement pour ne pas donner l’impression qu’il s’agissait d’un droit d’entrée. À notre grande surprise, un homme vivant dans des conditions difficiles s’est approché de nous et nous a confié :

« J’ai toujours essayé de montrer à mes enfants que je les aimais. Nous ne sommes plus en contact, ils ne me parlent plus. Mais ce que vous faites est important. Je voulais qu’ils sachent que je les aime ».

Il vide ses poches et dépose dans la boîte tout l’argent qu’il possède, y compris les pièces de monnaie. Pour nous, cette boîte à dons est devenue une source de fierté partagée. Les fonds récoltés ont été utilisés pour acheter un ordinateur, que nous avons partagé en libre accès, en soulignant que c’était la communauté qui avait rendu cet achat possible.

Ce qui m’a particulièrement étonné au cours de la quatrième année, c’est le flux constant de personnes nous apportant des matériaux. Par exemple, le banc pour les personnes âgées a été fabriqué par un menuisier de 70 ans nommé Harry, ancien étudiant du centre d’éducation pour adultes (et donc un temps stagiaire avec notre équipe d’animateur). Il nous a remis le banc en nous demandant de le conserver pour le projet. Harry pensait que le Story Garden pourrait servir de refuge pour préserver la langue et la culture (d’où le banc). S’identifiant comme Navajo, il s’est dit préoccupé par la préservation de la langue navajo, notant que si la jeune génération comprend la langue dans une certaine mesure, elle ne la parle plus couramment. Pour y remédier, il s’est engagé à partager des histoires navajo avec les enfants du Story Garden. Il nous a raconté son enfance difficile où, à l’époque, le gouvernement envoyait de force les enfants navajos dans des internats anglophones où parler le navajo entraînait des punitions.

De la gestion d’un programme à l’intégration dans la communauté. Un autre tournant s’est produit lorsqu’une série de vendeurs que nous ne connaissions pas a commencé à nous faire don de fournitures. Parallèlement, des personnes de la communauté au sens large, que nous n’avions jamais rencontrées auparavant, mentionnaient qu’elles nous avaient vus au marché aux puces ou qu’elles avaient entendu parler du Story Garden. Les parents vendeurs disaient qu’ils vendaient désormais plus souvent au marché aux puces de Gallup parce que leurs enfants insistaient pour venir au Story Garden. Grâce à ces expériences, nous avons réalisé que notre espace était plus qu’un « stand » séparé du marché aux puces : il était devenu une partie intégrante de la communauté, et nous, en tant qu’animateurs, faisions également partie de cette communauté.

Après avoir pris conscience de cette réalité, nous avons commencé à nous promener plus souvent dans le marché aux puces, rendant notre espace plus accueillant pour les personnes âgées, les adultes en situation de handicap et les adultes sans enfants. Nous avons même commencé à participer au marché aux puces par mauvais temps. Vous pouvez participer activement à la communauté et rester présent même lorsque l’installation est impossible. Lorsque vous faites partie d’une communauté, votre perspective change, votre rôle est différent et vous ne vous contentez pas de « gérer un programme ».

Les principes d’action

L’instauration d’un climat de confiance avec les parents, afin qu’ils comprennent qu’ils ont quelque chose de précieux à apporter à Story Garden, a été un long cheminement. Les gens doutaient souvent de leur capacité à contribuer à leur communauté de quelque manière que ce soit. Certains pensaient que nous avions une meilleure compréhension qu’eux de la manière de favoriser efficacement l’apprentissage de leurs enfants.

Il a fallu les convaincre que ce n’était pas le cas, que nous avions besoin d’eux et qu’ils avaient de la valeur. Ils étaient sceptiques, et le temps investi dans la construction de cette confiance a été crucial.

Au cours de ces premières années, le projet du marché aux puces avait pour but de se faire connaître, de rencontrer des familles touchées par la pauvreté et de montrer notre désir d’être présents et notre soif d’apprendre. C’était un espace pour construire lentement les relations et la crédibilité dont nous aurions besoin pour développer davantage ATD Quart Monde dans les années à venir. L’objectif principal n’était pas d’obtenir un changement immédiat, mais de jeter les bases de projets et de programmes qui naîtraient des aspirations de la communauté – en particulier des personnes les plus touchées par la pauvreté.

Nous, les membres du corps des volontaires et les autres animateurs, avons accueilli toutes les familles qui ont remarqué notre espace en passant. Nous avons invité toutes les familles à se joindre à nous, en leur laissant la liberté de choisir de participer à leur convenance. Dans certains cas, nous avons essayé, pendant des mois, d’engager la conversation avec des personnes qui restaient complètement silencieuses, baissaient les yeux ou détournaient le regard en passant devant nous. Dans la plupart des cas, une percée dans la confiance s’est finalement produite, conduisant à certaines de nos relations les plus étroites aujourd’hui. Nous avons invité les parents à utiliser l’espace pour se détendre et faire une pause dans les luttes et les inquiétudes en cours. Nous avons demandé aux parents/grands-parents comment eux et leurs familles allaient. Nous avons manifesté un intérêt sincère pour la vie et les espoirs des gens. Notre approche était réfléchie, empreinte de respect et de gentillesse à l’égard de chaque personne. Esther a déclaré : « C’est juste de la famille et de la chaleur. Vous allez au Story Garden et vous pouvez être vous-même. Il n’y a pas de jugement. » Un samedi ordinaire, un animateur peut passer autant de temps avec les adultes qu’avec les enfants.

Le simple fait de faire venir des gens dans notre espace, surtout au début lorsque nous ne les connaissions pas, était déjà tout un processus. À un moment donné, nous avons décidé que l’un d’entre nous devait se charger de l’accueil. Il ne suffit pas de s’occuper des personnes déjà présentes, il faut que quelqu’un soit à l’extérieur de l’espace pour dire : « Hé, comment allez-vous ? Voulez-vous passer une minute ? » Pour donner un exemple de cela, je pense à un père qui est venu avec ses trois garçons. Ils ramassaient des boîtes de conserve dans les poubelles pour les vendre. Un jour, j’ai couru jusqu’à la poubelle pour rencontrer ce père, car je savais qu’il n’entrerait jamais dans notre espace sans y être encouragé. Il m’a regardé, m’a souri et je n’oublierai jamais ce moment. Par la suite, il est venu avec ses garçons. Beaucoup de nos relations avec les familles en situation de pauvreté ont commencé de cette manière.

Nous nous sommes rendus visibles, ainsi que l’espace, afin que les parents puissent observer,  jusqu’à ce qu’ils se sentent à l’aise pour participer. C’est pourquoi nous avons résisté aux suggestions de déplacer l’activité à l’intérieur ou d’aménager un espace essentiellement fermé pour se protéger des intempéries. Esther souligne l’importance de cette approche. Au début, elle était sceptique à l’égard des volontaires d’ATD Quart Monde, ne sachant pas si nous avions une arrière-pensée. Elle a progressivement développé sa confiance en nous observant à distance. Finalement, cette confiance l’a amenée à autoriser ses petits-enfants à participer et, par la suite, à se joindre à eux.

Aujourd’hui, nous allons partout. Nous allons dans les écoles et nous nous déplaçons à deux ou trois heures de Gallup. Lorsque nous expliquons ce que nous faisons, nous entendons souvent : « Oh oui, je vous connais, je vous ai vu là, j’ai amené mon enfant une fois ». Nous sommes devenus des visages familiers, ce qui nous confère une certaine légitimité et une certaine reconnaissance.  L’espace « Story Garden » nous permet de montrer non seulement ce que nous faisons, mais aussi comment nous nous engageons auprès des membres de la communauté de tous horizons.

L’espace est joyeux, confortable, et les enfants comme les adultes peuvent y passer du temps. Cela signifie qu’il faut prévoir des sièges adaptés pour les adultes à mobilité réduite et les personnes âgées, proposer des livres inspirants pour les adultes, créer des espaces et du matériel adéquats pour les bébés et les jeunes enfants, les protéger du soleil et créer des décorations colorées et créatives. En outre, nous nettoyons l’espace et tout le matériel chaque semaine, car les tempêtes de sable et autres conditions météorologiques extrêmes sont fréquentes dans le désert. 

Les animateurs de l’équipe préparent chaque semaine pour s’assurer d’une part que les activités mises en œuvre vont susciter l’intérêt des enfants et d’autre part que nous, en tant qu’animateurs, apprenons constamment de notre expérience.

Les parents ont déclaré que grâce au Story Garden, leurs enfants sont invités à pratiquer des médias différents et entraînés dans des pratiques créatives auxquelles ils n’ont pas accès à l’école : qu’il s’agisse de créer des zootropes, de découvrir les principes qui sous-tendent la réalisation de films ou d’apprendre la peinture à l’encre japonaise… Notre équipe a recours à la pratique réflexive (écriture individuelle et comptes rendus d’équipe) pour recueillir les idées des adultes et des enfants à chaque Story Garden. Cela façonne nos activités, qui évoluent grâce à cet apprentissage collectif.

Nous nous sommes mis à la disposition des familles, en vivant nos valeurs de manière visible : en écoutant, en faisant preuve de respect et de compassion, en encourageant les efforts de chacun et en étant authentiques. Nous avons écouté activement les familles, nous les avons fait prendre part aux décisions significatives concernant le développement du projet et nous nous sommes laissés guidés par elles. Nous avons encouragé les enfants à aider les animateurs à mettre en place et à développer des idées d’activités.

Nous soulignons les réussites de chaque enfant et les partageons avec leurs parents ou grands-parents. Nous avons reconnu et célébré les compétences et les capacités des enfants avec leurs familles.

Nous mettons également en valeur les compétences des parents aux yeux de leurs enfants. Dans le cas d’Esther, nous l’avons invitée à diriger une activité de tissage pendant le Story Garden après avoir découvert ses talents de vannière au cours de la première année de sa participation. Cela a marqué le début de son rôle de plus en plus actif en tant qu’animatrice.

Comment convaincre les parents qu’ils ont quelque chose à apporter au Story Garden ? Comme mentionné précédemment, c’est un processus. Nous pouvons connaître une famille confrontée à 20 défis, mais il y a des forces à découvrir derrière ces défis. Apprendre quelles sont ces forces au fil du temps et les développer avec la famille a souvent un effet transformateur sur la confiance en eux et la façon d’être des parents. Pour moi, il s’agit toujours de trouver un moyen de reconnaître les compétences et les connaissances authentiques des parents. Nous nous livrons à cette pratique chaque semaine et, petit à petit, les gens commencent à s’ouvrir. D’ailleurs, ce qui arrive souvent, c’est qu’ils parlent soudain des efforts qu’ils ont faits pour leur enfant, qu’il s’agisse de souligner les points forts de leur enfant ou les choses qu’ils ont essayé de faire pour soutenir son développement. En établissant cette relation, ils se rendent progressivement compte qu’ils ont des choses à apporter et qu’ils font déjà beaucoup de choses bien. Souvent, avec le temps, les parents font part de leurs questions, de leurs doutes, de leurs douleurs et de leurs problèmes complexes. Cependant, la dynamique est différente car nous avons déjà établi une relation, basée sur la reconnaissance de leurs forces et de leurs connaissances. Par la suite, nous essayons d’apporter un soutien et cherchons collectivement des solutions. Pour moi, tout est lié, mais au départ, il s’agit d’établir des liens autour des points forts de la famille.

Nous avons offert aux membres des familles des occasions significatives de mettre leurs connaissances et leurs compétences au service de leur communauté. Nous notons régulièrement les espoirs exprimés par les familles de contribuer à leur communauté, et nous essayons de construire sur ces espoirs (en aidant par exemple Esther à créer un Story Garden dans son voisinage). Nous avons demandé aux membres de la communauté leur aide et leur expertise pour construire le Story Garden. Nous avons fourni des ressources, des encouragements et des moyens de transport. Nous avons encouragé les animateurs invités (parents et grands-parents) à surmonter leur peur d’interagir avec les enfants, à prendre confiance en leurs capacités en reconnaissant qu’ils ont beaucoup à apporter. Les animateurs invités ont déclaré que l’expérience avait renforcé leur estime de soi et rapproché leur famille.

Nous avons pris note des aspirations des familles en difficulté et avons cherché des moyens de les accompagner et de les soutenir. Par exemple, Esther nous a demandé de l’accompagner à l’école de ses petits-enfants pour des réunions. Elle voulait que nous l’aidions à comprendre les informations données par le personnel de l’école et elle voulait que nous mettions en valeur auprès d’eux ses contributions apportées à sa famille et à sa communauté. Esther ne savait ni lire ni écrire lorsque le Story Garden a vu le jour, nous a-t-elle dit plus tard. Déterminée à améliorer ses capacités et à soutenir plus efficacement ses petits-enfants, elle a décidé de retourner à l’école.

 Comprendre les besoins de l’enfant. Lorsque nous étions confrontés à des difficultés au cours de nos activités, nous nous demandions : « Qu’est-ce que l’enfant essayait de nous communiquer ce jour-là ? » Et oui, je fais encore des erreurs, et ce de manière répétée ! Par « erreurs », j’entends les cas où un enfant manifeste un comportement difficile et où nous avons du mal à comprendre le besoin sous-jacent – ce qui doit changer pour que l’enfant se sente à l’aise. Permettez-moi d’illustrer mon propos par un exemple : Nous avons rencontré un garçon nommé Alex qui avait un comportement perturbateur. En fin de compte, nous lui avons demandé : « Veux-tu partir ? Revenir plus tard ? » Nous n’avons pas su quoi faire, et il est parti, frustré, et n’est pas revenu ce jour-là. Ce n’était pas une réussite. Par la suite, lors de notre discussion en équipe, nous avons pris le temps de réfléchir et nous avons réalisé : « Attendez, nous avons négligé le fait qu’Alex avait à plusieurs reprises exprimé le désir de passer du temps en tête-à-tête avec l’un des animateurs ». Occupés par de nombreux enfants, nous avons négligé de lui accorder ce temps. Avec le recul, nous nous demandons pourquoi nous ne nous sommes pas simplement adaptés à la demande de l’enfant. La semaine suivante, lorsque j’ai rencontré Alex, je lui ai dit : « Nous avons compris que tu voulais passer du temps avec l’un des animateurs la semaine dernière, et nous ne t’avons pas écouté. Nous en sommes désolés, mais nous ferons en sorte que tu aies ce temps aujourd’hui ». Nous avons créé les conditions nécessaires pour que l’animateur puisse passer du temps avec Alex. Après 20 minutes d’entretien individuel, Alex a rejoint le groupe. Tout s’est bien passé ensuite ; il n’a pas eu besoin de plus. En fin de compte, les enfants ne demandent pas grand-chose : ils recherchent de petits gestes.

Considérer l’apprentissage comme une collaboration et un enrichissement mutuel : Je dis souvent aux enfants : « J’apprends autant que vous », « Vous m’avez appris quelque chose » Je pense que c’est essentiel car cela montre que nous sommes tous enrichis par ces expériences d’apprentissage partagées.

En 2016, notre partenaire le plus important au Nouveau-Mexique a été le Centre d’éducation des adultes de l’Université du Nouveau-Mexique. Les adultes qui fréquentent le centre ont tantôt bénéficié d’un accès limité à l’éducation en grandissant, tantôt terminé l’école secondaire et désirent retourner maintenant en classe. Beaucoup d’entre eux partagent des antécédents et des environnements similaires à ceux des enfants et des familles que nous rencontrons au Story Garden. Grâce à notre collaboration avec ce groupe, nous avons mieux compris les défis auxquels sont confrontés les jeunes adultes qui s’efforcent de progresser sur le plan éducatif, d’obtenir l’équivalence de leur diplôme d’études secondaires ou qui poursuivent d’autres réalisations de ce genre. Les étudiants ont partagé le fait que ce parcours d’apprentissage et de développement personnel peut parfois créer des difficultés au sein de la dynamique familiale. D’après nos conversations, nous avons appris que les membres de la famille se sentent souvent délaissés lorsque l’un d’entre eux poursuit des études supérieures. Nous observons fréquemment que les individus peuvent soit rester attachés à leur famille (et freiner la poursuite de leurs aspirations), soit se séparer temporairement de leur famille pour poursuivre leur développement personnel. Cela nous a amenés à nous demander comment favoriser des espaces où l’apprentissage peut être vécu comme une entreprise mutuellement enrichissante, permettant à tous les membres de la famille de s’épanouir ensemble et de poursuivre leur curiosité et leurs centres d’intérêt.

Réflexions, points de vue et questions non résolues pour un apprentissage plus approfondi par la suite

■ Le marché aux puces ne constitue une communauté géographique que le samedi, si bien qu’il est difficile de rassembler ses habitués à d’autres moments de la semaine. Certaines familles vivent à 4 ou 5 heures de route. Comment poursuivre les relations en dehors des heures de Story Garden ?

■ Le Story Garden vise à renforcer et à approfondir les liens familiaux. Cela est particulièrement important pendant les périodes de séparation parent-enfant, par exemple lorsqu’un parent est incarcéré ou lorsqu’un enfant est placé dans une famille d’accueil. Nous avons une certaine expérience de l’accompagnement des familles dans ces situations, mais comment pouvons-nous faire plus pour nourrir les liens familiaux à ces moments critiques ?

■ L’une des grandes réussites est la capacité du Story Garden à redonner aux adultes de la famille l’espoir et la conviction de construire un avenir pour leur famille. Cependant, les conditions matérielles des familles ne changent pas rapidement. Le « Story Garden » suscite-t-il chez les gens des attentes pour leur avenir qui peuvent déboucher sur des opportunités ? Ou bien crée-t-il un espoir qui devient difficile à concrétiser dans un environnement caractérisé par une grande pauvreté et un manque d’opportunités ?


Agir ensemble pour que ça change

Mis en avant

La plupart des récits d’actions qui seront publiés cette année sur le site d’ATD Quart Monde international et sur le blog « Un monde autrement vu » ont été écrits dans le cadre du séminaire « Tous peuvent apprendre si… », qui s’est tenu en juin 2018 au Centre international de ce Mouvement. L’objectif de cette série est de nourrir l’espoir et la créativité d’équipes et de toute personne engagée auprès des enfants et de partager les énergies inspirantes qui ressortent de ces expériences.

par Louisamène Joseph Alionat1

Pour bien grandir, un enfant a besoin de nutrition, de soins de santé, de stimulation précoce et d’affection. Ces quatre dimensions sous-tendent le projet « Bébés bienvenus », une action communautaire de promotion familiale, animée à Port-au-Prince par notre équipe de cinq personnes : deux volontaires permanentes et trois jeunes femmes engagées au sein d’ATD Quart Monde en Haïti depuis plusieurs années. Cette action communautaire rassemble des parents très pauvres et leurs enfants de trois mois à 3 ans. Elle a pris naissance dans le quartier Haut Martissant, à Port-au-Prince, densément peuplé et escarpé. Elle se déroulait au départ dans des endroits exigus entre les cabanes en bois où vivaient les familles. Cependant, à cause de la conjoncture politique et de conflits entre les bandes armées, l’activité a dû se déplacer dans un endroit plus sûr en 2006. Elle s’est installée temporairement au centre de santé Saint Michel, partenaire d’ATD Quart Monde, puis à la Maison Quart Monde quand celle-ci s’est dotée d’une salle agréable, spacieuse et calme, où pouvait se dérouler l’activité. Aujourd’hui, une majorité des familles qui participent à Bébés bienvenus vient toujours de cette zone très pauvre. Celles-ci marchent parfois une heure pour arriver à la Maison. Nous rendons aussi régulièrement  visite aux familles dans leur lieu de vie, ce qui nous permet de connaître leurs quartiers, de renforcer les liens et de rencontrer de nouvelles familles.

Le fonctionnement de Bébés bienvenus                          

La plupart des inscriptions à l’action Bébés bienvenus sont réalisées en septembre, mais la porte reste ouverte toute l’année pour accueillir des enfants de familles très démunies ou des enfants en malnutrition. Trois matinées d’activités sont consacrées à des enfants regroupés en fonction de leur âge : les petits, les moyens et les grands. Une quatrième matinée est consacrée aux enfants qui souffrent de malnutrition, tous âges confondus. Nous accordons à ces bébés une attention particulière : avec un suivi nutritionnel individuel et une stimulation précoce, pilier de leur développement global. C’est le Programme nutritionnel de l’action Bébé Bienvenus.

Une fois passé le portail de la maison, les parents trouvent dans la cour un banc pour prendre un peu de repos, de quoi se rafraîchir et se laver les mains, surtout depuis l’épidémie de choléra qui a démarré dans le pays en 2010 et qui n’est pas encore tout-à-fait terminée au moment où est écrite l’histoire. Les parents sont ensuite invités à rejoindre une grande salle où sont disposés de petits matelas de couleurs vives sur lesquels sont déposés des jouets adaptés à l’âge des enfants : hochets, miroirs, pompons de couleurs vives, poupées, jeux d’encastrement, jeux de construction, puzzles, petits livres d’images en tissu, playboard, cubes à enfiler, petites voitures à pousser…

Parents et enfants sont accueillis par un bonjour et un sourire. Lorsqu’un parent vient pour la première fois, une des animatrices va à sa rencontre pour avoir un premier contact, pour essayer de comprendre sa demande et ses attentes. Elle lui demande de quel quartier il vient et par qui il a été informé de l’activité.

Dans notre équipe de cinq personnes, nous nous répartissons les différentes tâches à accomplir : préparer la salle, accueillir, peser les bébés, écouter, animer, observer, prendre des notes, soutenir la stimulation, préparer le goûter, nettoyer les jouets et ranger la salle. Dès l’arrivée du premier parent et de son enfant, une animatrice est présente. Pendant toute l’activité, quel que soit le moment, l’une de nous reste attentive aux besoins des enfants dans l’espace. Une fois par mois en moyenne, les enfants sont pesés à l’aide d’une balance suspendue. Les parents sont très soucieux de l’évolution du poids de leur enfant.

Par notre façon de faire et d’être avec les parents et les enfants, nous essayons de transmettre notre expérience aux jeunes animatrices : comment stimuler un enfant en fonction de son âge ou selon son évolution ou comment l’aider à récupérer un poids normal. Nous nous appuyons aussi sur des fiches de développement qui proposent des exercices de stimulation (40 fiches avec des exercices de stimulation, éditées par le Centre d’Éducation Spécialisée CES). Entre animatrices, nous partageons chaque semaine ce que nous apprenons des familles, des épreuves qu’elles endurent au jour le jour et de comment elles font face.

L’histoire de Cécilia

Analyse de l’histoire de Bébés Bienvenus par les participants du séminaire « Tous peuvent apprendre si… »

  • Cultiver l’attention aux familles les plus pauvres : les accueillir et les encourager, avec une éthique exigeante faite de disponibilité à l’imprévu, de rigueur professionnelle et de réflexivité. 

Les participants au séminaire ont souligné la façon très réfléchie d’accueillir les parents. L’équipe a prévu d’avance qu’elle pourrait accueillir des enfants dont les besoins sont très prioritaires : Cécilia arrive en cours d’année et l’équipe discerne rapidement que cette famille est très démunie. L’équipe est attentive à toutes les dimensions de la personne du bébé et de sa mère : les animatrices veillent au poids de l’enfant, mais aussi à son développement global en interaction avec son environnement. Les animatrices sont très attentives à l’épanouissement de la mère dans l’activité, à ses liens avec les autres parents, puis plus tard avec son quartier. L’équipe est attentive à repérer les compétences des parents : les animatrices les relèvent quotidiennement dans un journal de bord, partagent ce qu’elles en ont appris en équipe, pour les mettre en valeur pendant l’activité, afin que les parents reprennent confiance en eux.

  • Repérer la dynamique communautaire qui soutient le parent, pour s’appuyer dessus et travailler à l’amplifier

Plusieurs moments clés de l’histoire sont permis par le fait que l’équipe s’appuie sur la dynamique communautaire qui entoure le parent, pour lui donner les moyens d’accompagner le développement de son enfant. L’équipe est toujours extrêmement attentive à ne pas prendre la place des solidarités communautaires pré-existantes, de peur de les compromettre.

« C’est un effort, parce que parfois, nous souhaiterions agir, faire des choses pour être utiles maintenant. Mais notre action pourrait se révéler problématique pour la personne plus tard ».

En revanche, l’équipe travaille à amplifier et fortifier cette dynamique communautaire autour des enfants. A partir de cette histoire, les participants au séminaire ont creusé la compréhension de la manière dont l’éducation d’un enfant est liée intimement à la place de la famille dans son quartier :   

Comme dans beaucoup d’histoires de réussites dans le champ de l’éducation racontées durant le séminaire, c’est en premier lieu un membre de la communauté, qui a lui-même participé à la dynamique communautaire de Bébés bienvenus, qui oriente et guide la mère vers un centre de santé communautaire.

« Il est évident qu’en plus d’être des partenaires dans l’éducation de leurs enfants, les parents sont également des partenaires pour créer des liens entre le projet et leurs communautés. Ils racontent leur expérience à d’autres parents, en encouragent d’autres à s’inscrire. »

  • Sortir régulièrement et rendre visite aux familles dans leur environnement 

 

  1. Louisamène est infirmière et est diplômée en santé communautaire. Elle est engagée depuis 2000 avec Bébé Bienvenue à Port au Prince. ↩︎
  2. Une Campagne des Savoir (ou Festival des Savoirs et des Arts) est un événement festif qui se déroule dans un ou deux quartiers à la fois où nous connaissons des familles très pauvres, pendant les vacances scolaires. Elle s’adresse à des personnes de tous âges. Tout le monde peut participer, chacun peut apporter, grâce à des ateliers très variés, quelque chose qu’il connaît : une chanson, un jeu, un savoir-faire… ↩︎
  3. Un article sera consacré à une réussite de l’action Pré école familiale à Port au Prince au printemps 2024 ↩︎
  4. Dans d’autres lieux du Mouvement, on parle aussi de Semaines de l’avenir partagé ou de Festival des savoirs et des arts : c’est un temps fort de plusieurs jours, festif et culturel, organisé dans la rue avec une communauté qui se mobilise autour de ses enfants, dans une dynamique de partage du savoir ↩︎

Retrouver ses racines pour bien grandir

Mis en avant

La plupart des récits d’actions qui seront publiés cette année sur le site d’ATD Quart Monde international et sur le blog « Un monde autrement vu » ont été écrits dans le cadre du séminaire « Tous peuvent apprendre si… », qui s’est tenu en juin 2018 au Centre international de ce Mouvement. L’objectif de cette série est de nourrir l’espoir et la créativité d’équipes et de toute personne engagée auprès des enfants et de partager les énergies inspirantes qui ressortent de ces expériences.

Florent Bambara est volontaire permanent. En 2018, il était engagé à Ouagadougou (Burkina Faso), dans une action qu’ATD Quart Monde développe depuis de nombreuses années auprès des enfants vivant dans les rues, appelée « Renouement familial ».

Florent explique :

« Depuis les années 1980, ATD Quart Monde va à la rencontre des enfants qui vivent dans les rues de Ouagadougou, pour les connaître et les accompagner vers un avenir meilleur, en particulier en essayant de les amener à recréer des liens avec leur famille. »

La première étape, c’est d’abord de rencontrer les enfants là où ils vivent et d’essayer de gagner leur confiance. Nous allons rencontrer les enfants le mercredi pendant la nuit, avec un livre, dans les lieux où ils se regroupent pour dormir. Nous appelons cette animation « Bibliothèque Sous les Lampadaires ». Nous passons un moment avec eux, autour du livre, puis avant de repartir, nous leur disons « demain matin, on vous attend à la Cour ! »

Tous les lendemain matin, nous préparons la cour d’ATD Quart Monde, qui est proche du centre-ville, pour recevoir les enfants. Chaque jeudi, 15, 20, 30 enfants qui vivent dans la rue peuvent venir y laver leurs habits, se doucher, jouer avec nous, discuter, dormir, dessiner… On appelle ces matinées les « Moments Cool, les Mo’Cools ».

Un mercredi soir, au cours d’une Bibliothèque Sous les Lampadaires, Florent rencontre Moussa, un garçon de 13 ans qui vit dans la rue depuis deux ans déjà.

Dans un entretien avec Orna Shemer, professeur de l’école de travail social de l’université de Jérusalem, Florent raconte aux participants du séminaire l’histoire qui a permis à Moussa de retourner vivre en famille huit mois après leur rencontre1.

L’avant

Florent Bambara : Quand j’ai rencontré Moussa, il avait 13 ans et vivait dans la rue depuis 2 ans, il n’allait pas à l’école, sa mère était inquiète. Malheureusement, Moussa avait acquis quelques mauvaises habitudes dans la rue. Il s’était mis à sniffer de la colle. Moussa était affaibli, mal, il était très méfiant et toujours sur ses gardes. Il avait retrouvé des amis dans la rue. Je pourrais dire qu’il n’avait aucune éducation puisque aucun de ses deux parents n’étaient avec lui. Il était livré à lui-même.

L’après 

Aujourd’hui, Moussa vit dans la famille de son grand-père. Il va à l’école, il apprend certaines valeurs culturelles au village. Il a appris à garder les bœufs, à cultiver, sa mère est maintenant rassurée car son enfant est en sécurité et reçoit une éducation. Elle est heureuse car elle sent que son fils a maintenant un avenir. Le grand-père maternel de Moussa nous a dit :

« Quand l’enfant n’était pas là, sa mère ne pouvait pas dormir, le soir, elle pensait beaucoup, elle imaginait des choses. Ça a fait beaucoup souffrir sa maman de le poursuivre comme un lièvre pour l’attraper, elle ne savait plus quoi faire. On l’a tellement poursuivi! Maintenant qu’il est revenu, elle est contente, elle peut dormir. »

Moussa est lui aussi content du changement qu’il a eu dans sa vie.

Les coûts de la réussite

Oui, la mère en a payé le prix parce que, étant séparée du père, traditionnellement, la garde de l’enfant revenait à la famille du père. Il n’était pas question que l’enfant parte vivre chez sa mère. Or, à l’époque de la séparation des parents, Moussa n’avait pas compris tout cela. La maman, voyant la souffrance de son enfant, a dû dépasser ces traditions pour demander à son nouveau mari d’accepter que son enfant reste avec eux. Mais, après la naissance de son demi-frère, Moussa n’a plus trouvé sa place, il s’est retrouvé dans la rue à Ouagadougou, et ne voulait plus voir aucun de ses parents. Cela a coûté à la mère, et je dirais que cela a aussi coûté à la « petite tante », la sœur de sa mère, qui a pris le risque d’oser aller avec moi demander au grand-père maternel d’accepter l’enfant chez lui, bien que cela ne respecte pas non plus la tradition.

Oui, parce que dans notre travail de renouement des liens familiaux, nous allons normalement d’abord dans la famille de l’enfant pour préparer son retour. Cette étape n’a pas été entreprise avec Moussa. Comme le garçon était impatient de retourner dans sa famille, nous avons choisi d’être souples, de faire confiance à l’enfant. Le risque c’était que l’enfant soit rejeté, ou que l’on dise quelque chose de dur devant lui et qu’il se décourage. Une autre difficulté était que nous ne connaissions pas l’adresse du grand-père. Le garçon ne connaissait que le nom du village, mais pas le nom de famille de son grand-père. Nous sommes donc partis « à l’aventure », en espérant que l’enfant nous mène au bon endroit. Nous avons tourné un long moment, sans succès. C’était démoralisant pour le garçon, on pouvait lire dans ses yeux qu’il était déçu, qu’il ne voulait pas retourner dans la rue. Que devions-nous faire ? Finalement, nous sommes allés quarante kilomètres plus loin à la demande du garçon, pour retrouver sa « petite tante » dont il se souvenait du nom et du domicile.

Photo : Brukina Faso © Sylvain Lestien , ATD Quart Monde
Photo : Brukina Faso © Sylvain Lestien , ATD Quart Monde

La définition de la réussite

Participant : Il est très difficile pour les enfants qui ont vécu dans la rue pendant un certain temps de vivre à nouveau au sein de leur famille et dans une communauté rurale. Après avoir connu l’expérience de l’indépendance, même si elle s’accompagne d’une grande insécurité, ils peuvent avoir le sentiment que les devoirs et les obligations envers la famille et la communauté sont des freins à leur liberté. Dans le cas de cet enfant, le résultat a été positif. Cela indique qu’il était prêt à changer sa vie et que les risques et les coûts étaient vraiment justifiés.

Participant : À l’exception de quelques différences de culture et de traditions, cette histoire aurait pu se produire dans mon pays. Donc, oui, je suis désireux d’apprendre de cette réussite.

Les actions qui ont mené à cette réussite 

Nous avons rencontré Moussa pendant la Bibliothèque Sous les Lampadaires que nous faisons avec mon co-équipier tous les mercredis soirs près de l’avenue Kwame nKrumah. Là-bas, une vingtaine d’enfants qui mendient auprès des riches qui fréquentent les bars de luxe de cette avenue se retrouve pour dormir.

Nous avons vu que c’était un nouveau, donc nous lui avons demandé :

« Comment tu t’appelles ? »

Il a répondu :

« Moussa. »

Et nous l’avons invité. D’abord il a participé à l’animation, et à la fin nous avons invité tous les enfants comme d’habitude à venir à la Cour aux cent métiers le lendemain pour l’activité qu’on appelle le mo’cool, et Moussa a accepté. Malheureusement, le lendemain, il n’est pas venu.

Le lundi suivant, j’étais reparti là où ils se retrouvent en général pour dormir, pour inviter un enfant à passer la nuit à la cour pour que je puisse le raccompagner le lendemain matin tôt dans sa famille.

Quand je suis arrivé sur place, je cherchais cet enfant, et Moussa était là. Moussa m’a interpellé, on s’est salué, et puis je lui ai demandé :

« Je ne t’ai pas vu jeudi, tu n’es pas venu », et là il m’a répondu : « J’ai dormi tard parce que dans la rue bon… »

En bref, quand il s’est levé, les autres étaient déjà partis.

Moussa m’a demandé ce qu’on faisait pour aider ces enfants. Je n’ai pas eu besoin de répondre, il y avait un vieil homme qui vit dans la rue qui a répondu à ma place, en disant à Moussa que nous raccompagnions les enfants dans leurs familles et qu’il pouvait nous faire confiance, que nous n’allions pas salir son nom dans sa famille, c’est-à-dire leur dire des choses négatives à son sujet. J’ai dit à Moussa que, s’il était intéressé, il pouvait venir nous voir et que, s’il était prêt à retourner dans sa famille, nous pouvions le raccompagner. Il faut dire que, dans notre action, on essaye de ne pas aller trop vite avec les enfants, nous essayons de suivre l’initiative et le rythme des enfants.

Le mercredi suivant, après la bibliothèque sous les lampadaires, Moussa a demandé s‘il pouvait venir le jeudi pour le mo’cool. « Oui bien sûr tu peux venir », j’ai dit, « pas de problème ». Il a dit qu’il ne savait où était ATD Quart Monde. Un de ses copains a dit qu’il pouvait amener Moussa le lendemain, s‘il voulait.

Le lendemain, on a vu Moussa arriver avec son copain. Il avait à la bouche un sachet de colle. Tout de suite, je lui ai dit qu’ici à la cour il y avait des règles, que ce n’était pas comme à la rue, qu’il ne fallait pas sniffer de la colle ici. Puis l’autre enfant, qui avait l’habitude de venir à la cour, lui a expliqué les autres règles de la cour. Depuis ce jour, Moussa a commencé à participer aux mo’cool. Ce qu’il aimait dans les mo’cool c’était faire sa lessive, il se faisait propre, il aimait aussi les marionnettes, il aimait la danse. Moussa, dans la rue c’était un enfant timide, mais aux mo’cool c’était un autre enfant, il s’épanouissait avec les autres enfants.

Nous lui rendions aussi visite dans la rue. À chaque fois que je passais au carrefour, il y était, pour mendier, ou il était juste prostré lorsqu’il n’était pas bien. Moi je m’arrêtais en général pour lui dire bonjour, lui demander des nouvelles de sa santé, de sa famille, avait-il entendu parler d’eux ? Il ne parlait que de lui, il disait que pour lui ça pouvait aller, mais il ne disait rien sur sa famille.

Après on parlait d’autre chose, on faisait comme si tout allait bien dans la vie… En fait, j’essayais de parler de choses qui pourraient l’intéresser : soit lui demander des nouvelles d’untel ou peut-être lui parler d’un de ses copains que j’avais raccompagné dans sa famille, lui donner quelques nouvelles de cet enfant. Parfois je parlais d’une chose qui s’était passée dans la ville, est-ce qu’il était au courant, donner un peu mon point de vue, écouter son point de vue… Mais Moussa n’aimait pas trop parler, il disait deux ou trois mots et après c’était fini, j’étais le seul à parler. Et il arrivait que je parle de moi, de ma vie, de ma journée… Je lui parlais de mes enfants, de ma femme, un peu comme si je parlais à un copain. Par exemple, je pouvais lui dire que le matin j’avais déposé mon enfant à l’école, et qu’après j’étais allé au travail, et que sur la route j’avais croisé untel, qu’on avait parlé de ça… tu vois ? Et sur mon enfant, comment chaque matin pour se préparer pour l’école, c’était toujours un travail, il fallait que je lui courre après pour l’amener à l’école… voilà, des choses comme ça.

Des fois, quand je le trouvais avec le groupe, je l’invitais à parler avec moi en privé, on se mettait un peu sur le côté. Comme ça je le trouvais plus ouvert, et je pense que ça lui donnait plus confiance parce qu’il savait que ce qu’il me dirait, je n’irais pas le répéter aux autres, parce que je m’étais mis à l’écart avec lui.

Un jour, Moussa m’a dit qu’il ne voulait plus rester dans la rue, il m’a demandé de l’accompagner dans sa famille.

J’ai demandé : « Tu veux vivre où » ?

Il a dit : « Je veux vivre chez mon grand-père maternel. »

« Mais, que veux-tu faire avec ton père, avec ta mère ? » Il n’a rien dit de plus.

Donc je lui ai dit : « Ok, je te fais confiance. Si tu es vraiment décidé à partir, on part mardi prochain. »

Le lundi, je suis allé le chercher et je lui ai dit : « Si tu es toujours décidé à partir dans ta famille, tu peux venir dormir à ATD, comme ça, on partira le matin très tôt. » Et, effectivement, il est venu.

Il a dormi à la cour et le matin il s’est fait propre, il a lavé ses habits, et on a pris la route. Je me suis arrêté sur la route pour qu’on prenne le petit déjeuner. J’espérais aussi avoir des informations sur son père et sa mère, leur adresse. Accompagner un enfant, comme ça, sans aucune info sur la famille de l’enfant, c’était risqué. Mais voilà, Moussa, comme d’habitude, ne disait rien. On a continué notre route et on est arrivé dans le village du grand-père. Moussa ne se souvenait plus où habitait son grand-père. On a cherché pendant plus d’une heure mais on n’a pas trouvé la maison du grand-père. À la fin, on s’est assis.

« Comment on fait maintenant ? » Je voyais dans ses yeux que Moussa était déçu. C’est là qu’il m’a dit : « J’ai une petite tante qui habite dans un autre village, je saurais reconnaître sa cour. » J’ai dit : « Mais est-ce qu’on va pas à nouveau tourner et tourner là-bas » Moussa m’a donné quelques indications, ça m’a rassuré, donc on a repris la route. On a effectivement trouvé la maison de la tante. Elle nous a bien accueillis, et ensuite elle a bien voulu nous accompagner chez le grand-père, même si elle disait : « Le grand-père ne va jamais accepter de le prendre. »

On y est allés, on a discuté avec le grand-père, il y avait toute la famille et ils nous ont accueilli chaleureusement. J’ai dû demander à la famille de faire confiance à Moussa. C’est vrai qu’il avait fugué plusieurs fois, mais maintenant c’était lui-même qui avait fait le choix de venir et de rester avec le grand-père. J’ai aussi expliqué les histoires d’enfants qui avaient une vie plus compliqué que Moussa et qui sont restés dans leur famille grâce à la confiance que leur famille leur ont accordée. Moussa est resté dans sa famille. Ils ont inscrit Moussa à l’école. Il devait entrer en troisième année, mais comme sa maman n’avait pas pu récupérer de son ancienne école les papiers qui attestaient qu’il avait fait les deux premières années, il a dû refaire la première année. Moussa est resté pendant l’hivernage, il a aidé son grand-père à garder les troupeaux, il a cultivé.

Il y a aussi eu un temps où Moussa est reparti en ville, après une incompréhension en famille. Mais là, sa maman m’a téléphoné, et j’ai retrouvé Moussa le soir en ville. J’ai rassuré la maman en disant que j’avais vu Moussa en ville, qu’il fallait lui laisser le temps, parce que ça ne servait à rien de le ramener de force. Moussa m’a dit qu’il ne voulait plus retourner en famille, qu’il était revenu en ville pour chercher du travail, et qu’un monsieur lui avait proposé du travail domestique chez lui. J’ai raconté ça à sa mère, et sa mère n’était pas d’accord parce qu’il risquait de se faire exploiter et d’être maltraité. Nous non plus, dans l’équipe d’ATD Quart Monde, nous n’étions pas d’accord. J’ai fait savoir à ce monsieur que ni la maman ni nous n’étions d’accord qu’il fasse travailler Moussa chez lui. Moussa est resté 2 semaines travailler là-bas, après quoi le monsieur l’a ramené en ville. Le lendemain, j’ai raccompagné Moussa dans sa famille. Depuis, Moussa vit encore dans sa famille. De temps en temps je passe lui rendre visite avec d’autres enfants que je raccompagne dans la direction du village de Moussa, et de temps en temps, je téléphone à la maman ou au grand-père, je demande des nouvelles. Et on se parle aussi, avec Moussa.

Après que les participants au séminaire ont entendu le récit de cette histoire, Orna Shemer se tourne vers eux pour leur proposer de retenir ce qu’ils en ont appris.

Magdalena : Ce que j’ai entendu dans cette histoire c’est : Faire confiance à l’enfant.

Magdalena : Florent a mentionné plusieurs fois qu’il disait à Moussa qu’il lui faisait confiance.

Mariana : Il a demandé à l’enfant à plusieurs reprises ce qu’il fallait faire.

Caroline : Dire à l’enfant : « Tu n’es pas venu au mo’cool » lui fait comprendre qu’on attend quelque chose de lui.

Caroline : Être exigeant, avoir des attentes fortes pour l’enfant.

Prisca : Impliquer d’autres enfants pour soutenir Moussa dans son envie de retourner dans sa famille.

Suzanna : Quand Florent a posé à l’enfant des questions directes sur sa famille, il n’a rien dit. Mais quand il a parlé d’autres choses, de sa propre famille et de tracas quotidiens, la conversation était plus ouverte. Je citerais comme principe d’action : Continuer à parler avec l’enfant.

David : Il a appelé la mère, il est allé avec le garçon pour chercher la maison de son grand-père, et il est revenu plusieurs fois.

David : Être très sérieux, quand on essaye de renouer des liens familiaux coupés.

Bruno : Je suis impressionné par le fait que Florent ait décidé de passer outre la procédure habituelle et d’accompagner l’enfant sans avoir pris contact avec la famille d’abord. Il a dit que c’était un risque que lui et son équipe avaient pris dans le cas de Moussa. Ils n’ont pas attendu d’avoir la bonne adresse. Au contraire, ils ont décidé de se laisser guider par le désir fort de l’enfant de rentrer dans sa famille, par le fait que l’enfant était prêt pour ça. Même s‘il y a une procédure basée sur une expérience solide, ils restent très attentifs à l’enfant. Quand l’enfant est prêt, tu ne perds pas de temps. Tu décides : « On va partir mardi« . J’appellerais ce principe d’action : Saisir le bon moment.

  1. Cette histoire du jeune Moussa est une restitution abrégée d’une interview menée selon la méthode « Apprendre de ses réussites », entre Florent Bambara, et le médiateur, ou « compagnon d’apprentissage » pour reprendre le vocabulaire de cette méthode. Ce dialogue montre comment, en « creusant » patiemment, à partir de questions qui poussent à décrire plutôt qu’à expliquer, raisonner ou justifier, les savoirs tacites issus de la pratique sont « déterrés », conscientisés. Ainsi l’analyse de la réussite peut permettre de formaliser des principes d’action utiles pour une action future ou similaire, en évitant de tomber dans le piège de la reproduction irréfléchie d’activités ou de gestes, sans tenir compte du contexte et des circonstances particulières. Les sous-titres correspondent aux étapes de la méthode « Apprendre de nos succès » (Pour plus d’éléments sur la méthode, téléchargez la fiche repère) ↩︎

Une pépinière communautaire

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Article rédigé par Daniel Kabunye Alingilya, allié d’ATD Quart Monde.

En République Démocratique du Congo, des alliés du Mouvement international ATD Quart Monde, des militants et des universitaires se sont mis ensemble pour cultiver l’esprit de préservation de l’environnement. Ils ont créé la « Pépinière communautaire de l’amitié » dans une école située à quelques kilomètres du lac Kivu.

Ils souhaitent sensibiliser les jeunes aux enjeux de l’écologie et les encourager à devenir acteurs d’un environnement plus sûr et plus sain. Ils reboisent ensemble des aires dépourvues de végétation en y plantant des jeunes pousses et en les mettant à disposition des habitants.

Justice climatique, justice sociale et droits humains

Le reboisement est un moyen d’éviter des catastrophes naturelles. Avec le dérèglement climatique, elles risquent de se multiplier. Les arbres réduisent l’érosion du sol en atténuant les effets de la pluie. Ils favorisent la pénétration de l’eau dans les particules du sol. Si l’eau reste en surface, les possibilités d’éboulement de terre et d’inondation augmentent.

Bien souvent, les personnes et familles très pauvres sont plus exposées à ces risques car leur situation ne leur permet pas de vivre dans un lieu protégé. A Bukavu et à Uvira, ces personnes vivent dans des bidonvilles, sur des collines. Nombreuses d’entre elles ont déjà vécu ces désastres et perdu des êtres chers.

Une diversité de personnes s’unissent pour un changement durable

Depuis le mois d’août 2021, ATD Quart Monde et une école de Bukavu tissent des liens. Les élèves font partie du courant d’amitié Tapori. S’inspirant de l’esprit Tapori, ils ont choisi l’école pour mettre en place le projet de cette Pépinière élaboré par la Commission ATD Quart Monde Environnement. L’équipe de l’école a d’ailleurs proposé cet espace pour le réaliser.  Puis, les participants ont labouré et fertilisé le sol. D’autres élèves, des enseignants et d’autres membres d’ATD Quart Monde se sont joints à ce projet.

Un projet qui donne de l’espoir à chacun 

Pour Herman Mwamiriza, militant Quart Monde, d’autres perspectives s’ouvrent grâce à ce projet :

« J’ai un grand espace chez moi. J’ai réussi à y planter 60 arbres. Au bout de deux ou trois ans, ils peuvent me servir pour réhabiliter ma maison. D’autres arbres pourraient être vendus et l’argent gagné m’aiderait à réaliser certains de mes projets. Je pourrais enfin aider ma famille. J’apprécie l’initiative de cette pépinière que vient de mettre en place ATD Quart Monde. »

Nous avons bénéficié de l’aide des personnes expertes pour bâtir un travail efficace. Nous avons aussi recouru à l’Institut International Technique Agricole (IITA), une organisation qui possède une importante expérience dans le domaine agricole et qui nous a soutenu en faisant appel à un ingénieur agricole. Grâce à ce travail collectif, nous pensons arriver à avoir entre 5000 à 20 000 plantules d’ici octobre 2022.

Réussite collective autour de l’économie circulaire en Inde

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Dehli, Inde, 2022 © Anita Ahuja – Conserve India / ATD Quart Monde

Article écrit par Mr Christian Rhugwasanye et Mme Anita Ahuja.

Christian Rhugwasanye est allié du Mouvement international ATD Quart-Monde. Enfant, il est membre du groupe Tapori dans sa ville natale, à Bukavu. Puis, il rejoint les « jeunes dynamiques » d’ATD Quart-Monde République Démocratique du Congo. Puis, il coordonne le groupe. En 2016, il s’installe au Burundi pour suivre des études d’ingénierie Civile. Il y anime des groupes Tapori. Depuis 2020, il fait un Master en ingénierie environnementale et géotechnique en Inde.

Dans les bidonvilles urbains autour de Delhi vivent des familles en situation de grande pauvreté dans des maisons qui longent les décharges. Depuis 1998, ces familles ont réuni leurs savoirs avec ceux de l’association Conserve India1 pour créer un projet générateur de revenus pour les personnes qui récupèrent le plastique dans les déchets. Ensemble, ces personnes se confrontent au problème récurrent du plastique.

Après deux ans de travail en commun, elles ont réussi à développer un matériau semblable au cuir à partir de déchets plastiques à faible densité, nommé « plastique recyclé fait main. » Cette technologie à faible coût peut être reproduite sur tous les sites d’enfouissement pour créer des produits de valeur tels que des sacs à main, des sacs à dos et des portefeuilles. Le premier projet est né ainsi !

Une entreprise sociale avec les familles

Des ateliers intensifs de renforcement des capacités ont été organisés. Des unités de lavage et de traitement des déchets ont aussi été mises en place. Il a fallu négocier avec les mafias locales et les propriétaires dans l’un des bidonvilles urbains de Delhi.

De 2005 à 2011, les habitants ont développé une technologie de recyclage du plastique et du tissu en se reposant sur un modèle d’économie circulaire et de commerce équitable. Les familles vivant de la récupération de déchets ont pu ainsi trouver des moyens de subsistance dignes.

Progressivement, ce travail collectif a porté ses fruits. L’entreprise a participé à des foires commerciales dans le monde entier et a reçu des retours très favorables de la part  d’acheteurs du commerce équitable européens et nord-américains. Conserve India a donc élargi ses effectifs en incluant 120 personnes supplémentaires qui collectaient des déchets. Elle a ensuite exporté ses produits recyclés vers l’Amérique, l’Europe et l’Australie. Les revenus des familles qui ont participé à ce projet ont augmenté de 150 %. 

De l’entreprise sociale à l’industrie de l’économie circulaire

De 2011 à 2017, période des Jeux du Commonwealth à Delhi, les bidonvilles de la ville ont été rasés. Les familles qui y vivaient ont été expulsées. Celles qui récupéraient les déchets se sont trouvées sans emploi. Toutes les unités de Conserve India dans les bidonvilles ont également été démolies.

Dehli, Inde, 2022 © Anita Ahuja – Conserve India / ATD Quart Monde

Pour ne pas interrompre un travail de dix ans, Conserve India s’est installé dans une usine de fabrication des produits en respectant les normes sociales et environnementales en zone industrielle de banlieue, près des nouveaux lieux où habitaient dorénavant les familles. Conserve India s’est alors transformée en une entreprise de fabrication d’économie circulaire.

Près de 80 salariés font partie des familles expulsées de la capitale. Ils travaillent avec  des matériaux naturels (toile de jute, coton biologique, bambou et tissus de chanvre) à partir desquels ils créent des articles de mode. La gamme des produits utilisés pour la confection  de ces articles de mode est également diversifiée : chambres à air, ceintures de sécurité,  tuyaux d’incendie, tentes militaires mises au rebut ainsi que des chutes de tissus invendues et des restes de cuir d’une tannerie voisine.

Journée internationale du refus de la misère

À l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère, les familles issues des communautés les plus défavorisées de Delhi ont pris la parole pour partager cette réussite collective.


[1] L’association Conserve India s’est lancée dans la préservation du lien social et de l’environnement. Elle travaille avec des habitants de bidonvilles autour du compostage dans des décharges situées en zones urbaines.

Une brève rencontre

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Gare de Lyon, 2021 © Anaïs Monteiro / ATD Quart Monde

Article écrit par Daniel Fayard, volontaire permanent à ATD Quart Monde

C’était au cours de l’été, sur un trottoir de Paris, face à la gare de Lyon, devant un restaurant. Elle était là, assise au pied d’un arbre avec, à ses côtés, des sacs contenant sans doute toutes ses affaires. Elle avait un gobelet dans une main tandis que l’autre était tendue, suppliante, vers les passants, nombreux en cette heure de midi. Elle paraissait assez jeune. Son visage reflétait une blancheur lumineuse.

À l’intérieur du restaurant, un vieil homme prenait son repas avant le départ de son train, face à cette femme qu’il pouvait contempler et observer au-delà du vitrage. Il constata qu’en une heure de temps, rien ne lui avait été donné et personne n’avait même ralenti le pas pour la saluer ou lui adresser quelques paroles. Le vieil homme s’en est ému.

Tout en mangeant, il réfléchissait. Il ne pouvait accepter que ses appels se fracassent sur ce mur d’indifférence généralisée. Il priait intensément, en quête d’inspiration pour savoir ce qu’il pourrait entreprendre face à cette situation de détresse.

C’est alors qu’un serveur lui apporta la facture de sa consommation. Ce fut pour lui comme une illumination. C’était la réponse qu’il cherchait. Il allait donner à cette femme la même somme. Ce qu’il fit sans attendre, en sortant du restaurant, accompagnant son geste de cette parole : « Vous avez un grand courage, Madame ». À quoi la femme répondit un « Merci » chaleureux, répété plusieurs fois, ponctué d’un large sourire et d’un regard étincelant.

Une aumône ? Non, le prix à payer d’une subsistance partagée, hors maison.

L’école à tout prix

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Aquarelle: Potrait, Six mois en Centrafrique, RCA, 2007 © Jaqueline Page / ATD Quart Monde / ARO0200901123

Par Bob Katembo, volontaire permanent en Centrafrique.

Abraham, sa sœur Sosthène et leur maman habitent dans le quartier Kokoro Boeing à huit kilomètres de Bangui. C’est un quartier qui n’a ni routes goudronnés, ni électricité. Pour se procurer de l’eau potable il faut aller la chercher très loin. Le manque de canalisations en bon état aggrave les inondations au moment des grandes pluies. L’eau stagnante, un peu partout dans le quartier, attire les moustiques qui, à leur tour, causent le paludisme. Abraham et ses amis font ce qu’ils peuvent pour combattre l’eau. Ils tournent dans leur quartier pour demander à d’autres habitants de les rejoindre.

Abraham et Sosthène ont perdu leur père lorsqu’ils étaient très jeunes. Après ce décès, la vie est devenue plus dure encore. Avec leur mère, ils ont dû travailler sans relâche pour pallier aux besoins quotidiens. La maman faisait des travaux ménagers chez un particulier du matin au soir. À cette époque, Abraham et Sosthène se rendaient à l’école à plus de cinq kilomètres de chez eux. Comme les fruits du travail de leur mère ne suffisaient pas pour payer les frais de scolarité, Abraham et Sosthène ont été renvoyés de l’école.

Le patron de leur maman décide alors d’adopter Abraham et de prendre ses études en charge. C’est un grand événement pour la famille. Mais au moment où Abraham se prépare à reprendre le chemin de l’école, les relations avec les enfants de son tuteur se détériorent. Ces derniers disent à leur père : « C’est inadmissible que cet idiot continue encore à manger et à dormir avec nous ! C’est un villageois, il ne sait pas manger proprement et il ne parle même pas bien le français. Et en plus, depuis son arrivée chez nous, il nous manque des jouets. » Le tuteur décide à ce moment-là de relâcher son soutien.

La mère d’Abraham s’indigne, elle n’accepte pas le comportement des enfants de son patron à l’égard d’Abraham. Elle quitte son travail et reprend son fils à la maison. Pour gagner sa vie, elle décide de reprendre des activités champêtres. Abraham rate son année scolaire. Il aide sa mère au champ. Au moment de la récolte, Abraham se rend chaque jour à Bangui pour vendre leurs légumes. Sosthène revient à la maison après avoir vécu plusieurs moi chez son oncle maternel. Peu à peu la famille économise et crée une petite réserve pour qu’ils puissent un jour retourner à l’école.

« Comme nous sommes à la veille de la rentrée scolaire – dit la maman – nous pouvons bien ouvrir la caisse maintenant. » Malgré tous leurs efforts, la somme est insuffisante pour acheter des chaussures, les uniformes et les fournitures scolaires. Abraham et sa sœur se rendent quand même à l’école tenue par des religieuses. Leur mère sait que les Sœurs réservent parfois des places pour les enfants des familles qui ont peu de moyens. La directrice accepte de les inscrire sans pouvoir toutefois leur fournir les tenues scolaires. Elle dit à Abraham: « Comme tu as raté une année, on va te mettre dans une classe d’un niveau inférieur pour que tu puisses rattraper. » 

En rentrant à la maison, les enfants sont fous de joie : « Maman, la directrice vient de nous inscrire dans son école ! On commence lundi. » Ils célèbrent l’évènement en famille.

Abraham et Sosthène participent au groupe Tapori de Kokoro Boeing quand leurs tâches quotidiennes le leur permet. Au cours d’une animation, Sosthène annonce leur retour à l’école. Tous les enfants présents partagent leur joie. Deux d’entre eux, Jospin et Ulrich, disent : « Nous aussi on va à cette école. On pourrait y aller ensembles. » Après l’animation, Jospin et Ulrich leur rendent visite. Ils se lient d’amitié. Chaque jour, ils prennent la route ensemble, s’entraident, se conseillent et partagent ce qu’ils ont à manger. Grâce à l’amitié des enfants, les parents deviennent aussi amis et se rendent visite mutuellement.

À l’école, Abraham se sent mal à l’aise à cause de ses chaussures en mauvais état et de son uniforme qui n’est pas vraiment réglementaire. Ses camarades de classe se moquent de lui. Il se sent ridicule. Il a honte d’entrer en classe et craint les moqueries. Il commence à faire l’école buissonnière, traîne en dehors de l’école et joue au foot toute la journée avec des enfants qui sont dans une situation similaire à la sienne. La maîtresse finit par convoquer sa mère.

Le soir, Abraham parle à sa mère, il raconte les moqueries qu’il subit. Elle l’encourage : « Mon fils, ton avenir repose sur tes études. Quoiqu’il arrive, tu dois faire comme si les moqueries ne te faisaient rien parce que tu as un objectif à atteindre.» Sa famille lui redonne courage. Il promet à sa mère de suivre les cours malgré la honte qu’il ressent.

Chaque jour après l’école, il part rejoindre sa mère au champ, à dix kilomètre de chez eux, pendant que Sosthène prend en charge les travaux ménagers. Un soir, sa mère le conseille : « Mon fils, le champ est très loin de notre habitation. Tu pourrais créer ton propre potager, ici, à la maison, notre cour est assez grande. Je t’amènerai des graines pour démarrer. » Depuis, tous les jours avant d’aller à l’école, Abraham travaille la terre, sème, arrose. Grâce à l’aide de ses amis d’enfance, Claude et Akilas, il a creusé un puits pour avoir de l’eau et avec la terre qu’ils ont extrait du puits, ils moulent des briques pour rénover la maison qui est en mauvais état.

Sa mère est très fière de lui, de tout ce qu’il entreprend. Toute la famille prend soin du jardin. Sosthène s’occupe du sarclage, récolte les légumes et va les vendre au marché. Le soir, ils se retrouvent autour d’un repas pour parler de leurs projets d’avenir. Chacun donne ses idées. L’argent récolté grâce au jardin leur permet d’acheter des vivres, mais aussi d’épargner pour les imprévus, la santé ou les besoins liés à la scolarité.

Un jour où Abraham décide de partir plus tôt que d’habitude à l’école, il rencontre en chemin Joseph, un garçon qui porte l’uniforme de son école. Joseph lui demande de l’aide pour un exercice qu’il ne comprend pas. Les deux garçons sympathisent. Á partir de ce jour-là, Joseph prendra systématiquement la défense d’Abraham à l’école. Il lui dit : « Je n’aime pas te voir tout seul. Maintenant on est amis, on reste ensemble !» Á la recréation, Joseph appelle ses copains pour qu’ils jouent ensemble. Abraham s’inquiète en les voyant s’approcher. Joseph sent son embarras, il lui dit discrètement : « Il ne faut pas avoir peur de qui que ce soit. Ne soit pas  timide, tu es intelligent ! »

Au moment des examens, Joseph et Abraham organisent ensemble une séance de rattrapage à l’intention de ceux qui ont des difficultés en mathématiques. C’est à partir de là qu’Abraham gagne l’amitié et le respect des autres. Après l’examen, les uns et les autres viennent s’excuser pour les moqueries qu’ils lui ont fait subir auparavant.

Au moment des vacances, Abraham cherche une idée. Il demande conseil à sa mère : «Qu’est-ce que je pourrais faire pendant les vacances pour préparer la rentrée ? Tu sais, je voudrais pouvoir acheter de bonnes tenues scolaires. » Décision est prise defabriquer des balais. Tous les matins, il s’occupe du jardin et les après-midi il part vendre les balais en ville. En rentrant, il confie l’argent à sa mère. Grâce à lui, la famille peut se procurer des vivres et épargner en vue de la rentrée scolaire. Abraham  est apprécié par son entourage. La plupart des voisins le félicitent pour son courage, sa créativité et sa persévérance.

Comme il est très occupé, il rate plusieurs animations Tapori. Soucieux de ce que deviennent les uns et les autres, il demande des nouvelles du groupe à Jospin et Ulrich. Le jour où il peut enfin participer, il prend la parole : «  J’ai toujours eu le souci de participer, mais c’est pendant les vacances que j’arrive le mieux à gagner de l’argent pour acheter tout ce dont nous avons besoin pour l’école. C’est pour cette raison que je m’absente. Mon rêve c’est  de devenir un jour animateur Tapori, pour transmettre à mon tour. Maintenant je me sens libéré. J’ai ma place à l’école sans subir les moqueries de l’année passée. » Il dit à ses amis Tapori qu’ils devront veiller ensemble à ce qu’il n’y ait plus d’enfants moqués autour d’eux.

Justice sociale, justice environnementale et dignité humaine

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Par Christian RHUGWASANYE

Aquarelle: Six mois en Centrafrique, RCA, 2007 © Jaqueline Page / ATD Quart Monde / AR0200901012.

Christian RHUGWASANYE est allié du Mouvement international ATD Quart-Monde. Enfant, il est membre du groupe Tapori dans sa ville natale, à Bukavu. Puis, il rejoint les « jeunes dynamiques » d’ATD Quart-Monde République Démocratique du Congo. Il mène des chantiers de solidarité et des actions d’entraide avec des familles qui vivent en situation de grande pauvreté. Plusieurs années après, il coordonne le groupe d’amis d’ATD Quart Monde en République Démocratique du Congo. En Juin 2016, il s’installe au Burundi pour suivre des études d’ingénierie Civile. Avec d’autres amis de ce pays, il anime des groupes Tapori et mène des actions solidaires avec les familles à Bujumbura, puis dans la province de Bubanza. Christian est très touché par les effets du changement climatique sur les familles qui ne peuvent se mettre à l’abri des inondations et des éboulements de terre. En décembre 2020, il part en Inde pour faire un Master en ingénierie environnementale et géotechnique.

Nous courons après l’argent, le développement industriel, le progrès scientifique et économique. Nous voulons remplir toujours plus nos comptes bancaires. Parallèlement, des espèces animales et végétales disparaissent rapidement autour de nous. Pour répondre aux envies et aspirations de la modernité, de la technologie et de l’économie, des lacs et des mers sont fortement pollués.

Les désastres climatiques et écologique se multiplient. L’agrobusiness ou l’usage de technologues industrielles dégradent fortement l’environnement. Nos conditions de vie sur cette planète sont menacées. Que restera-t-il pour nos futures générations ?

Nous devons être conscients que la science ne créera jamais des substituts de poissons, d’oiseaux, de lacs, de fleuves et de forêts. Tout ce qui est pourtant essentiel à l’écosystème. Par ailleurs, les plus pauvres et les peuples autochtones sont bien souvent les premières victimes de ces changements climatiques déplorables. Et leur parole n’est pas entendue. Elles n’ont pas de place dans la prise de décision !

Pour éviter le pire, voici quelques propositions :

Faisons usage de la technologie pour préserver l’environnement. Toute technologie qui ne permet pas de créer un monde meilleur, solidaire et un environnement protégé est malade. Fuyons ces technologies qui détruisent nos ressources pour enrichir seulement quelques-uns au détriment de tant d’autres.

Nous devons agir ensemble et transformer le JE en NOUS. Il nous faut une gouvernance qui prévoit la participation de tous. C’est triste de constater que les décisions sont prises par des gens qui ont pris connaissance des effets du changement climatique dans les livres. Pendant ce temps, celles et ceux qui les subissent sont condamnés à ne pas être écoutés ! Le développement durable n’existera que quand la société entière participera à ce processus.

Les personnes les plus touchées par les dérèglements climatiques sont les mieux placées pour proposer des solutions justes. Elles peuvent prendre des décisions qui ne sacrifient pas les prochaines générations, celles qui risquent de ne voir certains animaux que sur des photos !

La question climatique est un enjeu de dignité humaine et de justice sociale. Rappelons l’ampleur des dégâts dans la forêt amazonienne, détruite depuis des années ! Une décision prise avec la participation de tous ? Certainement pas !

J’aimerais voir demain un Indien d’Amazonie chanter deux minutes avant l’ouverture d’un sommet international sur le climat et l’environnement.

Il est important que les États se rencontrent aux Conférences des Parties (COP) pour trouver un accord et faire face à la situation désastreuse de l’environnement ! Dans le cas contraire, les données sur la pollution et le nombre de catastrophes naturelles ne feront que croître plus encore malgré toutes ces rencontres et conventions.

Les enfants se soutiennent mutuellement pour la rentrée scolaire

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rentrée scolaire

Par Shahidi Muhigirwa MUHARABU

République Démocratique du Congo

Le lundi 2 septembre 2019, les écoliers ont repris le chemin de l’école après deux mois des vacances. Les parents préparent leurs enfants en leur achetant les fournitures scolaires : les uniformes, les mallettes et d’autres matériels importants pour leur scolarité.

Certains parents peuvent payer tout le matériel nécessaire pour la rentrée des classes, d’autres achètent seulement des uniformes sans les cahiers, d’autres encore n’ont pas le choix et se font discrets. Des fois, certains enfants refusent d’aller à l’école s’ils n’ont pas le matériel pour la rentrée scolaire car ils ont honte et non pas parce qu’ils ne veulent pas étudier. Ils ont peur d’être discriminés par les autres, d’être sujet de moquerie et se retrouver seul dans un coin.

Les enfants font confiance à leurs parents. Des fois, ils pensent que leurs parents ont le pouvoir de tout, que tout est possible pour eux. Je me rappelle de la parole de Guy, un enfant Tapori : « mon père est riche plus que tout le monde, il est au-dessus du président Kabila ». Lorsque les enfants savent que leurs parents sont capables de tout, ils ne pensent pas qu’ils peuvent manquer quelque chose.
Malgré le fait que les enfants n’aient pas ces fournitures scolaires à cause du manque de moyens de leurs parents, ils gardent toujours l’espoir, de la considération et de la confiance envers leurs parents.

Un jour, lors d’une animation Tapori, un enfant dit : « moi et ma petite sœur nous n’étudions pas ». Nous avons donc demandé aux autres enfants qui parmi eux étudie. Tous ont levé la main sauf un frère et sœur : ils n’ont pas pu reprendre les études car ils n’ont aucune fourniture scolaire. Quand les enfants ont appris cela, l’un d’entre eux dit « moi j’ai déjà commencé à étudier, mais je n’ai pas la mallette. Je pars avec mes cahiers dans un sachet que ma mère m’avait donné. Malgré ça cela, vous aussi vous pouvez aller à l’école même si vous n’avez pas des cahiers, peut être vos parents pourront vous acheter les cahiers plus tard… ».
Un autre dit : « nous pouvons chacun apporter un ou deux cahiers pour aider nos amis et pour qu’ils partent aussi à l’école ! »

Les erentrée2nfants n’ont pas pu être indifférents à la situation difficile de leurs amis et à la rencontre Tapori suivante, plusieurs ont apporté des cahiers, d’autres des stylos pour soutenir leurs amis. Don et Anna ont pu reprendre les études ! C’est ceci le fruit de l’amitié !

Fidelie, une enfant Tapori, a dit : « je n’ai pas trouvée beaucoup des cahiers, j’en ai trouvée seulement deux, un pour toi Don et un autre pour Anna. Si j’en aurai d’autres je vous les donnerai ».

Cette attention avait touché plusieurs parents dont leurs enfants demandaient la contribution pour venir en aide à leurs amis.

Prenons exemple des enfants, ils ont beaucoup de choses à nous apprendre : surtout l’amour, l’amitié et l’espoir.

Les enfants de Buterere

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buterere

Par Saleh Kazige ABASI,

Bujumbura, Burundi

Buterere est l’un des quartiers les plus défavorisés de Bujumbura, la capitale commerciale du Burundi. Il est situé près du lac Tanganyika, proche de l’aéroport international du Burundi. Il s’agit d’une zone qui a connu des récurrentes catastrophes d’origine naturelle, notamment d’énormes inondations.
On y trouve les stations d’épuration où sont orientés tous les canaux et sont déversées toutes les eaux usées de la ville, ainsi que les dépotoirs de déchets liquides et solides collectés sur toute l’étendue de Bujumbura.

Cette décharge est visitée, chaque jour, par des milliers d’enfants, qui y vont pour faire le tri des déchets en espérant trouver des outils encore utilisables, des habits à porter, des restes d’aliments,… Les conditions de vie dans lesquelles vivent ces enfants et leurs familles, les obligent parfois à se rendre aux dépotoirs des déchets, même si le risque qu’ils encourent peut avoir des graves conséquences sur leur santé et voire même leur coûter la vie.

« Ma mère vend des fruits. C’est souvent des bananes et des avocats qu’elle étale sur la route. Parfois, elle rentre à la maison sans avoir vendu. Moi et mes frères, sommes obligés de chercher aussi pour que notre famille survive » me témoigne un enfant de moins de 14 ans lors de ma visite à Buterere. Il m’avait fait savoir que son souhait était de retourner au banc de l’école et vivre dans des conditions favorables à son épanouissement. « J’aime étudier, mais chez moi on n’a pas assez d’argent. Au lieu de passer toute la journée à la maison, je préfère venir ici pour trouver d’autres enfants et jouer avec eux… » dit-il. J’ai connu cet enfant lors d’une visite aux dépotoirs de Buterere, où il y avait beaucoup d’autres enfants en train de fouiller dans les déchets. Il n’était pas facile pour lui de se confier à moi lors des premiers jours de notre rencontre. C’est seulement après plusieurs semaines qu’on est devenu plus proches.

Après plusieurs jours de visite à Buterere, j’ai découvert que le désir le plus profond de ces enfants était que leur vie et celle de leurs familles changent. Généralement, les gens écoutent les enfants d’une oreille distraite et sans accorder beaucoup d’importance à ce qu’ils ont à nous dire. Pourtant, les enfants, et surtout ceux qui vivent dans la pauvreté la plus extrême, ont beaucoup des choses à nous apprendre. Ils portent au plus profond d’eux un message fort que l’on ne peut découvrir que si on s’approche pour les écouter et mettre en valeur leurs pensées. De leur bouche sortent des paroles et des vérités que Joseph Wresinski avait qualifiées de « trésor ».

Malgré les avancées que nos pays ont fait dans le domaine de la protection des droits de l’enfant, la situation dans ce coin de périphérie de Bujumbura reste encore préoccupante et nécessite l’intervention de tous. Parents, enseignants, autorités politico-administratives, jeunes, nous sommes tous appelés à agir en nous assurant que tous les enfants, sans laisser personne de côté, vivent dignement et que leurs droits, même les plus élémentaires, soient respectés.

Sur les pas de Joseph Wresinski, un homme dans sa singularité

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Par Élie KITUMAINI

Bujumbura, Burundi

Au Burundi le mouvement ATD Quart Monde a vu le jour il y a près de deux ans. Pour nous, le temps de formation fût une occasion spéciale et unique pour nous laisser consumer par un mouvement agissant pour la dignité, la dignité humaine. Ici je voudrais parler de mon début dans ce mouvement et de mon désir ardent d’y agir pour et avec les personnes en situation de pauvreté.

Pour exposer brièvement la philosophie et l’idéal du mouvement aux nouveaux membres du Burundi, une session de deux jours a été organisée en juin 2019, nourrie par les apports de tous.

Comme Joseph Wresinski, j’ai toujours eu de l’empathie, mais je me suis toujours senti limité à cause de mon incapacité à agir avec celles et ceux qui avaient besoin de soutien. Mon esprit était taraudé par la question de comment aider l’autre. Ayant à l’esprit que l’aide était avant tout et principalement matériel, je voulais aider au sens d’Aide à Toute Détresse (premier nom d’ATD Quart Monde), car j’ai grandi moi-même dans un quartier défavorisé à l’Est de la République Démocratique du Congo, où donner un morceau de pain à un petit voisin en manque valait beaucoup. Cette ambiance du quartier a fait naître en moi une compassion mais que je n’ai jamais sue assouvir.

Il a fallu faire le premier pas à la rencontre de Joseph Wresinski et par ricochet d’ATD Quart Monde, pour me rendre compte qu’il n’y a pas de joie et d’espoir à donner aux plus pauvres que par le simple vivre pour et avec eux. Avec cette entrée progressive dans le mouvement au Burundi, j’ai eu un déclic important en moi. Désormais j’apprends à regarder la personne vivant la pauvreté non pas comme quelqu’un qui attend quelque chose de matériel de moi, mais comme quelqu’un qui attend que je me mette à son école pour apprendre dans une confiance mutuelle et une amitié, au-delà du matériel. Et s’il est vrai que pour apprendre du maître il faut avant tout se mettre en posture du disciple, je crois pour ma part qu’apprendre des plus pauvres nécessite une telle posture, une telle attitude. Atteindre les plus pauvres n’est pas une question de faire mais d’être.

Remontant à la vie de Joseph Wresinski, déjà à l’âge de quatre ans il commence à agir contre la pauvreté. Un des premiers éléments m’ayant frappé et qu’il s’est mis au service des exclus de la société le cœur joyeux, comme un ami qui sert son ami.
Cet élan éclot au camps de Noisy-le-Grand (France). Ici il frappe par son observation des faits, sa considération des choses et son agir.

Son action se veut dès le départ d’aider à se passer de toute aide.

Ce que Joseph Wresinski et ATD Quart Monde m’apprennent c’est avant tout d’être animé par un cœur joyeux de pouvoir me mettre au service des plus pauvres en leur apportant une aide qui leur permette de se passer de toute autre aide (matériel) possible. Il s’agit ici de créer, susciter à partir de rien, bâtir une confiance qui puisse permettre une relation vraie.
D’ici naît la question de Joseph Wresinski « Pourquoi ne pas s’appeler ‘ami’ ? » et comment donc ne pas rendre service à un ami, l’écouter et se faire écouter par lui ? Avec Joseph Wresinski le regard porté sur les personnes en situation de pauvreté change : je ne le regarde plus comme un étranger dans besoin mais j’en fais un ami.

AGIR AVEC LES PLUS PAUVRES POUR UN MONDE JUSTE ET SANS PAUVRETÉ

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Bukavu 120505 Cibandihwe 27

Par Christian RHUGWASANYE

BURUNDI, Bujumbura

Les personnes vivant l’extrême pauvreté dans ce monde, réfléchissent et travaillent au jour le jour pour sortir de leur situation difficile en espérant vivre réellement une vie qu’elles méritent. Chaque jour elles sont debout, prêtes à se battre avec force et détermination, mais malheureusement avec désespoir et dégoût à cause du regard et des préjugés de la société face à leurs efforts.

Certes, pour trouver confiance, courage et espoir, elles n’ont pas besoin des biens matériels qui sont souvent accompagnés de paroles blessantes mais plutôt d’encouragements, de soutien et de notre temps à leurs côtés, d’être écoutées et considérées utiles et pouvoir jouir de sa dignité.

Le fait de n’avoir personne à ses côtés est finalement la plus grande souffrance dans la misère, car être seul, c’est être invisible aux yeux du monde. Pourtant, les personnes vivant la pauvreté ont le droit d’exister parmi les autres, de s’exprimer, de participer à la prise de décisions du plus bas au plus haut niveau, car tous les citoyens ont leur place dans la société.

La non reconnaissance de la dignité, des droits et de l’intelligence des personnes en situation d’extrême pauvreté dans le monde c’est un fait qui les condamne à vivre une vie qui n’est pas vraiment leur choix, une vie dans laquelle elles sont obligées de se taire malgré l’expérience et les savoirs qu’elles pourraient partager aux autres ;

c’est vraiment un crime et à cela s’ajoute le fait que l’humanité ignore leurs efforts en ne leur donnant pas la parole et la place. Pourtant, leurs idées comptent beaucoup pour bâtir un monde plus juste et solidaire.

Leur sagesse est grande, les relations qu’elles bâtissent entre elles pour se soutenir sans condition ni discrimination devraient inspirer tout le monde et nous pousser tous à agir avec elles en menant ce combat ensemble contre la misère qui est l’affaire de tous;

Nous ne pouvons pas concevoir un monde équitable et solidaire en laissant certains en arrière car on ne pourra jamais y arriver sans leur participation. Enfants, jeunes et adultes ; personne du Nord, du Sud, nous sommes tous un !

Nous avons tous intérêt à nous battre avec les plus pauvres, les écouter et cheminer avec eux, c’est notre devoir en tant qu’humains.

S’engager aux côtés des enfants et familles qui vivent l’extrême pauvreté

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Saleh Kazige ABASI,

République Démocratique du Congo

Il y a de cela 8 ans environ, j’ai été enfant Tapori. On se rencontrait une fois par semaine, autour d’une lettre Tapori, un livre, une histoire, des travaux communautaires ou simplement pour faire des jeux et des chants. C’était merveilleux! Tapori est une branche enfance d’ATD Quart Monde, un mouvement international créé en 1957 par Joseph Wresinski dans le camp de Noisy-le-Grand, près de Paris. C’est un courant mondial d’amitié entre les enfants de différents milieux qui rêvent d’un monde plus juste, de paix et où il n’y aura plus de pauvreté.

Ayant grandi dans cet esprit d’amitié, quand nous avons atteint plus de 15 ans, et puisqu’on ne pouvait plus faire partie de Tapori, il a fallu alors trouver un autre espace qui nous permettrait de conserver ce lien d’amitié et de fraternité qu’on avait bâti durant toute notre enfance.

Alors ensemble avec les amis on a créé le groupe « Dynamique jeune » : ainsi, par l’initiative des jeunes qu’on était devenus, appelés à l’origine enfants Tapori et grâce au soutien des aînés, est né un groupe d’accompagnateurs des enfants dont le but était d’aider ceux-ci à devenir des véritables citoyens de demain qui pourront servir dignement l’humanité.

C’est en fait un engagement qu’on a pris. Le rôle des animateurs étant d’animer ces enfants, les accompagner dans l’accomplissement de leurs rêves et faire en sorte qu’ils gardent leurs esprits ouverts face à l’avenir. Un avenir radieux et commun.

Sur le long du chemin, nous connaissons différentes situations qui nous rendent parfois impuissants. Dans une réunion où nous avions parlé de l’engagement des jeunes aux cotés des enfants et familles qui vivent en situation d’extrême pauvreté, Toussaint KARAGI, qui est également animateur Tapori, a fait savoir que ce qui lui, le décourageait était d’abord les propos d’autres jeunes, entre-autres ses collègues de classe : « …quand je leurs dis que je vais à la rencontre, ils me disent qu’à force de traîner avec les enfants je finirais par redevenir aussi enfant. Mais ils ont tort, parce que ces enfants sont nos petits frères et petites sœurs. Il est de notre devoir de les soutenir et d’apprendre avec eux ».

Les épreuves auxquelles nous avons été soumis à un certain moment dans notre engagement sont donc multiples. Néanmoins, au-dedans de chacune d’entre elles existait un élément qui nous a redonné espoir et nous a remis sur les rails. En fait, ce sont ces obstacles qui donnent du sens à notre engagement.

Aujourd’hui, je peux comme Toussaint, affirmer que les enfants ont des choses à nous apprendre et qu’on ne peut espérer changer le monde que si et seulement si on investit dans l’enfance.

A travers les actions qu’ils font, l’amitié et la solidarité qu’ils bâtissent entre eux, les enfants apportent le changement et contribuent à l’épanouissement de l’humanité. Si nous voulons vaincre la misère et mettre un terme à tous les autres fléaux qui, aujourd’hui comme hier, accablent l’être humain, c’est avec les enfants que nous devons commencer car, « ils sont le monde de demain ».

A savoir : Cette année le thème choisi pour le 17 octobre est « Agir ensemble pour donner aux enfants, à leurs familles et à la société les moyens de mettre fin à la pauvreté » et marque les 30 ans de la convention des droits de l’Enfant.

Rencontre autour du livre « Ravine l’Espérance »

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Par Claude Mormont,

Bruxelles, Belgique

Le samedi 23 mars, au centre culturel Senghor à Etterbeek à Bruxelles, 120 personnes sont venues pour la présentation du livre Ravine l’Espérance. Parmi elles, de nombreuses personnes de la diaspora haïtienne de Belgique et même des Pays-Bas, des militants d’ATD en Belgique, des volontaires et alliés du Mouvement étaient présents à la rencontre. Des amis d’Haïti engagés dans plusieurs actions et rassemblés du côté francophone dans la plate-forme Haïti Belgique et du côté flamand dans le Vlaams Haïti Overleg, ainsi que des membres de l’association Le Pivot qui rassemble des familles vivant dans la pauvreté et même le chargé d’affaire d’Haïti à Bruxelles avec sa famille ont pris part à la soirée.

Après un salut de la présidente de la Plate-Forme Haïti Belgique (dont ATD Quart Monde est désormais membre), a été présentée l’action d’ATD Quart Monde en Haïti, notamment le projet de protection sociale pour garantir un accès à la santé aux familles vulnérables, puis la lecture de trois passages du livre par Marlène Dorcena et Jonathan Julien, deux artistes haïtiens.

Après chaque passage, un temps a été réservé à la parole et au dialogue avec les deux auteurs présents,soirée ravine l'espérance bruxelles3 Kysly Joseph et Jean-Michel Defromont. Les échanges étaient denses. De nombreuses personnes se sont exprimées : des Haïtiens, des membres de diverses organisations contre la pauvreté…

 

Marlène et Jonathan ont chanté quatre chansons en créole, juste avant un grand repas haïtien préparé par la Communauté Catholique Haïtienne de Belgique et l’Amicale des Haïtiens de France, accompagné d’un punch offert par l’ambassade.

Un stand de livres sur Haïti, dont Ravine l’Espérance, et un d’artisanat haïtien ont été aménagés.

soirée ravine l'espérance bruxelles

Jean Lavalasse, un militant Haïtien vivant à Bruxelles, a partagé ce que l’ouvrage évoque pour lui : « Ce sont les entrailles du peuple haïtien. Dès que j’ai lu ce livre, (…) je l’ai comparé à un livre extraordinaire d’Haïti qui s’appelle « Gouverneurs de la Rosée » de Jacques Roumains. Mais ce qui est important, c’est que ce livre n’est pas un roman, c’est du vécu. (…) C’est la force. (…) La force, nous en avons toujours. (…) C’est un travail extraordinaire. On peut tomber amoureux de ce livre, il nous fait adorer Haïti. Et on va retrouver le même courage que vous avez ici pour lutter contre la pauvreté. Nous sommes tous ensemble, dans le même combat. »
Depuis, Jean n’arrête pas de mobiliser des amis de la diaspora pour faire connaître le livre.

C’était un moment intense, un temps de fierté autour d’Haïti et du peuple haïtien qui lutte contre la misère. Comme l’a dit Nerline, une des auteures, volontaire haïtienne : « Ce livre veut montrer la vie des gens dans des situations très difficiles, mais aussi leurs efforts. On veut montrer comment on lutte tout le temps. »

Lionel, un autre Haïtien a partagé : « J’ai ouvert ce livre en sortant mes griffes car je me méfiais, mais finalement le livre a évité tous les pièges où je craignais qu’il tombe ».

Joseph Wresinski partageait souvent son amour pour Haïti et son peuple. Ces actions et cette présence auprès de ce peuple est fortement encourageante…

La vie n’est pas facile en Haïti mais cet événement a mis en valeur ce peuple debout malgré la pauvreté qui sévit.

Écrire ce livre a pris sept ans. On ne peut pas en rester là ; d’autres rencontres autour du livre sont prévues aux Pays-Bas, en France, dans d’autres villes belges.

Il reste la préoccupation de l’accessibilité du livre auprès du peuple qui l’a rendu possible. Jean rêvait que le livre arrive dans chaque commune d’Haïti, notamment via des bibliothèques, mais il faudrait un autre moyen pour diffuser ce livre dans les quartiers, dans les bidonvilles, dans les organisations paysannes…
Un audio-livre est d’ailleurs en préparation et devrait paraître d’ici la fin 2019.

La journée internationale des droits des femmes et les mamans de Luhwindja

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Bagunda MUHINDO René

Bukavu – République Démocratique du Congo

Je me suis toujours posé des questions sur la journée du 8 mars. J’ai toujours été dubitatif à ce sujet. Quand on accorde une journée aux femmes pour célébrer le respect de leurs droits c’est comme si tous les autres jours on autorise implicitement que ceux-ci soient piétinés. Les femmes m’ont révélé un autre sens à cette journée à Luhwindja. Ce village surplombe les montagnes situées à environ 90 Kilomètres de la ville de Bukavu. Après la guerre de 1996 qui a empêché le développement du pays, la population a décidé de travailler pour un nouveau départ. Les femmes ne sont pas restées en marge du processus.

En 2003, une centaine de femmes se mobilise pour mener des Actions pour la Promotion de l’Enfant et de la Femme. L’initiative aboutit à la création de l’association APEF. Depuis, elles réfléchissent sur des activités à mener solidairement pour participer au développement de leur communauté. Elles ont utilisé comme ressources leur force et leurs savoirs. Les femmes qui possédaient des parcelles de terre ont invité d’autres à les cultiver ensemble. Grâce à l’argent qu’elles ont gagné elles ont acheté des chèvres et des porcs pour un élevage rotatif. A la mise bas, les porcins sont partagés entre elles, l’objectif étant de permettre à toutes de mener une activité. Elles font attention aux plus démunies d’entre elles.

L’initiative louable a poussé l’autorité locale MWAMI NALUHWINDJA CIBWIRE Tony à leur accorder un champ pour les activités rurales. Pour les encourager il leur disait : « notre Chefferie a besoin de la force de chacun pour se développer. »

En 2017, ces femmes ont tourné leur regard vers les autres de la communauté, meurtries par la misère et des violences diverses. Surtout vers celles qui ont été abandonnées par leurs maris partis chercher la vie loin sans revenir depuis plusieurs années.

Ces mamans ont entre 4 et 10 enfants, et pour les nourrir elles travaillaient dans les carrés miniers. Certaines sont tombées dans le piège de la prostitution. Grâce à l’appui de la Fondation Panzi du Dr Denis MUKWEGE elles ont toutes suivi des formations dans différents métiers.

Nsimire Zihindula, une femme de 30 ans ayant abandonné les mines explique comment elle gagne sa vie à travers la formation qu’elle a suivie en vannerie: « le plus souvent ce sont des commandes que les gens font. Je vends en moyenne un panier à 4.500 FC. L’argent me permet d’assumer les dépenses de ma famille. Avant je cultivais pour les gens et gagnais très peu. Je ne pouvais pas me reposer. Des fois quand j’étais malade je ne pouvais pas cultiver et mes enfants ne mangeaient pas.

Cette formation a apporté un soulagement dans ma vie. Je fais l’alternance des travaux de champs avec ceux de confection des paniers. Je gagne l’argent aussi à partir de la culture des choux et des amarantes. J’ai acquis un savoir qui reste en moi. J’en suis très fière et j’ai commencé à l’apprendre à mes enfants. »

« Le savoir est le meilleur héritage qu’un parent puisse transmettre à ses enfants. Tant qu’une femme aura de quoi transmettre à ses enfants, elle aura de la valeur ».

Le dimanche 25 mars ces femmes se sont rassemblées pour réfléchir sur ce qui fait leur fierté. Maman NGWASI, présidente du groupe disait : « la magie d’une femme se trouve entre ses mains. Elle cultive avec elles pour nourrir ses enfants. Lorsque la famille s’épanouit elle a de quoi être fière. Une journée ne peut pas suffire pour honorer cette valeur de la femme. Cet honneur se vit chaque fois que nous faisons quelque chose de bien pour nos familles ».

Maman Valentine a expliqué sa victoire face à une solitude de 14 ans : « mon mari est parti il y a 14 ans. J’ai élevé mes enfants seule grâce aux travaux des champs. C’est pour moi un grand succès. Aujourd’hui mon mari est revenu et m’a retrouvée avec mes enfants. Nous avons fêté et la vie continue, nous nous soutenons ».

Lorsque les autres femmes ont entendu ce retour toute l’assemblée s’est levée pour danser. Chacune s’est sentie soulagée et victorieuse face aux souffrances qu’elles endurent.

Chaque année des institutions dépensent des millions de dollars pour fêter la journée des droits de la femme. Cet argent n’atteint pas beaucoup les femmes des villages qui se battent quotidiennement contre l’injustice, le mépris et l’exclusion.

Celles de Luhwindja n’ont pas acheté de pagnes pour marcher dans la rue, elles n’ont demandé à personne d’acheter à manger ou à boire pour elles. Elles ont réfléchi ensemble sur la dignité, l’honneur et la fierté.

Pour moi le 8 mars ne peut être la journée de la femme, mais celle commémorant le respect pour le courage de la femme à travailler dans les mines pour épargner à sa famille l’humiliation, malgré tout ce qu’elle doit endurer; pour son honneur à apprendre un métier et le transmettre à son enfant comme héritage; pour mettre fin à toute violence y compris celle qui minimise sa valeur.

C’est une occasion de s’arrêter un moment pour méditer et comprendre la magie qu’il y a dans les mains, les têtes et les cœurs de femmes qui permettent à leurs familles de vivre dignement.

Le Prix Nobel du Dr DENIS MUKWEGE qui les a soutenues nous invite à y réfléchir.

Les plus pauvres, acteurs de paix et de développement

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Saleh KAZIGE ABASI

Bukavu – République Démocratique du Congo

Dans la vie de tous les jours, à travers les actes qu’il pose, l’être humain cherche le bonheur et le sentiment de bien-être. Trouver de quoi manger et être au milieu des autres, c’est notre quête perpétuelle. Cela, ne dépend en aucun cas du statut social de la personne, la position qu’elle occupe au sein la société, sa situation physique, son niveau de vie, ses origines, etc. Cette recherche d’harmonie au sein du groupe se construit au quotidien et par tous. De même, la paix et le développement, qui sont deux dimensions consubstantielles, se bâtissent de la même manière.
Ces deux notions peuvent s’entendre de diverses façons. Pour certains, la paix serait « une réponse à ces familles qui vivent sans abri, à ces enfants qui veulent partir à l’école mais qui trouvent toujours le malheur sur leur chemin ». Dans sa définition, UMUSEKE, une association Rwandaise pour la promotion de l’éducation à la paix, a fait savoir que la paix « c’est le développement du pays et de ses habitants. C’est quand le peuple est libre dans ses activités et quand la production du pays est suffisante et bénéficie à tous ses citoyens ».

Ainsi, le terme paix est intrinsèquement lié au développement : tous les êtres humains doivent lutter pour la paix et chacun y est invité, ajoute UMUSEKE. Le mot « TOUS » inclut également les personnes qui vivent en situation d’extrême pauvreté, victimes de rejet et de discrimination et dont les droits sont bafoués.

Généralement lorsqu’on parle de combat pour la paix et même dans des projets de développement, les efforts des plus pauvres semblent être inscrits dans leurs dos, méconnus ou simplement ignorés.

Ils sont privés de tous les moyens d’assumer leurs responsabilités et d’exercer leurs droits, de telle sorte que, quelques fois les institutions et les structures sociales ne leur sont d’aucun recours. Pourtant, il faut les placer au centre de cette action car ils disposent aussi d’un pouvoir de penser et d’agir. Cette situation ne pourra changer que si les hommes et les femmes de courage risqueraient leur situation personnelle pour le bien des personnes écrasées par la souffrance de la misère.

La construction de la paix et du développement ne doit donc pas être l’apanage d’une minorité de personnes identifiables (politiciens, agents de l’ordre, intellectuels, organisations locales et internationales…). Il faudrait reconnaître plutôt, qu’il s’agit de l’affaire de tous, sans ignorer les efforts des uns pour ne considérer que ceux des autres. Ceux qui subissent ou ont subi la violence de la misère, nous rappelle Eugen BRAND (Ancien délégué général d’ATD Quart Monde), n’acceptent pas une paix de façade, une paix de bons sentiments, ils veulent une paix de changement.

Le premier changement, c’est d’exister au milieu des autres et de jouir pleinement de ses droits.

La beauté dans la recherche de sa dignité

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Svet Mendoza

Philippines

Je milite pour l’alphabétisation et je désire profondément que chacun-e puisse avoir accès facilement et équitablement à la lecture et à l’écriture. Depuis près de dix ans désormais, je me suis impliquée comme bénévole dans des projets d’alphabétisation. Parmi toutes les expériences de bénévolat, les programmes d’alphabétisation d’ATD Quart Monde Philippines, avec leur flexibilité et leur manque apparent de structure, ont certainement piqué au vif ma curiosité. Être tutrice pour Ang Galing, aller aux rencontres, participer aux ateliers, ce n’était pas suffisant. Il y avait tant de questions qui se bousculaient dans ma tête qu’il me fallait plus que les réponses des membres de l’organisation. Je voulais aussi comprendre le sens derrière l’idée de « Quart Monde » dans le nom d’ATD.

Mon objectif premier, en posant ma candidature de stagiaire, c’était donc de comprendre plus en profondeur les méthodes employées par ATD Quart Monde Philippines pour organiser les communautés partenaires, avec leurs facilitateurs. Après avoir lu la Pédagogie des opprimés de Paulo Freire, j’ai voulu découvrir s’il était vraiment possible d’adopter une approche participative dans le cadre du développement communautaire.

Svet Mendoza pendant un Festival des savoirs en 2018.

Durant les trois mois que j’ai passés au sein de l’organisation, j’en appris bien plus qu’il n’était strictement nécessaire pour satisfaire ma curiosité et répondre à mes interrogations. On a répondu au-delà de mes attentes aux questions que j’avais, à mesure qu’on partageait généreusement avec moi les divers points de vue de l’équipe et des facilitateurs au sein des communautés. J’ai vraiment apprécié l’ouverture et le soutien constant dont on fait preuve tous les membres de l’organisation. Ils m’ont offert de merveilleuses opportunités, afin que je remplisse mon objectif et que je me forme une compréhension plus profonde. J’ai pu observer l’attention particulière qu’ils s’accordaient entre eux et le souci de l’autre. Ils forment une grande famille.

J’ai appris que l’expression « quart monde » désigne celles et ceux qui sont invisibles dans notre société.

J’ai eu la surprise de découvrir que parmi les personnes en situation de pauvreté, les gens sont classés entre bons et mauvais pauvres. Les bons sont ceux qui reçoivent en général le plus d’aides et de subventions de la part du gouvernement et des institutions privées. Les mauvais, en revanche, sont encore plus marginalisés et exclus, parce qu’ils ne se fondent pas dans le moule. ATD Quart Monde préfèrent se concentrer sur les mauvais. Cette idée d’avoir une attention particulière pour celles et ceux qui sont privés de tout et aux plus discriminés est véritablement digne d’être saluée.

J’ai aussi beaucoup aimé la manière différente dont ATD Quart Monde soutient et accompagne celles et ceux qui sont plongés dans une pauvreté chronique. Au contraire d’autres ONG qui développent des programmes d’alphabétisation et de développement communautaire classiques, ATD Quart Monde commence par changer la façon de penser, la mentalité et la perspective de celles et ceux qui font l’expérience de l’extrême pauvreté. Le mouvement crée des espaces pour échanger autour des inquiétudes pressantes et des problèmes liés à la pauvreté, grâce à des rencontres et des temps de dialogue. Chacun peut s’exprimer dans ces lieux d’éducation. Chacun est entendu et respecté : chaque voix et chaque expérience comptent.

Les personnes vulnérables et exclues sont écoutées et impliquées dans les processus mis en place pour changer leurs conditions sociales.

De cette manière, un vrai changement peut enfin se produire. Ces personnes transformées peuvent devenir des acteurs de changement et j’ai personnellement pu observer ce phénomène dans la vie des facilitateurs communautaires.

La possibilité d’interagir au quotidien avec les facilitateurs communautaires a beaucoup contribué à rendre mon expérience de stagiaire mémorable. Je n’ai jamais rencontré un groupe de personnes plus douées pour résoudre les problèmes de manière créative, ni avec tant de connaissances. Les facilitateurs communautaires ont partagé avec moi en toute sincérité leurs épreuves et leur vérité profonde, ce qui m’a énormément marqué. Leurs histoires, vraies et sans détour, et le courage remarquable avec lequel ils ont laissé voir leurs faiblesses ont suscité en moi un profond respect. Ils partagent généreusement leurs idées et leurs perspectives sur la vie. Ils ont atteint un degré de lucidité qui leur permet de cerner et de discuter des problèmes qui les touchent au plus près.

Puisqu’ils ont tous fait l’expérience de l’injustice sociale, en tant que militants, ils se battent pour leurs propres droits en même temps que les droits des autres. Ils mettent en pratique une citoyenneté active et s’efforcent d’aider ceux qui ne peuvent pas se défendre eux-mêmes. C’est une quête pour sa propre dignité qu’ATD Quart Monde a rendu possible pour ces facilitateurs communautaires.

J’ai commencé à comprendre la beauté qui se cachait derrière leurs rires, leurs discours, leurs débats, leurs opinions. J’ai été fascinée en les observant préparer le matériel pour les ateliers artistiques avec un soin méticuleux et méthodique. Leurs sourires timides quand leur travail et leurs efforts sont reconnus les rendent encore plus saisissants.

Durant mon stage, je me suis aussi interrogée sur les programmes du mouvement ATD Quart Monde. Quelle est la philosophie derrière les projets ? Quelles sont les raisons derrière leurs méthodes ? J’ai trouvé la réponse à mes questions alors que j’aidais un enfant avec son projet artistique, dans le cadre d’un atelier au sein de l’une des communautés partenaires de l’organisation. Après avoir guidé l’enfant, j’ai regardé tout autour de moi et j’ai eu la surprise de voir que tout le monde était en train de faire de l’art. Tout le monde était en train d’assembler des matériaux recyclés pour créer des œuvres. Tout devint clair pour moi ! Les programmes d’ATD Quart Monde sont conçus pour soutenir ces personnes à apprécier la richesse de leurs expériences et de leurs réalités quotidiennes. De la même manière que ces matériaux recyclés sont soigneusement travaillés et assemblés pour former une incroyable œuvre d’art, l’organisation accompagne avec soin des personnes défavorisées dans la valorisation de leurs expériences, pour qu’elles puissent y voir des éléments essentiels au développement d’un esprit critique. C’est ce qui, à son tour, permet à ces personnes de s’engager pour la transformation de leurs conditions de vie.
Ce qui était auparavant considéré uniquement comme des expériences et des réalités, sont devenus maintenant des témoignages d’une grande beauté.

ATD Quart Monde a partagé cette beauté avec tous ceux qui sont impliqués dans le mouvement. Vous pouvez la retrouver dans leurs projets, l’observer dans toutes leurs discussions. Elle se reflète dans les yeux et les actions des membres. Une fois que vous la découvrez, elle est difficile à manquer. Elle sort du lot, comme une fleur au milieu d’un champ, et vous la voyez partout. Toujours présente.

De plus, ATD Quart Monde est une organisation qui vous aide à consolider vos forces et à trouver des alternatives pour compenser vos faiblesses. L’échec y est utilisé comme un outil qui permet d’apprendre et de s’améliorer. L’approche flexible dans l’organisation des projets est louable, parce qu’elle témoigne de l’engagement à respecter avant tout les personnes impliquées.

Par dessus tout, ATD Quart Monde est centré autour des personnes, des enfants, de l’apprentissage et de la communauté. J’y ai trouvé une famille qui partage ma passion de rendre service.

Pour reprendre la belle expression d’Antoine de Saint-Exupéry : « on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Parfois, l’invisible et l’inaudible sont ce qui offre les impressions les plus vives et les plus déterminantes pour les autres. Et parfois, c’est ce qui nous permet d’apprécier une beauté différente, une beauté qui naît de l’endurance, de l’espoir et de la conquête de sa propre dignité.

De l’ignorance à l’espoir

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Christian Rhugwasanye

Bujumbura – Burundi

Dans l’après-midi du dimanche 4 Novembre 2018, nous avons organisé une rencontre pour célébrer la journée mondiale du refus de la misère à Bujumbura. Elle a réuni les jeunes du Mouvement ATD Quart Monde résidant au Burundi et les enfants pris en charge par la fondation MARIA ARAFASHA Burundi ainsi que leurs encadreurs autour de deux questions principales :

C’est quoi le Mouvement ATD Quart Monde ?

Pourquoi célèbre-t-on la journée mondiale du refus de la misère ?

Parmi les invités, Papa MWEHA, un maçon et militant qui a connu le Mouvement il y a quelques mois seulement. A la fin de la célébration, au moment où tout le monde se disait au revoir, il s’est approché de moi avec un sourire plein d’espoir et m’a dit à voix basse : « C’est la première fois de ma vie que je peux profiter d’une journée où je ne travaille pas ! J’ai senti que j’ai reçu plus de ce que je reçois chaque jour, parce que dans mon travail, je subis souvent les injures et les reproches de certains de mes clients.

Malgré tous les efforts que je fais avec ma famille pour combattre notre vie de pauvreté, j’ai toujours eu l’impression de construire une maison sur le sable, et parfois je me dis qu’il serait mieux de tout arrêter, voir même mourir! Personne ne nous disait jamais « courage », personne ne nous soutenait pour nous donner espoir. Au contraire on nous dit que nous perdons notre temps et qu’il serait mieux d’accepter notre situation et d’arrêter de faire des efforts car notre situation ne pourra jamais changer.

Cela limite nos idées et aspirations, ça nous coupe vraiment les ailes pour aller loin dans notre lutte. Le plus dur est de voir des personnes qui au lieu de nous donner du courage, pensent que nous sommes condamnés à vivre comme si on n’existait pas ! Malgré les découragements et la solitude, si nous rencontrons une autre personne délaissée, mais qui a la conviction que sa situation peut prendre fin un jour, on peut s’unir avec elle pour étendre nos voix, allonger nos pieds et renforcer nos ailes pour voler très loin tous ensemble et changer nos histoires. »

Je lui ai répondu : « c’est vraiment touchant cher papa, et maintenant qu’est-ce que tu ressens ? »

« La joie, rien que la joie et je me sens très confiant en mes efforts car juste à travers le nom ‘journée mondiale du refus de la misère’, j’ai senti que j’ai de la valeur. En plus, je viens d’apprendre qu’il y a des gens qui se sont unis dans les années passées pour dire non à la pauvreté et qui continuent à combattre au jour le jour pour que les droits de toute personne défavorisée soit respecté par tous et partout ! Je me sens uni avec toutes ces personnes-là car elles ont aussi fêté cette journée d’après ce que je viens d’entendre.

Maintenant je sens que je ne construis pas sur le sable avec ma famille, car d’autres ont mis une dalle qui forme un sol dur sur laquelle est écrit « là où des Hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’Homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. » ! Moi et les autres à travers le monde nous pouvons déjà y construire et aspirer à une réussite collective de nos efforts et ainsi nos enfants viendront mettre la toiture sur notre maison. »

J’ai voulu raconter ce témoignage car à mon arrivée au Burundi depuis la République Démocratique du Congo, personne dans mon entourage comprenait le fait que la solidarité, le partage, l’entraide et le travail peuvent mettre fin à la pauvreté ! Rencontrer Papa MWEHA qui milite pour sortir de la misère, comprendre ATD Quart Monde et le sens du 17 octobre, m’a donné beaucoup d’espoir pour que le peuple burundais s’unisse pour éradiquer la pauvreté.

De la mine d’or à la mine de développement : plaider pour la justice éducative

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Photo

Dans la photo la coordinatrice d’APEF, MWAMIKAZI Espérance BAHARANYI et le Docteur Denis Mukwege

Bagunda MUHINDO René,

Bukavu – République Démocratique du Congo

L’éducation constitue la priorité du Gouvernement de la République Démocratique du Congo. Le taux de scolarisation a connu un accroissement de 9% en l’espace de deux ans. Ces chiffres du ministère de l’Enseignement primaire, secondaire et Initiation à la nouvelle citoyenneté avaient été donnés par une radio locale (Radio Okapi) à la clôture de l’année scolaire 2015-2016.

Cependant, des disparités ont été remarquées entre le milieu urbain et le milieu rural à différents niveaux. La précarité de certaines familles est la principale cause du faible taux de scolarisation des enfants à Luhwindja. Dans cette chefferie du Territoire de Mwenga à l’Est de la RD-Congo, certains enfants travaillent dans les mines d’or artisanales pour aider leurs familles. Avec l’appui de ses partenaires, l’Action pour la Promotion de l’Enfant et de la Femme (APEF) s’est engagée à les scolariser. La communauté n’a pas cru à ce projet au début : « Ces enfants perdus dans les mines ne peuvent pas réussir à l’école », disaient certains.

Pourtant la conviction de la Coordinatrice d’APEF, MWAMIKAZI Espérance BAHARANYI était forte :

« Tous les enfants n’ont pas les mêmes chances mais tous peuvent réussir s’ils ont les moyens. Faire de leur réussite une priorité de chaque action est un devoir pour chaque citoyen ».

Ce message a été le fil conducteur de l’action d’APEF pour la réussite éducative des enfants. Les moniteurs ont multiplié leurs efforts dans l’enseignement. Les assistants psychosociaux et tout le staff APEF ont renforcé les visites aux familles pour comprendre les réalités de vie et pouvoir mieux accompagner les enfants. Aux épreuves de fin d’études primaires pour l’année scolaire 2016-2017, tous les enfants présentés ont réussi (34/34, soit 100% de réussite).

Les résultats pour l’année scolaire 2017-2018 mettent en valeur le fruit des efforts construits ensemble :

  • Une élève âgée de 14 ans a obtenu la meilleure note à l’Institut Ushirika (Une école secondaire de Luhwindja),
  • Les 36 élèves du degré terminal présentés aux tests nationaux ont tous réussi. Une fille, l’élève a obtenu la meilleure note (86%) dans le territoire de Mwenga. Avec deux autres élèves de Kamituga ils ont représenté le territoire de Mwenga pour un concours organisé par la division provinciale de l’enseignement primaire à Bukavu. Ils ont été aussi reçus par les délégations du Gouvernement Provincial et de l’Unicef.

Ces succès montrent que même dans la misère, un enfant a un savoir. Il faut l’approcher et lui donner des moyens de faire éclater son savoir. Le Dr. Denis Mukwege, président de la Fondation Panzi soutenant APEF pour ce projet n’est pas resté indifférent à ces résultats. Il a réagi en juillet : « Voilà ce dont peuvent être capables nos enfants lorsqu’ils sont aimés et soutenus… Ces enfants qui, hier étaient perdus dans les fonds obscurs des mines d’or, de cassitérite ou de coltan, peuvent, demain, devenir une véritable mine d’or pour le développement de notre pays ».

Les efforts de tous (enfants, parents, APEF et la Fondation Panzi) ont provoqué le changement de regard de la société de Luhwindja envers ces enfants. Ils montrent que chaque enfant est une chance pour l’humanité.
Rien n’est plus beau qu’investir sa vie, sa passion pour les autres comme le souligne le Père Joseph Wrensiski, fondateur d’ATD Quart Monde dans « Paroles pour demain ». Ce prêtre confia à Claudine Faure : « C’est formidable, vous savez, de lutter contre toutes ces injustices qui sont faites ! Ça vaut la peine d’y donner une partie de soi et une partie de sa vie, et même sa vie pour certains. ». En relisant ces cris jaillis de tant et de tant de poitrines angoissées et de cœurs d’enfants malheureux, je plaide pour la justice ».

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Je me joins au Dr. Denis MUKWEGE, à MWAMIKAZI Espérance BAHARANYI et au Père Joseph Wresinski pour inviter et encourager ceux et celles qui ont les cœurs percés et révoltés par l’injustice de la misère privant les enfants de l’éducation scolaire, à lutter sans cesse pour que ça change.

Mandela disait : « l’espoir c’est ce qui reste quand tout semble perdu ». En nous armant de cet espoir, nous serons capables de porter ensemble les larmes de ces enfants découragés face aux moqueries de leurs amis et de la communauté. Nous serons capables d’encourager ces parents impuissants à nourrir leurs enfants, de partager le courage et la douleur de ces enfants même quand les moyens matériels et financiers seront absents.

Pour une école inclusive : une promesse d’excellence pour tous et toutes

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Par Anne Champagne

Royaume-Uni

Comment éviter que les circonstances familiales : pauvreté, discrimination, famille éclatée, maladie, addictions ou violence constituent des obstacles pour la réussite scolaire des élèves ? Malgré leur potentiel, les enfants issus de familles fragilisées peuvent adopter parfois un comportement perturbateur qui compromet leurs relations avec leurs enseignants et le système scolaire en général. Comment aider les enseignants à se reconnecter avec ces enfants exclus ?

C’est ce défi, éveiller l’intérêt des élèves qui ont été victimes d’exclusion ou de rejet, ou ayant un comportement perturbateur, qui a conduit deux alliés d’ATD Quart Monde à écrire un livre appelé De l’Exclusion à la réussite scolaire – Construire des relations réparatrices pour créer des écoles inclusives publié par Sense, 2016). Les auteurs, Dr Michal Razer et Dr Victor J. Friedman, ont passé trente années chacun, à enseigner, expérimenter et former les enseignants. Leur but est d’aider les enseignants pour que ceux-ci puissent accompagner tous leurs élèves et leur permettre d’atteindre leur potentiel.

La Déclaration mondiale de l’UNESCO sur l’Éducation pour Tous (1990) exige que la méthode d’approche de l’enseignement soit adaptée à la diversité des populations. Razer et Friedman croient qu’une classe peut faire d’importants progrès et réussir seulement si chacun est inclus et qu’aucun n’est laissé pour compte, quels que soient ses difficultés ou son comportement. Leur thèse est que pour atteindre cet objectif, les enseignants doivent adapter leurs techniques et leurs outils pédagogiques.

Leur décennies d’expérimentation ont permis d’identifier un cycle d’exclusion et d’aliénation. Un enfant qui subit une série de rejets aura tendance à repousser une aide potentielle par mécanisme d’auto-défense pour éviter une nouvelle déception ; la conséquence est un sentiment d’échec et de frustration pour l’enfant et pour l’enseignant. Pour briser ce cycle, il est nécessaire d’établir une collaboration entre l’enseignant, l’enfant, les parents et le directeur de l’école, chacun ayant un rôle à jouer dans la construction de « relations réparatrices ».

A travers leur travail avec les enseignants, les élèves et les parents, les auteurs ont développé avec succès des stratégies pour surmonter les obstacles que certains enfants affrontent en classe. Ils décrivent les compétences et méthodes spécifiques que les enseignants peuvent utiliser pour aller vers les élèves exclus.

Quatre principaux outils sont décrits dans le livre : le non-abandon, le recadrage, la conversation « connective » et la pose de limites catégoriques. Chacune de ces compétences est présentée en détail, y compris des études de cas, certaines réussies, et d’autres illustrant les risques d’échec. Les auteurs mettent ainsi en lumière des exemples précis et variés de l’utilisation de leurs outils. Le livre fournit également un guide étape par étape destiné aux enseignants qui veulent la réussite de tous leurs élèves, indépendamment de leur situation familiale ou sociale.

Le cycle d’échec auquel les enfants exclus font face a beaucoup de similarité avec le “piège de la pauvreté” décrit par les personnes vivant dans la pauvreté. Beaucoup disent se sentir exclus par les autres. Ils peuvent ressentir que leur voix ne compte pas et qu’ils n’ont rien à apporter à la société. De la même façon, les enfants exclus décrivent un sentiment de rejet et de souffrance d’être étiqueté comme « l’enfant à problème ». Ceci peut les piéger dans une boucle comportementale qui renforce cette étiquette et compromet leur chance d’apprendre et d’atteindre leur potentiel.

Sans entraînement spécifique, les enseignants se sentent souvent impuissants à affronter ce cycle. Pour résoudre ce problème, Razer et Friedman décrivent en détails comment s’éloigner d’un focus uniquement centré sur le transfert de connaissances et des compétences cognitives. Il peut être tout aussi important pour un enseignant de s’engager sur un plan émotionnel, utilisant des capacités d’écoute active pour construire « une relation réparatrice ». Les auteurs ont observé que l’utilisation de cette approche développée sur le terrain permet non seulement la réussite des élèves mais apporte aussi une grande satisfaction professionnelle aux professeurs qui l’utilisent.

Ce livre propose une méthode qui assure que personne ne sera laissé pour compte, pas seulement en théorie ou sur le plan politique, mais en pratique. Étant donné les similarités entre les buts d’une éducation inclusive décrite dans ce livre et la société inclusive que nous visons à atteindre dans notre lutte contre la pauvreté, il est à espérer que des professionnels travaillant avec des familles vivant dans la pauvreté étudieront ce livre, adopteront ses approches, et les appliqueront dans le cadre de leurs activités.

L’obscurité de l’indépendance

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Bagunda MUHINDO René,

Bukavu – République Démocratique du Congo

30 juin : anniversaire de l’indépendance de la République Démocratique du Congo.
Lors de cette journée, je me trouvais en mission à Luhwindja, une chefferie située à environ 90 Kilomètres de la ville de Bukavu, dans l’est du pays.
A 15 heures 30, je regardais le match France-Argentine. Un jeune me paye une bouteille de Coca-Cola en disant « Cadeau ! aujourd’hui, c’est l’indépendance du pays. On doit boire et manger ».
A 20 heures je fais un tour dans le quartier. Derrière les maisons commerciales situées le long de la route, dans la pénombre, je remarque à peine une petite maison en terre battue. Elle est particulièrement obscure. Toutes les autres maisons voisines sont éclairées, la lumière passait par les fentes des fenêtres et des portes. Je m’approche et je toque à la porte. Quelqu’un ouvre, mais je ne vois personne dans l’obscurité. J’allume la torche de mon téléphone et je vois cinq enfants avec des habits déchirés, couverts de poussière. Ils avaient joué toute la journée et n’auraient personne pour les laver le soir. L’aîné d’environ 11 ans était devant moi. C’est lui qui avait timidement ouvert la porte.

« Bonsoir », ai-je lancé.
« Bonsoir », a-t-il répondu.
« Vous allez bien ? » Personne n’a répondu.
J’ajoute : « maman est là ?  »
« Non, elle est à Bukavu et revient le samedi 7 juillet » – réagi l’aîné.

Ils avaient faim. J’en connaissais bien les signes pour avoir moi-même ressenti la même chose quand, seul avec mes sœurs, à l’âge de 6 ans, nous attendions le retour de notre mère. Je demande alors aux enfants :

« Vous avez à mangé ? »
« Non », ont simultanément répondu quatre d’entre eux. L’aîné n’a pas réagi. Dans son impuissance, il se sentait responsable des autres. Ma sœur aînée agissait ainsi quand elle n’avait rien pour nous, alors que ma sœur cadette pleurait.

« Qu’est-ce que vous allez manger ? »
« On ne sait pas. »

Aussitôt je pars au restaurant où je mange quand je suis en mission. Je prends deux plats que l’aîné rapporte. Les cinq enfants se se régalent comme des prisonniers évadés après une semaine sans manger.
Je retourne au restaurant éprouvant beaucoup d’émotions. La dame du restaurant me demande ce qui n’allait pas et j’explique. Elle n’attend pas pour répondre : « Cet enfant sale avec qui tu étais ? Ces enfants sont des voleurs ». Je ne me laisse pas emporter par ses critiques. Je lui réponds que quel que soit ce qu’ils auraient fait, aucun enfant ne mérite de passer des nuits sans manger et que dans une telle circonstance, même un adulte ne peut résister devant une casserole chaude, si personne ne le voit. La dame acquiesce et ajoute : « C’est vrai ce que tu dis ».

Le lendemain matin, je pars voir les enfants avant d’aller à l’église. Ils étaient dehors, recroquevillés les uns sur les autres. Je sentais la fraicheur, alors que j’avais un pull. Eux ne portaient rien. Dans les montagnes des villages du Sud-Kivu, il fait frais la nuit et le matin, puis la journée est réchauffée par le soleil.

Et dans ma tête tournait la question de l’indépendance. L’Indépendance ! Je reconnais sa valeur dans l’histoire du pays, mais aujourd’hui c’est devenu plutôt un concept démagogique et fantaisiste. Plus on est pauvre moins on en est concerné.
Ce 30 juin des milliers de dollars ont été dépensés pour que les riches puissent boire et manger. Les politiciens ont profité de l’occasion pour parler de leurs plans pour les élections prévues en décembre. Mais derrière les murs des villes, au fin fond des villages, des milliers d’enfants ont passé la nuit sans manger ; sans savoir s’ils auraient leurs bulletins scolaires le 2 juillet à la proclamation, parce que leurs parents n’avaient pas payé les frais scolaires. Des milliers ont passé des jours loin de l’affection de leurs mères parties chercher de quoi les nourrir.
Puis-je être fier de notre Indépendance ? Non, je le serai lorsque chaque enfant de mon pays sera libéré de la faim, du froid, de l’ignorance. Député national ou ministre, je ferais en sorte que le 30 juin se passe autrement. J’inviterais ce jour-là tout Congolais à faire une œuvre de bonne citoyenneté pour que chaque enfant et chaque adulte retrouvent le sourire. Beaucoup naissent et meurent sans avoir été libres un jour de leur vie et personne dans leur entourage ne le sait.
La véritable Indépendance, c’est la justice au cœur, c’est la paix, une vie meilleure pour tous.

L’éducation pour sortir de la pauvreté

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Par Denise NVOMERA NTEGEZA

République Démocratique du Congo

Parmi les objectifs de développement durable celui de l’éducation souligne la gratuité de l’enseignement primaire ; chose qui n’est pas respectée en RDC et dans plusieurs pays d’Afrique.

Un séminaire organisé par le Mouvement international ATD Quart Monde s’est déroulé autour du thème « Tous peuvent apprendre si… » ; les trois points de suspension constituent un ensemble d’obstacles qui freinent, qui obstruent et qui empêchent que tous les enfants aient les mêmes chances, d’accès à l’enseignement.

Il y a des obstacles liés à l’état de pauvreté des familles, ceux liés à l’insécurité grandissante dans plusieurs pays, la situation de guerre, etc.

Nous devons réfléchir à changer le regard du reste de la société envers les plus pauvres ; nous devons penser à comment mettre les personnes vivant la grande pauvreté au centre de nos préoccupations.

Nous, parents, devons commencer dans nos propres familles à assurer l’éducation de base dans le but de préparer une bonne suite. Recommandations et suggestions devront constituer un moyen efficace de notre implication dans le processus de rechercher la paix et d’autres solutions durables. Non seulement interpeller les familles à plus de responsabilité, mais aussi le gouvernement qui est le garant des institutions : l’amener d’une manière ou d’une autre à appliquer la justice à tout les niveaux ; l’amener en particulier à veiller à ce que tous les enfants – y compris ceux qui vivent dans la pauvreté – puissent jouir de leur droit à un enseignement primaire gratuit et obligatoire afin que les écoles puissent être accessibles sans danger ni coûts indirects ou frais illégaux.

Étant des ambassadeurs de la paix, nous, parents, devons commencer dans nos propres familles à solidifier d’abord l’éducation que nous donnons à nos enfants car sans l’éducation de base c’est toute une vie qui se perd. Si nous réussissons cette éducation, les résultats seront visibles. Nous ne devons pas laisser toute la charge à l’État et nous devons savoir que l’État seul ne peut rien.

Actuellement, pour certains gouvernants, c’est comme si le peuple n’existait pas, c’est comme si les enfants n’avaient pas droit à la scolarité et à la protection. Il y aura une justice lorsqu’on tiendra compte de l’existence de l’autre et que le salaire de misère n’existera plus. Les 3, 4, 5 et 6 mois impayés ne permettront pas le bien-être des personnes.

Dans chaque société les classes sociales existent, mais nous devons montrer que les inégalités conduisent à des atrocités et que certaines personnes se trouvent très lésées, très diminuées par la pauvreté.

Avec le Mouvement ATD Quart Monde nous devons aboutir à l’élaboration d’un plaidoyer auprès des gouvernements afin qu’ils appliquent les principes d’égalité et d’équité ; ainsi, même les enfants issus des familles pauvres se retrouveront sur le banc de l’école et on aura préparé des pays responsables et viables.

Les enfants vivant la grande pauvreté abandonnent du jour au lendemain l’école ou ne la fréquentent pas du tout, pour entreprendre des activités génératrices de revenu, contribuer aux tâches de ménage. Pire encore, certains se retrouvent dans la rue voués à leur triste sort.
L’éducation est un outil essentiel qui permettra à l’enfant de développer petit à petit sa personnalité, ses capacités et ses talents.
Les études seront pour lui un ensemble de chances de participer d’une manière efficace à la vie sociale et d’échapper ainsi à la pauvreté, en devenant utile pour lui et pour la communauté entière.

Le fait de ne pas arriver au terme de l’enseignement primaire et secondaire présente des conséquences économiques qui dévastent et prolongent le cycle de la pauvreté.

Écoutons nos frères de Syrie : la petite Mouna, âgée de 8 ans, s’exprimait sur Radio France Internationale : « Nous avons des écoles cachées, les parents n’acceptent pas que les enfants aillent à l’école car beaucoup sont morts puisque les écoles sont bombardées ».

Une enseignante syrienne disait qu’elle et des collègues faisaient du bénévolat avec le souci de contribuer tant soit peu à l’éducation des enfants.
L’école c’est la vie, c’est l’avenir de nos enfants, c’est l’avenir de tout un peuple. Les enfants non scolarisés sont une bombe à retardement.
« Tous peuvent apprendre si… »

Voir avec son corps

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Saint Jean Lhérissaint

Haïti

Vivre en dignité est la plus grande nécessité de tout être humain. Qu’on ait toutes ses capacités ou non, se donner une occupation pour trouver de quoi vivre est essentiel. Ici, à Jean Rabel, en Haïti, Dérilus en est un bon exemple. Depuis l’installation de la nouvelle petite équipe d’ATD Quart Monde Haïti dans cette commune très pauvre, Dérilus attire notre attention au point que nous décidons un jour d’aller lui parler.

Dérilus est aveugle de naissance. Il vit au centre ville de Jean Rabel, mais est originaire de Barbe Pagnole, lieu où nous animons une bibliothèque de rue chaque vendredi. Sa femme est aveugle aussi, ensemble ils ont une fille. Cet homme aveugle est courageux et nourrit dignement sa petite famille grâce à la peine qu’il se donne. Chaque jour, on le voit sous sa petite tente située sur la grande rue en train de taper avec son marteau. Mais son travail est beaucoup plus large que ça et demande encore plus d’habileté. Il exige aussi une force physique adéquate.

À l’aide d’une brouette qu’il conduit depuis chez lui jusqu’à la rivière à environ un kilomètre, il ramasse des pierres et va les déposer sous sa tente – Sachant que pour faire ce travail, il doit traverser des rues en faisant attention aux vélos, motocyclettes, voitures, piétons, canaux, ravins. –  Après avoir transporté assez de pierres, il se met à les casser à coups de marteau pour en faire du gravier qu’il vend à ceux qui construisent leur maison. « Avec ce travail, je gagne assez pour vivre. Ce qui est intéressant aussi, c’est que je ne travaille qu’avec moi-même. Le seul problème qu’il y a, c’est que parfois je n’arrive pas à trouver facilement des clients », lâche Dérilus qui confirme que le travail qu’il fait n’est pas simple.

À côté de cette activité génératrice de revenus, Dérilus travaille aussi bénévolement pour sa communauté et son église. C’est bien lui qui frappe du tambour à l’église catholique du bourg, au moins chaque dimanche. C’est d’ailleurs là que nous l’avons vu pour la première fois. « Je n’hésite jamais à participer aux activités communautaires visant à embellir mon quartier », ajoute Dérilus. Il fait toutes ces choses, et bien d’autres, comme s’il voyait avec son corps. Il est un symbole de courage qui nous apprend qu’on peut vivre en dignité même si on n’est pas à 100% de ses capacités.

Jimy

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Penture réalisée par Bruno Mazzolini

Maïmouna Kebe et Bruno Mazzolini

Sénégal

Ce samedi, à l’Antenne régionale à Dakar quelques membres du Mouvement ATD Quart Monde se retrouvaient pour discuter du thème du 17 octobre, Journée Mondiale du refus de la misère. Cette année, le Comité International propose de mettre en lumière l’ambition de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, à l’occasion des 70 ans de ce texte de référence !

« Qu’est-qui fait que je suis un Homme ? » La question lancée, tous les participants ont répondu unanimement en se référant au respect de la dignité.

Tout au long de la réflexion, j’avais sous les yeux en face de moi, un tableau aux couleurs vives : les trois couleurs rouge, jaune, vert de notre drapeau comme fond, avec sur la partie gauche dessinée en noir la silhouette d’un homme assis et sur la partie droite écrit en blanc, presque en graffiti, l’inscription « Tous, nous sommes des Hommes. M. Sow »

Et je pensais à cet homme qui aurait pu n’être dans nos mémoires qu’une ombre vite estompée, mais qui nous a si profondément instruit sur « ce qui fait qu’on est un Homme » qu’il continue à habiter nos cœurs et nos esprits : Mamadou Sow. Nous l’appelions tous Jimy. Il était un homme de la misère, d’une misère épaisse qui l’éloignait de ses voisins, une misère qui ne le laissait pas en paix, même dans sa solitude.

Pourtant à un moment il avait eu des rêves, des rêves simples comme tout le monde : se marier, avoir des enfants et de quoi les faire grandir. Pour les réaliser, il avait pensé immigrer en Europe. Il était parti puis 4 ans plus tard, il était revenu… Sans rien…. Devenant la risée de tous.

Dans le quartier, il insultait les voisins. Les tensions entre lui et son voisinage avaient incité le propriétaire de la maison qu’il squattait à lui demander de partir. Alors, il avait trouvé refuge quelque temps à la maison Gestu And Xeex Ndool, qui veut dire « rechercher et combattre ensemble la pauvreté ». C’était la maison de tout le monde, une maison de paix où tous ceux qui y entraient se sentaient respectés. Là, dans notre maison Quart Monde (lieu de rencontre des membres du mouvement), Mamadou se sentait en sécurité.

Il avait le talent de façonner le bois. Il réalisait des petits bracelets qu’il vendait au marché. Mais de tout ça, gagnait peu… si peu. Il avait ensuite trouvé une autre maison tout aussi insalubre. Notre équipe s’était solidarisée pour qu’elle soit remblayée, mais l’eau revenait sans cesse. Pourtant ce n’était pas le pire. Ce qui blessait le plus Mamadou, c’était les préjugés. Sans le connaître les voisins le jugeaient, se moquaient de lui, le traitaient de fou… Dans son cœur la colère, comme l’eau, stagnait et jamais ne se tarissait. Elle sortait de lui par des insultes en réponse aux humiliations reçues. C’était toujours des conflits, des menaces. Il le sentait bien : personne ne le respectait.

Nous allions lui rendre visite, volontaires et jeunes bénévoles. Et petit à petit nos visites, qui intriguaient les gens, ont transformé les regards. Dans sa petite chambre humide, il nous recevait et cela faisait de lui une personne comme les autres, il n’était plus tout à fait isolé, il y avait de la solidarité. Chez certains voisins, il pouvait aller chercher de l’eau à boire.

Cet homme abattu par la misère cherchait son chemin, comme tout être humain cherche à être reconnu comme un Homme.

Il souffrait de la relation qu’il avait avec le voisinage, alors qu’au fond, tous voulaient la paix.

Les volontaires ont eu l’idée d’inviter Mamadou à venir sculpter un objet qui symbolise la paix dans la cour de la maison Gestu. Mamadou, qui insultait les voisins et faisait peur aux enfants, se retrouvait avec eux, là dans la cour à sculpter le bois, cherchant ensemble à dire la paix.

Après une querelle Mamadou cherchait toujours à se rattraper, redevenir un parmi les autres ; alors il répétait comme une vérité incontournable et pleine de sagesse : « tous nous sommes des Hommes ». Ces mots tintaient comme un appel au respect de la dignité de tous, mais également comme un appel au pardon inconditionnel. En les étalant sur sa toile, un volontaire a voulu partager la force de cet homme au-delà de la violence de la misère qui l’oppressait.

Ce tableau à l’Antenne régionale d’ATD Quart Monde à Dakar contribue à ce que Mamadou Sow, alias Jimy, ne soit pas oublié.

C’est l’occasion de témoigner de sa vie à tous les gens qui passent ici.

Le voyage absurde des Rroms : aller-retour éclair entre France et Belgique

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Pascal Percq

France

Ce matin là, tout comme un autre matin identique deux mois plus tôt, une vingtaine de personnes, familles Rroms avec enfants, sont rassemblées à l’entrée du camp improvisé –un bidonville organisé depuis de nombreux mois aux portes de la ville.

Entre deux bras d’autoroute périphérique, une centaine de Rroms sont installés là, à demeure, dans leur caravane, selon une utilisation assez rationnelle de l’espace.

Ce mercredi matin, plusieurs d’entre eux se préparent à partir non pas pour un long voyage mais pour un aller-retour absurde, digne de Kafka, de quelques kilomètres…

Il est 9h. Cinq voitures approchent et se garent à l’entrée du camp. Leurs conducteurs et conductrices sont des amis, membres du collectif de soutien aux Rroms. Ils rejoignent les familles et ensemble ils attendent. Qui ? Deux policiers déjà venus quelques jours plus tôt et qui avaient saisi un peu au hasard leurs papiers d’identité lors d’un contrôle de routine dans le camp.

Ces papiers d’identité, les familles en ont besoin, pour travailler, pour se déplacer, pour inscrire les enfants à l’école. Presque tous sont scolarisés. Plusieurs de ces femmes travaillent à temps partiel. Qu’importe, une décision administrative prise par le préfet leur ordonne de quitter le territoire. En échange de leurs papiers ils sont mis en demeure de partir dans les trente jours… par « leurs propres moyens ».

Cela s’appelle une « OQTF : Obligation de Quitter le Territoire Français ». Une décision administrative prise par le préfet en application d’une réglementation légale sans besoin de passer devant un juge. Leur tort ? Ils n’ont commis aucun délit. Ils sont considérés comme représentant une charge excessive pour l’État français, parce que leurs revenus sont insuffisants, qu’ils n’ont pas de logement, etc.

Le fait qu’ils soient citoyens Européens, Roumains certes mais membres de l’Union Européenne, ne change rien à leur sort. Le droit de mobilité dans l’espace Schengen est battu en brèche. Plusieurs recours ont d’ailleurs été déposés par le passé devant le tribunal administratif pour « excès de pouvoir ». Peine perdue. Le temps que le juge administratif délibère… les personnes sont tenues d’appliquer l’obligation légale. Et donc de quitter le territoire.

Il est 9h20. Les familles prennent place dans les cinq véhicules. Parmi les « expulsés » une maman avec un bébé de trois mois. L’enfant n’est pas expulsable… mais la maman si. Alors, on ne sépare pas la mère de l’enfant. Une autre jeune femme est furieuse. Elle habite la région sud depuis plus de quinze ans et était simplement de passage. On lui a pris ses papiers comme aux autres.

Le petit groupe part en convoi, escorté par le véhicule de police jusqu’à la frontière franco-belge six kilomètres plus loin.

Il est à peine 10h. La frontière franchie, tout le monde descend des véhicules. Les policiers constatent alors que les familles ont bien quitté le territoire français. Ils leurs rendent  à chacun en main propre, contre une signature, leurs papiers d’identité. Puis ils repartent…

Alors tout le monde remonte dans les voitures et l’on revient au point de départ. Il ne s’est pas passé deux heures… entre le départ et le retour.

Cette –sinistre- comédie est ainsi jouée tous les deux mois. Avec quasiment les mêmes acteurs. Pour Francesca, c‘est la troisième fois qu’elle fait cet aller-retour. Elle ne s’en émeut guère. Mais chacun redoute une mesure plus sévère encore qui serait l’interdiction de retour en France : l’arsenal administratif a bien des ressources pour embêter les pauvres gens, Rroms et autres.

Plusieurs organisations ont saisi la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Sans résultat jusqu’à présent.

Le ballet de ces reconduites à la frontière entre la France et la Belgique, peut ainsi continuer à ce rythme de mois en mois durant des années. D’autant qu’il paraît qu’en faisant un peu de zèle, ces aimables fonctionnaires, préfet compris, seraient ainsi bien notés en haut lieu…

Je souhaite un monde sans enfants soldats

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Par Christian RHUGWASANYE

République Démocratique du Congo

Pour un enfant grandir dans la chaleur familiale et dans une société solidaire est un pas pour son développement.

Le monde souffre, des guerres, des conflits et surtout de l’extrême pauvreté. Les gens qui les endurent deviennent comme inexistants alors qu’ils ont pleinement le droit d’apparaitre comme tout Homme!

Tout humain a besoin d’une personne à ses côtés dans les meilleures et les pires situations de sa vie. Un enfant ressent encore plus ce besoin. Son corps, sa réflexion, son esprit et sa manière d’agir se développent selon son entourage, les personnes qui s’occupent de lui, les personnes qu’il voit ; ce qu’il subit et endure…..

Je suis choqué aujourd’hui de voir que des milliers d’enfants sont actuellement délaissés, drogués dans des rues de pays de cette terre. Certains sont victimes des conflits armés et politiques, coincés dans les forêts et envoyés au front sans consentement libre de leurs part ! Là leur avenir se noircit, ils sont transformés, détruits, tués.

Ces  enfants aussi ont besoin de l’école. Ils ont besoin d’être considérés et de jouir des mêmes droits que tout autre enfant. Ils ont besoin de l’affection et de la chaleur familiale. Au lieu d’une natte pour dormir dans la forêt ils ont besoin d’un matelas et d’une chambre.

Cela va plus loin que leurs propres besoins : il s’agit d’une exigence éthique fondamentale pour un monde juste, sans guerre, sans misère.

Je souhaite un monde sans enfants abandonnés, exclus, discriminés, traumatisés, enrôlés dans les groupes armés. Un monde sans enfants privés de solidarité, un monde avec du travail en commun, de l’amour et de la dignité dans la société.

Pour l’avenir, il est temps de faire que chaque enfant devienne un bon citoyen.

Un nouvel ordre mondial

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Par Nick Edwards

Royaume-Uni

Les nombreuses campagnes menées actuellement, telles que « Me Too » et « Time’s up », s’attaquent aux problèmes des inégalités, des comportements inappropriés, et de l’exploitation des femmes sur leur lieu de travail. Elles succèdent à d’autres campagnes qui ont levé le voile sur des abus de pouvoir de tous types, particulièrement, mais pas exclusivement, de la part des hommes. Ces justes causes arrivent à point nommé.

L’expérience vécue par les femmes riches et célèbres qui ont initié la campagne « Time’s up » est partagée, tous les jours, à une échelle colossale et inimaginable, par tellement de personnes, notamment les membres les plus pauvres et les plus vulnérables de notre société. Cette souffrance qui fait parfois les gros titres, est vite éclipsée par l’événement médiatique suivant. Pourtant, le problème, lui, reste d’actualité.

Ces dix dernières années, tous les projets d’ATD ont été construits en se basant sur le refus du silence qui pèse sur l’extrême pauvreté, vécue comme une violence. Notre volonté est d’aider les personnes à comprendre de quelle façon, de manière institutionnelle et profondément enracinée dans notre société, l’exclusion et l’exploitation piègent les gens et affaiblissent leur dignité humaine. Notre priorité a toujours été de donner une voix à la pauvreté, et de permettre à cette histoire d’être racontée par ceux et celles qui sont les mieux placés pour en parler – c’est-à-dire, les militants et autres personnes qui vivent quotidiennement dans une situation de précarité.

Ce message est peu entendu pour deux raisons : la nature égoïste et matérialiste de notre monde, et la façon dont les gouvernements et les médias manipulent les faits pour les faire coïncider avec leurs propres intérêts et ceux des personnes qui détiennent richesses et pouvoir. Il en a toujours été ainsi, et il peut être facile pour nous de tomber dans la croyance que les choses ne pourront jamais changer.

Ce qui est sûr, c’est qu’en ne faisant rien, cela ne changera jamais ! La bonne nouvelle est que, grâce à nos efforts, ainsi qu’à ceux de tant d’autres qui se sont unis à nous de par le monde, il y a aujourd’hui une bien meilleure compréhension que par le passé de la réalité de l’exploitation et des abus de pouvoir. Cependant cela reste fragile, et soumis à des attaques de toutes sortes de la part de groupes d’intérêt. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’un réel changement de culture, afin que les problématiques cruciales soient identifiées, non pas comme une énième campagne mais comme une nécessité pour notre survie et pour le bien-être de notre planète et de tous ses habitants.

Le fondateur d’ATD Quart Monde, Joseph Wresinski, a dit un jour : « Un nouvel ordre mondial, sans pauvreté, verra le jour ». Pour que cette déclaration se réalise et ne soit pas qu’un rêve lointain, nous devons essayer de persuader ceux qui ne nous écoutent pas encore. Nous devons unir nos voix, nos « Me too », pour changer l’obscurité de l’extrême pauvreté en un nouvel ordre mondial où tout le monde aura la chance de donner le meilleur de lui-même.

Nous, rassemblés au sein d’ATD Quart Monde, sommes à l’avant-garde de ce mouvement. Cela fait longtemps que nous sommes présents et nous devons continuer à raconter notre histoire jusqu’à ce que le monde écoute enfin et que personne ne soit plus laissé derrière.

 

Anniversaires : de 1948 à 1998… et maintenant ?

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Pascal Percq

France

Cette année 2018 est celle d’un double anniversaire : les 70 ans de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme votée par les Nations Unies et signée par 50 États le 10 décembre 1948 à Paris et, d’autre part, il y a 20 ans, le vote en France le 28 juillet 1998, par le Parlement, de la loi d’orientation « de lutte contre l’exclusion ».

Quel lien, quels points communs entre ces deux textes, ces deux actes ?

C’est à cet exercice que trois membres d’ATD Quart Monde Nord-Pas de Calais ont été conviés à participer avec les membres d’Amnesty International de cette même région.

Cet échange a donné lieu à une réflexion en amont qui fait référence à des repères qu’il est intéressant de rappeler ici.

La première référence commune est le mot : « dignité ».

Tout officielle qu’elle soit, cette Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) ne présente pas de caractère contraignant, mais elle est considérée comme une référence internationale fondamentale dans le domaine des droits de l’Homme par de nombreux pays et des centaines d’organisations.

Avant elle, il y eut la Déclaration Américaine des Droits (1776) intégrée à la Constitution américaine et en France la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, adoptée par la première Assemblée nationale en 1789.

Paul Bouchet, juriste notoire, président d’honneur d’ATD Quart Monde et ancien président de la CNCDH (Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme) remonte encore plus loin en indiquant  que ces textes ont été inspirés par ce qu’il nomme des « lois non écrites » qui imprégnaient cultures et religions : « avant même qu’il y ait des états modernes, il y a toujours eu au cœur de l’Homme digne, l’idée qu’il y avait « quelque chose » qu’aucun pouvoir ne pouvait dominer ou abolir mais au contraire que les pouvoirs devaient servir ». Au cours des siècles, dans toutes les grandes traditions religieuses ou philosophiques –également dans des pays comme la Chine où les traditions sont plutôt agnostiques– on trouve cette espèce de reconnaissance d’une dignité inhérente à la nature humaine. Le philosophe Kant, en Allemagne, a été jusqu’à dire « l’humanité est une dignité ».

« Dignité » est le fondement premier des Droits de l´Homme.

La Déclaration de 1948 a été rédigée par le juriste français René Cassin avec Eléonor Roosevelt. Cassin avait parmi ses jeunes collaborateurs Stéphane Hessel, auteur des années plus tard du fameux « Indignez-vous ! ». Stéphane Hessel confia lors du « Forum des engagements contre la misère » organisé par ATD Quart Monde en mars 2011 à Paris, que c’est sur ce mot « dignité » qu’on trouva un accord entre les auteurs de la Déclaration. Dans un premier texte, Cassin était parti de l’idée d’égalité des Droits de l’Homme. Mais il manquait quelque chose : le mot même de « droit » créant des difficultés de traduction dans certains pays. Alors, il a ajouté le mot « dignité » comme fondement des droits.

Mais ce n’était pas suffisant, raconte Paul Bouchet. Dans le passé, on a assisté à des déviances: au nom de la dignité de l’homme, les régimes fascistes ont dit : « Il y a des sous-hommes qui ne sont pas dignes de vivre et donc, on les écarte ». C’est ainsi que Cassin est arrivé à la formule d’« égale dignité ». C’est pourquoi l’article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme s’énonce finalement :

« Tous les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en dignité et en droits ».

La Déclaration française de 1789 disait seulement : « Libres et égaux en droits » (en oubliant les femmes !). L’égale dignité signifie que tout Homme, quel qu’il soit, est égal à un autre en dignité.

La Déclaration universelle a inspiré une importante activité normative et a servi de modèle conduisant à la rédaction de traités ou de la Convention  Européenne des Droits de l’Homme.

C’est sur ce terme d’« égale dignité » que se situe le lien entre la Loi de Lutte contre l’Exclusion de 1998 en France et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Pour lutter contre l’extrême pauvreté autrement que par des mesures catégorielles vite usées et insuffisantes, il fallait remonter à ce concept fondateur des droits de l’Homme qu’est l’égale dignité. Ce fut un débat « serré » entre associations et législateurs. La loi votée compte 151 articles et reprend surtout les différents droits « fondamentaux ». Son premier article a été adopté avec le texte suivant :

« La lutte contre les exclusions est un impératif national fondé sur le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains et une priorité de l’ensemble des politiques publiques de la nation. »

Entre 1948 et 1998 il s’est passé… 50 ans ! Le texte de cet article se poursuit ainsi : « La présente loi tend à garantir sur l’ensemble du territoire l’accès effectif de tous aux droits fondamentaux dans les domaines de l’emploi, du logement, de la protection de la santé, de la justice, de l’éducation, de la formation et de la culture, de la protection de la famille et de l’enfance.

L’État, les collectivités territoriales, les établissements publics dont les centres communaux et intercommunaux d’action sociale, les organismes de sécurité sociale ainsi que les institutions sociales et médico-sociales participent à la mise en œuvre de ces principes. Ils poursuivent une politique destinée à connaître, prévenir et supprimer toutes les situations pouvant engendrer des exclusions. »

Après cette « proclamation », il reste un autre combat,celui de  l’effectivité de ces droits. L’accès aux droits de tous, pour tous, doit être le souci de tous. Il ne s’agit pas seulement de la reconnaissance d’un principe mais de son application à tous et notamment à ceux qui en sont le plus privés.

C’est le combat initié par Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde qui fit graver, dans le marbre du parvis des libertés au Trocadéro à Paris, cet appel très clair à tous les défenseurs des droits de l’Homme :

« LA OU DES HOMMES SONT CONDAMNES A VIVRE DANS LA MISÈRE, LES DROITS DE L’HOMME SONT VIOLES. S’UNIR POUR LES FAIRE RESPECTER EST UN DEVOIR SACRE. »

Plus que jamais, cette année d’anniversaire(s) doit être, non pas une commémoration mais une mobilisation, pour rendre effective l’égale dignité par l’accès aux droits de tous pour tous, avec tous.

Revenu de base universel : solution ou piège ?

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Janet Nelson, vice présidente du mouvement international ATD Quart Monde

États-Unis

Le 25 février, le New York Times a publié une note de lecture sous le titre « Chris Hughes a gagné des millions à Facebook et maintenant, il a un plan pour mettre fin à la pauvreté ». Le titre est provocateur et, en lisant la note, j’ai compris la raison de ce sarcasme.

Le livre d’Hughes est intitulé « Fair Shot : Rethinking Inequality and How We Earn » [A la loyale : repenser les inégalités et le revenu]. Pour lui rendre justice, Hughes est conscient qu’aujourd’hui aux États-Unis, quelques individus ont de l’argent à ne plus savoir quoi en faire, tandis que des millions d’autres vivent dans la pauvreté. Je n’ai pas lu le livre mais, à en croire le chroniqueur, en raison de ses intérêts philanthropiques, Hughes est allé en Afrique découvrir un projet où ceux qui vivent avec moins d’un dollar par jour se voient accorder des bourses en liquide sans condition particulière.

Les résultats positifs de ce projet ont de toute évidence convaincu Hughes que le meilleur moyen de combattre les inégalités sans cesse plus grandes aux États-Unis était de s’impliquer dans une campagne en faveur du revenu de base universel. Il a donc proposé de « donner un chèque de 500 dollars à (presque) chacune des 42 millions de personnes qui vivent dans des foyers aux revenus inférieurs à 50 000 dollars par an ». Il a aussi fondé l’Economy Security Project [Projet pour la Sécurité Économique], une organisation non-gouvernementale dédiée à organiser des transferts de fonds pour mettre un terme à la pauvreté.

Mais pour le chroniqueur du journal, le projet de Hughes a une faille de taille : ce n’est pas un revenu de base universel car il est restreint à ceux qui travaillent. Pour le dire dans les termes du chroniqueur : « Ceux qui vivent tout en bas de l’échelle des revenus continueraient à devoir se reposer sur le système éreinté de la sécurité sociale américaine qui, bien trop souvent, ne leur verse rien, ou si peu ». Sa conclusion est que la proposition de Hughes est en réalité profondément injuste pour les plus pauvres.

Mais que pensent les plus pauvres eux-mêmes de cette idée d’un revenu de base universel ? Quatre sessions des Universités Populaires d’ATD Quart Monde – universités où les personnes en situation de pauvreté débattent avec des experts autour d’un sujet précis – ont été dédiées, en France, à cette question. Qui plus est, des participants venus de Belgique, de France, d’Irlande, des Pays-Bas et d’Espagne se sont rencontrés en décembre 2016 autour de l’idée d’un droit garantissant l’accès aux moyens nécessaires à une vie décente.

Il est intéressant de souligner que leur réaction ne fut pas d’un enthousiasme effréné. L’idée a paru avoir de nets avantages mais présenter aussi certains risques. Un revenu de base universel réduirait la stigmatisation liée à l’aide sociale. Dans une certaine mesure, il permettrait la stabilité économique, à partir de laquelle il serait possible de se construire, grâce à un emploi ou à d’autres projets. Ils auraient plus de liberté pour organiser leur existence. Néanmoins, d’un autre côté, avec un revenu de base universel, les participants craignaient de s’entendre dire : « maintenant qu’avec ce revenu de base, vous avez de l’argent, on ne veut plus entendre parler de vous ».

Et ainsi, un revenu de base permettrait certes d’avoir un revenu, mais pas de s’intégrer à la société, d’être reconnu et de s’épanouir, ce que les personnes recherchent et obtiennent souvent grâce à l’emploi. Par ailleurs, cette mesure ne résoudrait pas le problème de l’accès à un logement décent, à l’éducation ni aux soins.

Pour vraiment venir à bout de la misère, le revenu de base devra être intégré à une stratégie d’ensemble qui prendrait aussi en compte ces problèmes. Et, pour être efficace, cette stratégie devra être conçue, mise en place et évaluée avec ceux qu’elle concerne au premier chef, plutôt que d’être influencée par des stéréotypes négatifs qui restent encore trop souvent liés à l’extrême pauvreté.

Souvenir des amis du lampadaire

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Bagunda MUHINDO René

République Démocratique du Congo

En mars 2018, la rencontre des enfants qui travaillent dans les carrés miniers à 90 kilomètres de la ville de Bukavu a provoqué chez moi un déclic. Le sourire de leurs visages entonnant des chants de joie après la réussite aux examens scolaires m’a rappelé quelques souvenirs des enfants rencontrés au Burkina-Faso en 2015.

Ceux-ci participent aux animations de la Bibliothèque Sous les Lampadaires. A 20 heures un animateur arrive dans la rue pour partager la lecture d’un livre. A Ouagadougou les associations locales et internationales investissent  énormément pour éradiquer le phénomène « enfant en situation de rue » et certaines ont construit des centres d’encadrement et de formation à des métiers. Pourtant certains enfants n’y restent pas. Notre équipe de volontaires permanents d’ATD Quart Monde avait initié des entretiens individuels et nous avions réalisé que chacun avait un rêve particulier.

J’ai fait connaissance de Fiston, qui avait 10 ans. Un matin du mois d’Avril, il nous dit : « il y a une association qui a annoncé aux enfants  l’organisation d’une fête, aujourd’hui à 15 heures. Nous avons besoin de recevoir des conseils, de l’éducation et au lieu de ça on nous amène du pain, moi ça ne m’intéresse pas. Les gens pensent que tous les enfants qui se trouvent dans la rue sont  difficiles, drogués et incapables de s’adapter en famille. Ce n’est pas vrai, certains se retrouvent  dans la rue parce qu’ils n’ont pas d’autres choix ». Fiston avait décidé de rester dans un centre d’accueil après des tentatives d’échec pour un renouement familial.

Il y a un autre enfant de 8 ans qui nous avait demandé de l’accompagner chercher sa famille au village.   Florent  (volontaire permanent) avait fait environ 100 kilomètres de route avec lui. En arrivant  la famille  fit semblant de ne pas reconnaître l’enfant. Pourtant les enfants présents dans la cour familiale avaient couru vers lui en l’appelant par son nom. De retour en ville l’enfant était désemparé. Ce jour-là j’ai été témoin de la douleur que la plupart  éprouvent dans le parcours de leur vie.  Quelques jours après nous avons réussi des liens avec son père qui était parti en Côte d’Ivoire. Il fallait voir la joie de l’enfant après le dialogue téléphonique! En Juillet 2016 j’ai appris que l’équipe l’avait  accompagné là-bas pour rencontrer son père. C’était son souhait le plus profond.

Malgré la galère dans la rue rien ne peut enlever à ces enfants l’estimable. Chacun possède un rêve, que les pluies et les vents des nuits les empêchant de sommeiller dans les tunnels et les vieilles voitures ne peuvent arracher. Avant mon retour au pays en juin une dizaine d’entre eux a passé une journée de travail manuel avec nous à la cour aux cents métiers. Chacun m’a confié son rêve : devenir médecin, peintre, cinéaste, acteur de cirque, musicien… et le plus important : regagner sa famille. L’espoir que ce rêve se réalise un jour encourage et apporte le sourire face à la faim et à la soif.

C’est de ces enfants que j’ai appris à trouver au fond de moi la force qui encourage, devant les aléas de la vie qui interfèrent dans la réalisation de son rêve. Penser à eux me permet de tenir pour réaliser le mien. Devant chaque difficulté que je rencontre ce souvenir me donne la force de  croire que je peux réussir.

@ Photo Sylvain Lestien

Un saut dans le vide

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Marina Wieland

Brême, Allemagne

Cette semaine, je me suis rendue dans le Brandebourg pour visiter des amis et d’anciens collègues.

Je voulais savoir aussi comment les résidents d’un centre de demandeurs d’asile, dont je m’étais occupée pendant un an et demi en tant que travailleuse sociale, s’en étaient sortis depuis mon départ.

C’était un centre de taille modeste, pouvant accueillir 25 personnes, dans un très petit village de la région de Berlin. Dans la maison, vivaient ensemble des Syriens, des Palestiniens et un groupe de Tchadiens. Les jeunes Tchadiens résidaient en Allemagne déjà depuis plusieurs années, mais n’avaient pas encore obtenu un statut légal, tandis que les Syriens voyaient rapidement leur situation régularisée, avant de déménager ailleurs. Les nouvelles que j’ai reçues de ce centre d’accueil m’ont stupéfiée et rendue très triste.

On m’a dit que deux des ressortissants du Tchad avaient été renvoyés en Italie. Khalid et Adam. J’avais appris de Khalid qu’il avait vécu en Italie pendant deux ans et aurait pu y rester,mais s’il était venu jusqu’en Allemagne, c’est qu’il ne trouvait pas de travail en tant que ressortissant africain. Or il voulait travailler.

Adam, lui, résidait en Allemagne déjà depuis quatre ans. C’était un jeune homme joyeux et optimiste, toujours serviable et actif. Il se levait plusieurs fois par semaine à cinq heures du matin pour se rendre à la ville la plus proche en bus, afin d’arriver ponctuellement à son cours de langue. Ce n’était pas facile étant donné la mauvaise correspondance des transports publics à partir de ce village isolé. Il s’y astreignait pour avoir une chance de rester dans le pays. Il avait quitté la maison à l’âge de 15 ans, s’était frayé un chemin à travers le désert de Libye, la Méditerranée, puis l’Europe jusqu’à son arrivée dans ce village reculé du nord-est de l’Allemagne. Au Tchad, il n’avait jamais fréquenté l’école. Il était analphabète. Mais il fréquentait assidument son cours et avait déjà accompli beaucoup de progrès en allemand.

Il avait alors trouvé un emploi. Pour s’y rendre, il était en route trois heures par jour. Cela ne le dérangeait pas, car il gagnait suffisamment pour ne plus dépendre de l’aide financière de l’État allemand. Il démontrait qu’il était capable de prendre seul soin de lui-même. Il pensait que c´était bien ainsi.

Hélas, après quelques mois, il s’est plaint de douleurs et je l’ai envoyé consulter un médecin. Il a dû être hospitalisé d’urgence pour une tuberculose osseuse. Il est resté deux mois à l’hôpital.

Je lui ai rendu de fréquentes visites. Il avait peur et se sentait très seul dans la maladie, avec la peur de la mort. Puis, dès sa convalescence, il a recommencé à travailler. Il ne voulait pas se laisser abattre. Avec son travail, il espérait tant avoir son propre logement et accéder enfin à une vie normale !

C’est à ce moment-là qu’il a fait l’objet d’une procédure de renvoi… « Retour en Italie », comme on dit en langage administratif, car il dépendait officiellement du pays où il était entré. Maintenant, là-bas, il n’a rien : ni langue, ni résidence, ni emploi – Juste la terrible incertitude face à un avenir où il faut tout recommencer à zéro.

Je me souviens d’un incident qui est arrivé à l’un de ses colocataires, originaire du Tchad lui aussi. Yahia. Un jeune homme qui n’était avec nous que depuis quelques mois et qui nous a tous impressionnés par sa courtoisie et sa gentillesse. Lui aussi était venu d’Italie jusqu’en Allemagne et dépendait des accords de Dublin ; c’est-à-dire que les autorités pouvaient le renvoyer à tout moment vers l’Italie si les procédures bureaucratiques entre les deux pays n’aboutissaient pas dans un délai de six mois.

Un jour qu’il avait visité un foyer pour personnes âgées et handicapées mentales, il y avait trouvé sa vocation. Il souhaitait devenir infirmier pour les personnes âgées et, plus tard, rentrer en Afrique afin de se rendre utile dans ce domaine. Tous l’aimaient beaucoup au centre et l’ont aidé à obtenir un emploi dans ce foyer. C’était la veille de son premier jour d’embauche… Très tôt le matin, encore dans la nuit, des fonctionnaires de la migration ont sonné à la porte d’entrée du centre. La plupart des pensionnaires dormaient encore, seul Adam était déjà sous la douche pour partir au travail. Il a ouvert la porte sans méfiance. Ils étaient venus pour déporter un ressortissant Tchadien. Pas Yahia. Mais Yahia, surpris dans son sommeil par l’intrusion, a pensé qu’ils venaient pour lui, et il a vu tous ses espoirs s’évanouir d’un coup. Dans la panique, il a sauté par la fenêtre. Il s’est écrasé sur une verrière en contre bas qui abrite l’escalier de la cave. Dans la pénombre et dans sa précipitation, il ne l’avait pas vue. En se brisant, le verre lui a gravement entaillé les mains. Heureusement, il n’est pas passé à travers, jusqu’en bas.

À l’hôpital, je lui ai demandé pourquoi il avait sauté dans le vide. Il m’a répondu qu’il le referait sans hésiter et qu’il préférait mourir plutôt que de retourner en Italie. Car là-bas, il avait passé les pires moments de sa vie : affamé et sans abri, en compagnie de centaines d’autres hommes comme lui, échoués sans aucun espoir d’un avenir décent.

Un ami Somalien, qui n’a fait dans sa fuite que sauver sa vie dans le plus grand dénuement, m’a dit un jour : « la paix pour moi signifie que chaque être humain puisse avoir un chez lui, un morceau de terre, de quoi manger et une famille ».

Hommage aux héros méconnus de Newham

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Par Martin Spafford

Royaume-Uni

Le rythme et l’ivresse du pouvoir, la frénésie du développement urbain, l’opulence évidente de vastes quartiers de la ville : voilà ce qui peut inspirer une idée tout à fait erronée de Londres et de ses inégalités profondes. Certains secteurs de l’est et du sud londoniens restent aussi isolés et éloignés de la prospérité que bien des villes du nord de l’Angleterre. Selon l’État, sept des dix tutelles administratives les plus insuffisantes en matière de protection de la vieillesse se trouvent à Londres, ainsi que huit des dix les plus insuffisantes en matière de protection de l’enfance. Dans ces domaines, Newham se classe respectivement troisième et septième. Il faut plus de temps pour faire les 21 kilomètres entre Chelsea et Beckton par métro puis par train qu’il n’en faut pour couvrir les 195 kilomètres qui séparent Londres de la ville de Birmingham.

C’est ce qui fait du centre d’éducation Beckton Globe un endroit idéal pour accueillir « Journey to Justice » [le Voyage vers la Justice]. Le centre est situé au cœur d’un quartier ouvrier, dans la partie la plus pauvre d’un district qui partage avec Sunderland l’histoire classique de docks désertés et d’industries qui s’effondrent, avec le sentiment d’être laissés complètement sur la touche. La conséquence, c’est qu’à Beckton, les plus pauvres sont confrontés sur le pas de leur porte à une opulence ostentatoire, à mesure que des immeubles de luxe surgissent au milieu des anciennes zones industrielles abandonnées. Quoi qu’il en soit, jouxtant un immense supermarché ASDA et une école secondaire en pleine croissance, le Globe, vibrant d’activité, jouit d’une atmosphère accueillante et chaleureuse.

Deux jours avant le lancement, l’exposition « Journey to Justice », était livrée à toutes les intempéries. L’essentiel du contenu de l’exposition, bloqué à Newcastle, à cause de la neige, ne pouvait être acheminé, le chauffage de la halle des sports du centre ne fonctionnait plus, et la principale oratrice, notre mécène Leyla Hussein, était bloquée aux États-Unis, tous les vols en direction du Royaume-Uni étant annulés. Mais nous nous étions tous tant investis dans la programmation d’événements exceptionnels que rien n’allait pouvoir nous arrêter.

Alors que nous nous installions, entourés par des élèves concentrés sur leur tâche, des familles arrivaient pour une projection cinématographique et des chœurs répétaient dans les salles d’à côté. Nous savions que la totalité des 120 places de devant avait été réservée et que d’autres personnes avaient aussi annoncé leur venue. Mais la neige et la pluie ne finiraient-elles pas par avoir raison du public ? Hé bien, quand les jeunes cheffes de chœur de Newham, Amina et Itoya, lancèrent les festivités en entonnant avec nous « Oh Freedom », la salle était comble au point que la grande équipe des volontaires londoniens de « Journey to Justice », et quelques retardataires, furent obligés de rester debout. Nous avons compté 143 personnes ! Naomi Scarlett, une chanteuse et DJ de la région qui animait la soirée, a ensuite lancé le mouvement. Plusieurs discours de militants de Newham se sont enchaînés, notamment celui d’Amina Gichinga, sur la manière dont les syndicats de Renters s’organisaient pour soutenir les gens pour trouver un logement privé. Il n’y a peut-être pas de question plus pressante que celle du logement.

Ensuite, un vrai moment d’émotion : un film ITV de 1996, réalisé par une élève de sixième, Shamima Patel, avec l’aide de sa classe qui a milité avec succès pour empêcher l’expulsion de sa camarade d’Angola, suivi par la chanson des Forest Voices composée pour leur rendre hommage, « Let Natasha Stay ». Maria Xavier, une travailleuse sociale de Newham, a ensuite raconté l’histoire de son père Asquith, un cheminot qui a réussi par ses propres moyens à lutter contre le « bar pour Blancs » de la gare d’Euston. A la fin de son histoire, le talentueux chœur de jeunes NewYVC a chanté « Lineage » et la chanson tanzanienne « Imbakwa » (Le Chant venu du coeur), avant de laisser la place à Solid Harmony, un chœur basé au lycée de Newham, qui a chanté « Justice for All », composée pour l’occasion.

Ensuite, une autre militante, Halima Hamid, a fait un discours courageux et sans détour à propos de son organisation « Health is Wealth » (La Santé est un Trésor), qui traite les problèmes de santé mentale à l’échelle locale. Le musicien bengali de renommée internationale, Gouri Choudhury, lui a succédé pour nous apprendre à chanter « Jodi tor dak shune ». Après cela, j’ai présenté les histoires locales de notre exposition, qui montrent que ce sont des militants enracinés et oubliés depuis, qui à Newham ont été les premiers à remporter des victoires essentielles pour toute la population du Royaume-Uni : l’assistance juridique gratuite, la sécurité des grands ensembles, la lutte contre le racisme policier et la protection des femmes souffrant de difficultés d’apprentissage et de violences domestiques. Goga Khan a pris la suite : le plus jeune des « 8 de Newham », dont l’affaire a marqué un tournant des années 1980, quand des centaines d’élèves se sont mis en grève à Newham, a raconté son histoire et a médité sur son importance, tout en remerciant le député Steven Timms, assis au premier rang, pour son soutien à l’époque. Alors que Goga parlait, j’ai observé l’assistance, dans toute sa diversité, avec ces jeunes gens de couleur désormais en mesure de profiter pleinement de la bibliothèque, et je me suis souvenu que c’était précisément dans ce quartier que jadis, les jeunes Noirs et les jeunes Asiatiques ne mettaient pas les pieds, de peur d’être pris pour cible. Des affaires comme celles de « 8 de Newham » ont permis de faire changer les choses.

Mais la communauté affronte désormais d’autres menaces. Nous avons pris part à une performance musicale profondément émouvante des chanteurs d’ASTA, un groupe d’habitants des Royal Docks, communauté ignorée de tous alors qu’elle est victime d’une véritable épidémie de violence meurtrière au sein de sa jeunesse. Les habitants, jeunes et plus âgés, ont chanté ensemble leur propre création, « We Have a Voice » (nous avons une voix). Ensuite, la soirée s’est terminée sur une interprétation exquise de la « Mighty River » de Mari J. Blige par Solid Harmony, dédiée par le chœur à la Tamise.

Nous avions pensé que les conditions climatiques et l’absence du contenu central de notre exposition ne donneraient pas à grand monde l’envie de s’attarder. En réalité, après que le député et Peter Mawengi, un jeune qui participe aux NewYVC, ont coupé le ruban, les gens sont restés un long moment. L’une des conséquences inattendues de l’absence de notre contenu central, consacré à la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, a été que les gens se sont vraiment concentrés sur les histoires locales des Plainstow Land Grabbers, du Centre Stardust pour la Jeunesse Asiatique, des Révolutionnaires contre la Violence Domestique [Domestic Violence Revolutionaries], de l’Avocat des Pauvres [Poor Man’s Lawyer], de la campagne pour la sécurité à Ronan Point, de la lutte d’Asquith Xavier contre British Railways et des grèves étudiantes en soutien aux « 8 de Newham ».

Notre exposition est arrivée cinq jours plus tard, lors de la Journée Mondiale de la Femme, et s’est ouverte au public le 30 avril.

Forum Social Mondial 2018 Salvador de Bahia

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Guillaume Amorotti

Brésil

Le Forum social mondial, né en 2001, réunit tous les deux ans les organisations citoyennes qui pensent qu’« un autre monde est possible ». Il se présente comme une alternative sociale au Forum économique mondial qui se déroule chaque année en janvier à Davos, en Suisse.
Après Porto Alegre, Mumbai, Nairobi, Belém, Dakar, Tunis, Montréal, il a eu lieu cette année à Salvador de Bahia du 13 au 17 mars. Le choix de ce lieu n’est pas anodin dans un contexte tendu avant les prochaines présidentielles au Brésil.
Grâce au soutien du CRID Centre de Recherche et d’Information pour le Développement, ATD Quart Monde est présent aux côtés d’associations œuvrant pour les droits humains, l’environnement, la solidarité internationale, avec par exemple pour la France : FORIM, CCAS, Quartiers du monde, Politis, Attac, Mouvement de la paix, SOL, Ritimo, Dialogues en humanité, Collectif éthique sur l’étiquette, No vox, France Amérique latine, Fondation France libertés.

Il est important pour ATD Quart Monde de participer au FSM. La voix des jeunesses du monde est de plus en plus attendue et écoutée par les sociétés civiles nationales, dans des institutions et dans des forums internationaux.

Cette année, les questions d’écologie, les droits des femmes, le numérique, le droit des peuples sont au cœur des débats du Forum – que Vincent Verzat et son équipe de « Partager c’est sympa » ont couvert chaque jour.

Après la grande marche d’ouverture (cf Journal d’ATD Quart Monde d’avril), voici un retour sur les journées du Forum jusqu’à la clôture le 17 mars.

Le premier atelier est animé par un membre de la délégation française. Le thème : le projet d’une marche mondiale en 2020 de Delhi à Genève.
Cette marche portera le nom de Jai Jagat (Victoire du monde, victoire de tout le monde). Elle est proposée par Rajagopal, porte-parole d’Ekta Parishad, mouvement indien non violent qui compte 3 millions de membres avec comme objectif de promouvoir un autre modèle de développement et dont l’idéal serait « de transformer la frustration de la jeunesse dans le monde en énergie renouvelable pour l’espoir ». C’est beau, c’est fort et ça promet d’être puissant.
Un des ateliers proposés : « Ni assistance, ni assisté(e)s ? » a pour sujet « Comprendre dans quelle mesure le soutien public ou privé peut devenir l’instrument du statu quo ! ». Un autre : « Lutte des stéréotypes de genre dans la lutte contre le décrochage scolaire ». Dans cet atelier, il y a des Marocains, des Québecois, des Français et un Indien.

C’est passionnant. Les rencontres sont inattendues et immédiates, comme par exemple avec un animateur d’atelier lors du world café après un spectacle de rue mettant en scène des combats menant à l’abolition de l’esclavage.
Le forum a vécu aussi un grand moment d’émotion après l’assassinat de Marielle Franco à la veille de sa visite prévue sur le campus du FSM. Femme noire, féministe, lesbienne et défenseure des droits humains, elle dénonçait particulièrement la violence de l’armée dans les favelas – voir l’article du Monde.
Nous avons tous fait une pause pour lui rendre un hommage et nous avons marché jusque dans la ville pour bloquer la ville de Salvador de Bahia.

On pouvait entendre scander  « Le sang de Marielle alimente notre terre et notre lutte ! »  – retour en vidéo sur la manifestation spontanée en hommage à la militante.

Le vendredi 16, l’assemblée mondiale des femmes se déroule sur la place Terreiro de Jésus, dans le centre historique. Nous sommes un peu déçus. Nous nous attendions à pouvoir échanger par groupes thématiques. Mais une grande scène nous fait face, avec un écran géant de chaque côté et un flot continu de prises de paroles.
Une énergie folle secoue la place. Les femmes du monde prennent la parole, crient parfois, car les maux dépassent les mots.

Retour au campus pour l’atelier Intercoll. Un projet pour compléter la forme existante du FSM en développant un réseau de 3 à 4 000 sites de mouvements altermondialistes et pour permettre d’échanger sur des thématiques précises. Tout ceci pour préparer au mieux les prochains Forums.

Après trois heures d’atelier, il est l’heure de partir mais une Brésilienne intervient : « Comment peut-on donner de l’espace à des personnes qui viennent d’autres communautés car je pense que le FSM devient trop intellectualisé ? ». Vaste question qui mériterait une autre table ronde.

Arrive déjà le samedi 17 mars : un moment festif et culturel est prévu l’après-midi pour clôturer le Forum. Des street-artistes en profitent pour investir tout le campus.

ATD Quart Monde est présent au FSM depuis ses débuts. Pour moi, c’était une première. J’ai fait le plein d’énergie. Je repars avec de nombreux contacts et projets, avec aussi une foule d’images, d’odeurs, de souvenirs. Mais également avec la frustration de la barrière de la langue.

Il est facile de critiquer les FSM et leur fonctionnement autogéré qui peut paraître désorganisé. Mais réussir à réunir autant de personnes engagées, c’est énorme.

Des milliers de citoyens du monde brisent les frontières visibles et invisibles. Le Forum est un lieu neutre où, par exemple, sur la même scène des femmes marocaines et Sahraouis portent les drapeaux de leurs nations respectives. Un lieu bienveillant et porteur d’un avenir plus juste.
La matière et l’énergie y est. A nous maintenant de les transformer en actions concrètes.
Je suis fier et heureux d’y avoir participé. Je vais essayer de continuer à faire rayonner tout ce qui m’a nourri pendant une semaine !

Alors que nos puits s’assèchent

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Newlands spring express tap 2

Bonita Bennett, Directrice du Musée du District Six à Cape Town,                   participante au colloque de Cerisy (6 au 13 juin 2017).

Afrique du Sud

Avant j’appréciais beaucoup la camaraderie qu’on ressentait en allant chercher de l’eau à la source de Newlands durant les premiers jours de notre sècheresse. Cela me donnait l’impression d’avoir des bases solides et je me sentais connectée à ce que la nature avait à nous offrir et aux personnes venues avec le même objectif. J’adorais les discussions sur la météo, le coût de la vie et la situation politique de notre pays. C’était formidable d’entendre les idées géniales de tout le monde à propos de ce qu’ils feraient s’ils étaient chargés de gérer la crise de l’eau et même comment ils l’auraient anticipée depuis longtemps. On avait tous l’impression de faire notre part. Mais les choses ont changé.

Cape waters 21

Notre ville est entourée d’eau. C’est ici que les océans Indien et Atlantique se rencontrent, à la pointe sud du continent. Les fleuves coulant à travers les zones urbaines sont visibles dans différentes parties de la ville. Avec le temps, les aquifères souterrains ont été déroutés pour permettre le développement des villes et ont été recouverts à plusieurs endroits. Les périodes de colonialisme, d’esclavage et d’apartheid ont forcé les pauvres des villes à être déplacés de force vers les zones entourant la montagne de la Table, qui a toujours été bien alimentée en eau de source, et ont été rendu dépendants de l’eau canalisée municipale (ou du moins, à la promesse qu’ils la recevraient, puisque dans certaines zones ce ne fut jamais le cas). Entourées par toute cette eau, même dans l’Afrique du Sud transformée post-apartheid, de nombreuses personnes continuent de vivre sans un vrai accès à l’eau potable chez eux.

Dans certaines parties de la ville, l’eau de source coule dans des points de collecte depuis de nombreuses années. Les points d’accès sont à présent tous situés dans les zones les plus affluentes et, dans certains cas, ont même été privatisés. Même s’il reste des points publics, ils sont principalement accessibles à ceux disposant de moyens de transports personnels. Ces dernières années, de plus en plus de monde fréquente ces points d’eau pour collecter de l’eau pour leur usage domestique, d’autant que les restrictions durant les mois les plus chauds sont de plus en plus strictes.

Pendant mes propres voyages réguliers pour collecter de l’eau au début de cette sécheresse, j’ai appris plein de choses des personnes m’expliquant comment leur famille économise l’eau. J’appréciais tout particulièrement les histoires sporadiques de ceux ayant grandi dans la région de Newlands et ses environs avant que la Loi sur les zones réservées ne les force à déménager. Ils se souvenaient avec nostalgie que dans leur jeunesse ils faisaient exactement la même chose : collecter de l’eau à cette même source pour leur usage domestique.

Mais les choses ont changé à présent que des foules entières se massent autour de ces points de collecte à toutes les heures de la journée. L’idée de se retrouver sans eau a causé la panique et libéré l’instinct consistant à stocker l’eau. J’ai parfois vu des personnes se crier dessus à cause du parking et parce qu’ils ne pensaient pas aux autres. Certains vérifiaient qui utilisait la file express pour remplir plus de conteneurs qu’ils n’étaient censé le faire ; d’autres essayaient de se faufiler dans la file express avec de gros conteneurs, et on entendait des commentaires à « leur » sujet disant qu’ils étaient tout aussi corrompu que le gouvernement parce qu’ « ils » refusaient de suivre les règles ! Le chaos a été accentué par des travaux qui réduisent la circulation automobile. Et les agents de circulation ont commencé à mettre des amendes au trop-plein de conducteurs qui se garaient à l’extérieur des portes ! Depuis que les gens ont commencé à paniquer, je ne crois pas avoir levé les yeux vers la montagne ou discuter avec quelqu’un une seule fois. J’ai vraiment essayé de ne pas me laisser contraindre à attraper les contrevenants ! Des sous-entendus raciaux faisaient surface de temps en temps alors que les résidents actuels de la zone (principalement blancs) pensaient avoir plus de droits sur cette précieuse ressource que les autres habitants du Cap et se comportaient comme si ces personnes empiétaient sur leur propriété privée, oubliant que c’est une ressource naturelle publique à laquelle ils ont un accès privilégié. De vieilles rancœurs entretenues par ceux qu’on avait déplacés depuis les zones les plus riches refaisaient surface.

Mais je ne devrais pas ignorer les nombreux actes de gentillesse humaine qui ont également fait surface dans cette situation complexe. Comme par exemple ce conducteur de camionnette patient venu d’une commune éloignée et qui fait la queue plusieurs fois pour ses voisins n’ayant pas de moyens de transport : à chaque fois, il charge les 15 litres auxquels il a droit dans son véhicule, puis retourne à l’arrière de la file et fait à nouveau la queue pour remplir de nouveaux conteneurs. Il y a aussi les personnes qui aident ceux ayant du mal à porter leurs conteneurs d’eau, ou qui laissent passer les plus anciens et ceux avec de petits conteneurs au début de la file.

Le pire et le meilleur de l’humanité s’est révélé pendant cette crise de l’eau. Dans cette ville, qui est connue pour être l’une des plus inégalitaires du monde, tous, quel que soit leur statut économique ou zone de résidence, ont été confronté à la dure réalité de la sécheresse. Mais bien qu’on ait tous été touché, on ne l’a pas tous été de la même façon.

Ces dernières semaines, de nombreux magasins se sont retrouvés en rupture de stock de bouteille d’eau de source. Certains magasins ont doublé les prix de ce produit. Des ruées vers les magasins déchargeant des camions de livraison ont généré encore plus de panique.

Les barrages ne sont pas encore complètement à sec. La plupart des personnes que je connais sont devenues des guerriers militants de l’eau  et tâchent de conserver leur dépendance à l’eau municipale au minimum. Et tandis que tout ceci se produit dans les magasins et autour des points de collecte d’eau de source, il y a des milliers de personnes qui n’ont pas les moyens d’acheter des bouteilles d’eau ou qui n’ont pas de moyens de transport pour atteindre les sources d’eau. Ils n’ont pas eu accès aux 50 litres par personne et par jour dont les communautés les plus affluentes (qui ont toujours eu l’eau courante) se plaignent aujourd’hui. Et la vie continue comme avant, avec la collecte de l’eau aux robinets communaux faisant partie de notre vie quotidienne.

Ce qui me rend le plus perplexe est que des personnes n’ayant jamais eu à affronter la réalité du besoin d’économiser de l’eau continuent de se considérer comme des experts sur tous les aspects de la vie, y compris sur la crise actuelle. Les vrais experts ne sont-ils pas ceux qui doivent faire avec un accès limité à l’eau toute leur vie et qui arrivent pourtant au travail propre et sentant bon, ou vont à l’école avec leur uniforme scolaire blanc toujours propre, en sachant pertinemment que leurs employeurs ou enseignants ne comprendraient pas le défi de vivre avec si peu d’eau ? Pourquoi ne pas demander à ces personnes de partager leurs stratégies ? Elles pourraient en fait penser à cela comme un simple problème du quotidien plutôt que comme une « stratégie ».

Cela empêcherait les prétendus experts en « comment vivre avec si peu d’eau » de partager des conseils aussi insensés que d’utiliser des essoreuses à salade pour laver des sous-vêtements, d’utiliser des lingettes humides de façons inédites, ou de partager des manières intimes de gérer son hygiène personnelle, ce qui serait au mieux une question de bon sens.

Tandis que l’on continue à lutter pour tous avoir accès à l’eau, n’oublions pas de reconnaître l’expertise que ces personnes ont acquise en vivant dans de telles circonstances et d’apprendre du savoir qu’elles ont acquis.

L’archevêque Thabo Makgoba nous rappelle que : « Le fait que nous soyons l’un des pays les plus inégalitaires du monde n’est perçu nulle part aussi clairement que dans l’accès à l’eau et aux installations sanitaires dans nos différentes communautés : tandis que certains vivent avec une piscine et une grande pelouse, d’autres partagent un seul robinet pour plusieurs foyers. C’est incroyablement ironique (et une réprimande salutaire à ceux d’entre nous ayant l’eau courante à la maison) que si le Jour Zéro arrive, les vies de ceux ayant vécu sans eau seront moins perturbées que celles de ceux en ayant trop utilisé. »

Non aux traitements dégradants

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Georges de Kerchove 

Belgique

À certains moments, sans doute trop rares, je me sens fier d’être belge. L’engagement citoyen autour des réfugiés du parc Maximilien fait partie de ces moments. Des citoyens venus d’horizons très différents s’organisent, vont à la rencontre de « l’étranger », refusent le sort indigne qui lui est réservé, et s’inscrivent à contre-courant d’une méfiance spontanée à l’égard de « l’autre ».

Certains de ces migrants, parfois en transit, se trouvent dans une situation inextricable. Rejetés de partout, acculés pour quelques-uns à l’illégalité en application du règlement de Dublin qui justifierait leur expulsion, ils focalisent les contrôles que les autorités veulent toujours plus efficaces, quitte à banaliser les perquisitions et à multiplier les raids policiers.

En réalité, en se donnant pour objectif  d’humaniser la politique d’asile, cette solidarité citoyenne n’exige rien d’autre que le respect des droits de l’Homme. Dans leur radicalité. Il est en effet inadmissible d’abandonner des êtres humains dans des conditions inhumaines. Personne ne rompt avec sa famille et ses racines de gaité de cœur et c’est pur cynisme que de prétexter le choix – peut-on parler de choix lorsqu’il est dicté par le désespoir ? – de vivre dans la clandestinité pour infliger à quelqu’un des traitements dégradants. Ceux-ci sont visés par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme et la Cour a déjà estimé qu’il y a violation de cet article si une famille est condamnée à survivre dans des conditions de dénuement extrême.

J’établis un parallèle entre la situation des réfugiés du parc Maximilien et le sort réservé aux personnes vivant à la rue.

Quelles que soient les différences de statut ou d’histoire de vie, les uns et les autres sont soumis à une précarité intolérable qui porte atteinte à leur dignité.

On veut les criminaliser et les faire disparaître de l’espace public, en décrétant qu’ils sont nuisibles, mais ils sont là et font partie de la communauté humaine. Qui plus est, par une rhétorique de fake news, on fait croire aux seconds que la présence des premiers constitue une menace pour leur bien-être.

La solidarité à l’action

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Chirac BAFURUME

République Démocratique du Congo

Le combat d’ensemble contre la pauvreté est un héritage que Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde, a laissé à tous les humains ; convaincu qu’investir dans la jeunesse signifiait préparer un monde plus juste et équitable, il avait donné toute sa confiance aux jeunes en disant : « les jeunes sont faits pour éclater ».

On peut dire que les jeunes de l’Association des Amis d’ATD Quart Monde en République Démocratique du Congo (AAAQM) sont de cette génération de semeurs d’espoir. C’est l’esprit du refus de la fatalité de la misère et l’engagement aux côtés de plus démunis qui les animent. Touchés par les situations difficiles, ils cherchent avec leurs intelligences et leurs mains à être utiles à ceux qui sont dans l’impasse. C’est ainsi qu’ils ont été sensibles à la détresse de maman Rosette et en une journée, ils ont rénové sa maison avec presque rien en main.

« les Tapori font des choses que personne ne peut faire pour moi, y compris ma famille », ont été les premiers mots de reconnaissance de maman Rosette.

Une grande responsabilité nous a été confiée par le père Joseph Wresinski : celle d’aller à la recherche des plus pauvres et de faire d’eux nos frères et nos premiers partenaires. Alors rénover une maison ne signifie par arriver un beau matin et se mettre au travail. Pour les Tapori, ceux d’hier devenus animateurs, et les enfants d’aujourd’hui, la priorité a été de tisser des liens avec maman Rosette et sa famille, de cheminer avec elle afin que ses aspirations, ses idées et ses perspectives d’une vie meilleure soient prises en compte sans jugement par la communauté. « Je trouve que cette activité, elle est d’amitié ; les Tapori nous donnent le courage et la fierté de vivre ensemble dans la considération de l’autre dans notre quartier », disait une voisine de maman Rosette.

Tout ceux qui passaient par là s’arrêtaient, ébahis devant ces enfants et ces jeunes bâtisseurs :  » Qu’est-ce qui les pousse ces jeunes ?  » Nous pouvions leur répondre, chacun avec nos mots : au fond, c’est la conscience de l’humiliation à laquelle la famille de maman Rosette était exposée dans sa communauté et qui génère à la famille de vils mépris et d’autres difficultés. Ainsi nous avons décidé d’unir nos forces, notamment par nos contributions, tant matérielles, morales que physiques pour la rénovation de cette maison. Chacun a fait sa part, celui-là qui a apporté du Bambou, un autre des clous et quelques-uns des matériaux etc. « Depuis que je suis ici, je n’ai jamais été contente comme je le suis aujourd’hui, les gens ont dit que mon mari n’est pas sérieux ; comment pouvions-nous vivre dans une maison aussi délabrée ? » En effet, la maison de la famille qui avait auparavant quatre pièces, s’est réduite au fil du temps, faute de moyen pour les entretenir, à une seule chambre et cette dernière menaçait de s’écrouler.

« La dynamique jeune de l’AAAQM » a voulu réaffirmer son engagement au côté de la famille de maman Rosette, par la rénovation de la maison, mais aussi par des temps de rencontres et d’échanges avec elle pour qu’elle se sente en confiance. Une confiance qu’elle exprima ainsi :

« Chirac m’a dit que peu importe la taille ou la qualité de ma maison il faut en être fière, et ça m’a rassurée. Aujourd’hui notre maison est debout et je remercie beaucoup les Tapori. Jamais je ne serais plus atteinte par le froid dans ma maison ».

Ce chantier de solidarité est un exemple pratique témoignant notre soutien aux exclus en partageant avec eux des moments de joie et de présence. C’est un chemin citoyen de fierté, de liberté et de dignité pour tous qui réintroduit la famille dans la communauté et crée la paix dans le cœur de chacun.

A notre époque où la société est déchirée, où règne l’injustice sociale, nous souhaitons que le message de Joseph Wresinski touche plus les cœurs et les esprits. Dans cette société où l’on entend si peu la voix des plus faibles, comment pouvons-nous vivre la démocratie ?

 

Hommage à Maman L.

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Caroline Blanchard

Cameroun

« Tiens ma fille, prends la papaye ». Je me retourne étonnée. Cette vieille femme j’ai longtemps cru qu’elle avait l’âge de ma grand-mère, jusqu’à ce que je comprenne que sa vie difficile l’avait vieillie plus que les années… et qu’elle avait à peine l’âge de ma mère… Elle me tend une grosse papaye verte. Je suis déjà bien chargée et elle me cueille au pied de la colline qu’il va falloir que je monte. Mais je suis touchée de son attention et j’accepte le cadeau. Mon fardeau s’alourdit ainsi d’une amitié naissante…

C’est comme ça que nous nous sommes rencontrées. Elle habitait une cabane en planches au pied de notre colline. Mon mari et moi venions juste d’arriver au Cameroun, et l’on apprenait une toute nouvelle vie. Elle avait été touchée de voir que je montais à pied en portant mes courses et elle avait voulu m’encourager.

Elle m’a tant appris !

Alors en ce jour où l’on pense aux femmes, peut-être spécialement aux femmes sans défense ou aux femmes qui ne voient pas tous les jours leurs droits respectés, je voudrais lui rendre hommage ! Je voudrais partager un peu des richesses qu’elle m’a transmises, elle qui n’avait rien, elle à qui on a pris le peu qu’elle possédait : un petit terrain, une cabane en planches… cela pour voir une autoroute se construire !

Je me souviens de sa joie, sa joie intense lors d’une fête que l’on avait organisée. Elle savait sa maison menacée de destruction et vivait dans l’incertitude et l’angoisse. Et pourtant ce soir-là elle dansait, elle dansait et riait : « Aujourd’hui j’oublie tous mes problèmes de maison » me confiait-elle toute sourire.

C’est un des secrets qu’elle m’a enseigné : se laisser entièrement aller à la joie quand elle est donnée, en dépit des soucis que l’on peut connaître. Quelle force !

Je me souviens de sa générosité. Elle avait si peu. Elle vendait derrière sa petite table en bois devant sa maison : quelques beignets, des sachets de lessive à l’unité, du savon, quelques épices… Elle cultivait son minuscule terrain, et vendait des légumes-feuilles lavés… Je ne repartais jamais d’une visite chez elle sans quelques arachides grillées ou de délicieuses bananes à partager avec les miens.

Pendant toute la période difficile où la destruction de sa maison était imminente, presque chaque jour elle préparait une marmite de nourriture, très simple. Elle la distribuait à tous les jeunes laveurs de voiture installés de l’autre côté de la route. Elle était un vrai soutien pour la jeune handicapé dont la maison était à quelques mètres, et pour tout le quartier. Tout le monde connaissait Maman L. Elle était la Maman de tout le quartier. Je n’étais pas la seule à aimer sa compagnie chaleureuse, les visiteurs aimaient comme moi s’asseoir un moment sur le banc près d’elle et bavarder. Il y avait cette femme qui s’arrêtait chaque jour, en rentrant du champ. Maman L. était sa seule amie, elle était sans famille. Maman L. la soutenait de son mieux, lui offrant une halte quotidienne, un peu de repos, un peu de nourriture, à son retour des difficiles travaux des champs.

Puis il y a eu l’accident. Une moto l’a renversée. Pendant des mois, elle ne marcha plus correctement. Jamais elle ne se plaignit, appuyée sur son bâton et sa confiance en Dieu. Elle disait que sa générosité venait de sa mère, qui partageait avec tout le village le peu qu’elle avait.

Combien de fois me suis-je arrêtée bavarder avec elle assise sur son banc ? Tout de suite c’était la joie, les rires ! Pourtant elle a été expulsée. Et elle a en effet tout perdu. La communauté de solidarité, que sa générosité a construite, a permis qu’elle trouve un lieu où dormir, un coin où entreposer ses petits effets, un peu de soutien pour continuer.

Finalement elle s’est installée avec sa fille un peu plus loin, tout en haut d’une colline, et elle a recommencé son petit commerce. Cela reste bien fragile.

Voilà ce que je veux proposer en ce 8 mars, en hommage à sa gentillesse, sa générosité, et sa joie de vivre : un peu de présent, pour s’asseoir sur un banc au cœur de la misère, et écouter, regarder, chercher la joie de la rencontre, de l’échange, des savoirs partagés et transmis, un peu de compagnie.

Maman L. n’a rien, mais elle est riche de tout un faisceau de relations, patiemment tissées au fil des jours. Et ce sont ces relations qui l’aident à tenir.

Merci Maman L. ! Merci à vous toutes, femmes courageuses, qui savez par amour transmettre tellement de beauté et de bonté dans la manière dont vous vous acquittez des mille tâches du quotidien difficile que vous portez.

Rencontre avec un « dépanneur » ordinaire et solidaire

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Pascal Percq

France

L’autre jour Jean-Philippe téléphone tout content, avec un grand bonheur dans la voix : « C’est fait ! Je l’ai eu le code ! » Des mois qu’il le buchait son code de la route. A la clé, le permis de conduire. Il en a bien besoin pour développer son activité d’artisan à tout faire. Un véhicule, c’est nécessaire pour se rendre avec des outils sur un chantier. Le code… c’est fait : ne reste plus que la conduite pour avoir ce satané permis. Ce qui ne lui fait pas peur : « il y a longtemps que je conduis !» Ce permis représente un gros effort financier pour toute la famille et bien des soutiens parce qu’un permis, ça coûte !

Il est comme ça Jean-Philippe : courageux. Et généreux…  Mais d’une générosité active, militante. C’est ce qu’il a appris à ATD Quart Monde. « Le Mouvement, je suis tombé dedans quand j’étais au berceau » dit-il. Son père, sa mère, toute sa famille ont milité. Sa maman est même allée aux Nations Unies à New York avec une délégation d’ATD pour rencontrer le secrétaire général de l’ONU.

Ce qui anime Jean-Philippe depuis 45 ans, c’est cette même flamme au cœur : toutes ces injustices dont il est témoin.  Et autour de lui, à Roubaix, ça ne manque pas ! Mais lui ne se contente pas de lever les bras au ciel : il est un témoin … qui se bouge.

« Je dépanne ! Pour moi ATD c’est toujours aide à  toute détresse, explique-t-il. Un Mouvement qui se bat pour que tout le monde ait accès à ses droits.».

Accompagner les gens en difficultés, c’est important. « Avec ATD j’ai appris beaucoup de choses et je m’en sers pour ceux qui en ont besoin. Et quand je ne sais pas, je demande à ceux qui savent. Mais c’est rare que j’utilise le nom d’ATD quand j’interviens. Sauf quand on n’est pas entendu, qu’on n’arrive pas à obtenir de rendez vous. Alors là je sors le nom d’ATD Quart Monde.  Et ça réagit.»

Jean-Philippe a sa façon d’agir :

« Quand je fais… je fais sans le faire, dit-il. J’accompagne la personne mais c’est elle qui fait. Ou qui ne fait pas. C’est souvent sur des problèmes d’ordre administratif, juridique. Je discute avec la personne : ‘ Ton problème c’est quoi ? ’ Et je propose : on peut faire comme ci ou comme ça. J’explique les possibilités, je lui dis ses droits. Par exemple avec J.M. Il avait des impayés de loyer. On a monté un dossier FSL (fonds solidarité logement). Mais c’est lui qui fait. Je l’accompagne dans les démarches. Depuis son AVC il est handicapé, il a droit à l’allocation handicapé. Il ne le savait pas. Mais c’est lui qui fait, je ne suis là qu’en soutien. Pareil chez l’avocat. C’est lui qui parle. Je ne suis que l’accompagnateur.  On a préparé le rendez vous à deux :  ‘ si tu as du mal à t’expliquer je veux bien t’aider, mais c’est ton affaire ’. Le but : c’est de ne pas faire à la place de la personne. »

Les difficultés, les problèmes, les soucis, les galères : Jean-Philippe connaît. Il en retire une expérience pratique qu’il met au service des autres. Il le dit : «  C’est plus facile pour moi qui ai connu la misère d’accompagner quelqu’un qui a des problèmes parce que quand on est passé par là, on sait comment faire. Quand on a eu soi même des problèmes d’huissier, on sait comment parler des huissiers et aux huissiers ! Quand on va voir une assistante sociale, elle a tendance à te juger. Un juge c’est pareil. Je connais une maman qui ne voulait plus aller voir son assistante sociale parce qu’elle la menaçait de placer ses gosses. C’est pour ça qu’avec nous, avec ATD, les gens sont en confiance. Ils savent qu’on n’est pas là pour les juger. Et nous on a des contacts avec les services sociaux mais on ne menace pas ces parents de placer leurs enfants. Parfois, il y a quand même des cas où on se demande comment faire ? On est là pour aider. Comme on peut. On n’est pas des professionnels. On fait ce qu’on peut. Mais avec nous, il n’y a pas de jugement. »

Après des années de militantisme et d’accompagnements de familles, Jean-Philippe reste admiratifs de ces familles qu’il côtoie quotidiennement :

« Ce sont des gens incroyables, dit-il. Avec eux, j’apprends tous les jours. La première chose, c’est de voir qu’il y a plus pauvre que soi. Ces gens sont  des battants. Plus que du courage. Parfois je me dis : comment je ferais si j’étais à leur place ? Je leur demande: comment faites-vous ? Ils répondent : « on est habitué ». J’aurais déprimé pour moins que ça dans leur cas. Quand je vois dans quelle situation on les laisse vivre… laisse tomber ! Et pourtant chaque matin, leurs enfants sont tout propres pour aller à l’école ! »
Ce qui ne cesse de l’indigner: « Ma colère sur les politiques elle est connue » dit-il. Il ne manque jamais d’interpeller les élus de sa ville face aux injustices. « Quand je vois toutes ces maisons murées, inoccupées à Roubaix et des familles à la rue : ma colère elle est là. Les étrangers, les roms, on invente ici des lois uniquement contre eux pour leur pourrir la vie !»

Saine colère que celle de Jean-Philippe, dépanneur solidaire dans son quartier. Et pour lui, cette attitude est normale, ordinaire.

 

LE REGARD

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Blaise NDEENGA

Cameroun

Il est des gestes, des attitudes et des mimes qui expriment parfois des modes de communication envers l’autre. Bien des fois nous ne faisons même pas attention. Le regard entre dans cette catégorie. Il est celui qui, d’un coup, transmet des informations, des jugements et des interrogations, des doutes, du rejet, de l’acceptation…

Cette prise de conscience du Regard m’est apparue de façon ferme après une rencontre. Je vous livre le témoignage de cette dame. Je suis allé chez elle, alerté par des amis. Elle vivait une situation forte. En fait elle a été accusée de sorcellerie. Chassée de son village, elle avait trouvé refuge dans une autre contrée et vivait dans une cabane délabrée et presque répugnante. Voici ce qu’elle me dira plus tard :

« Mon fils, le jour où tu es entré dans ma maison, ce n’est que tes yeux que je fixais… je voulais savoir à travers ton regard, si tu avais peur du titre de sorcière que le village me fait porter…

Je t’ai vu entrer dans ma maison. Tu n’a regardé ni l’état de ma maison, ni le désordre, ni la saleté…Tu es entré en me regardant droit dans les yeux et moi je faisais de même…Tu t’es assis sans même regarder le banc sur lequel tu t’asseyais…Pourtant il était sale. Tu étais préoccupé à me regarder…Ce qui comptait c’était moi. Les gens me parlent sans me regarder…Lorsque je sors de ma maison, les gens regardent ailleurs ; les plus courageux me saluent, mais en tournant le visage. Mon fils est-ce que j’ai le visage d’un animal? Je suis comme vous ou pas ?

J’ai senti beaucoup de joie quand ton regard a croisé le mien. J’ai compris enfin que j’étais quelqu’un car ton attention était sur moi…Je me suis sentie considérée. Ton regard montrait ton cœur. Tu m’as aimée et je t’ai ouvert mon cœur…Enfin quelqu’un m’a regardée donc j’étais importante ».

Voilà un témoignage qui m’a bouleversé et en même temps enseigné. Quelle force a le regard ? Valorisant, condescendant, compatissant, méprisant, attachant ? Généralement on n’y fait même pas attention. Avec cette dame, j’ai compris qu’un petit regard jeté vers quelqu’un l’humanise et lui donne un visage…

L’avenir de l’humanité est entre nos mains

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17Octobre-Charles RPhoto : Charles Ngafo, à l’occasion de la Journée Mondiale du refus de la misère à Bangui

Jacqueline Plaisir

République de Centrafrique

L’actualité tumultueuse nous ballote d’une catastrophe à une autre, et au cœur même de ces bouleversantes crises, il y a la persistance de la misère. On peut dire : il y a la misère qui prend des galons. Et face à ce qu’on pourrait regarder impuissant, comme une fatalité, il y a des femmes et des hommes debout, qui résistent par la solidarité et le sens profond de la dignité.

De la Centrafrique, si nous sommes à l’écoute de l’appel silencieux de la misère, nous percevrons le message de tous les résistants. « Le sens de la vie, pour nous, c’est aider ceux qui sont plus faibles » déclarait Charles le 22 octobre dernier. Lui que la misère prive de tout, il nous invite simplement à regarder autrement ceux qui arrivent les pieds nus et les vêtements en lambeaux, à l’image de leur vie limée par la misère. Ils frappent à nos portes pour un peu d’amitié et retrouver dans nos yeux et à travers nos paroles l’écho de leur humanité.

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« Il y a un mois de ça, un jeune est venu dans la cour. Il m’a demandé 100 Francs (0,15 €) pour prendre la bouillie. Je lui ai demandé comment tu viens me demander ça. Il a répondu : je viens de loin, de loin

– Loin comment ?

– De Bangassou

– qu’est-ce qui fait venir ici si tu étais à Bangassou ?

Alors il raconte. Un jour, il a retrouvé la maison brûlée, et toute sa famille. C’est cette violence qui l’a poussé à fuir. Il a passé un mois en route pour arriver à Bangui, et cela faisait une semaine qu’il était à Bangui, à errer sans famille.

Lorsqu’il m’a expliqué cette histoire, cela m’a touché et je lui ai demandé « Tu vas où ? ». Il n’avait nulle part où aller, alors il est resté avec moi.

Et puis un matin, le cadet m’a dit qu’il voulait avoir un métier, se former. Nous sommes allés à Don Bosco. Nous nous sommes renseignés, çà coûte cher. Je me souviens qu’à mon époque, c’était gratuit, et j’en avais profité. J’ai demandé au jeune s’il avait des papiers, il me dit que tout cela a été brûlé. L’état du pays aujourd’hui ne rend pas service à des jeunes comme lui, dans ce qu’il vit. Tout ça me touche, j’y pense tout le temps. Parce que moi aussi, j’ai traversé des moments pas faciles, et je n’ai rien. Et nous à Bangui aussi on a vécu la crise.

Comme nous sommes dans un mouvement qui pense l’éducation, j’ai parlé avec les autres. L’idée n’est pas de lui donner de l’argent mais de l’éducation pour qu’il devienne quelqu’un de bien et à son tour aide d’autres.

« Nous voulons ensemble porter l’espoir de ce jeune, et la fraternité que Charles nous enseigne », nous dit Gisèle , une maman qui tous les jours pense que nous devons l’avenir à nos enfants. « Dans notre pays bouleversé, il y a beaucoup de jeunes comme le Cadet et d’autres comme Charles qui nous obligent à ne pas baisser les bras devant la difficulté et nous poussent à nous mettre ensemble pour construire la paix, construire un monde avec tout le monde ».

Dans le monde trop injuste, il y a trop de personnes qui sont en errance, fuyant la misère, cherchant la vie au cœur de l’urgence et la violence, cherchant la paix. Il y a de par le monde et ici des personnes qui savent aller vers eux et marcher ensemble pour créer des chemins d’avenir. Ces résistants à la pauvreté, à l’exclusion, à la violence qui minent notre humanité nous rappellent le message de Joseph Wresinski, initiateur d’une rencontre nouvelle entre les hommes «  le monde n’avance pas à cause de ses conquêtes militaires ou économiques, à cause de ses idéologies ou ses profits gagnés par les uns sur les autres. Bien au contraire ! …. Ceux qui font changer le monde, ce sont des gens comme nous qui, au-delà de l’amertume, avons retrouvé l’espoir dans la fraternité. C’est parce que nous mettons notre espoir dans la fraternité que l’avenir de l’humanité est entre nos mains. »

S’inspirer du courage des plus pauvres pour bâtir nos gouvernances

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Christian Rhugwasanye

République Démocratique du Congo.

J’ai grandi en RDC, à Bukavu dans un groupe des jeunes de la dynamique ATD Quart Monde. Notre groupe des jeunes menait des actions avec les familles en situation de précarité. Depuis deux ans, je fais mes études au Burundi où je rencontre des familles qui sont dans la même situation. Je suis marqué de la manière dont elles s’engagent pour faire face aux difficultés de la vie.

Le père d’une famille de cinq enfants est un maçon exceptionnel. Il est presque polyvalent. Il fait de la peinture, du carrelage, de la charpenterie, en plus de la maçonnerie. Le propriétaire de mon logement fait souvent appel à lui quand il y a un travail à faire à la maison. Quand cet homme est appelé quelque part pour un travail, il est toujours matinal, ponctuel, accompagné de sa femme. Ses enfants les rejoignent parfois à midi après l’école.

Toute la famille travaille pour finir le chantier. La femme transporte le sable depuis la route jusqu’au chantier. Elle fait aussi le mélange du mortier tandis que son mari arrange l’échafaudage. Une fois le mortier  prêt, elle le lui tend avec les briques. Les enfants donnent aussi à leur père le mortier et les briques, mêmes affamés et fatigués. Ils sont très courageux.

Cette famille me fait penser aux valeurs prônées par Joseph Wresinski : le combat pour l’éradication de l’extrême pauvreté dans le monde, la confiance en soi, le courage, l’endurance des plus pauvres. Du fils aîné au cadet, et malgré leur différence d’âge, chacun est convaincu que son apport est très important pour le travail de toute la famille. C’est cela qui fait vivre la famille.

Les personnes qui vivent en situation d’extrême pauvreté ont des atouts, des expériences utiles pour la société. Dans cette famille, chacun respecte et considère l’appui de l’autre. C’est une vraie leçon et cela rejoint la conviction de Joseph Wresinski dans le camp de Noisy-le-Grand en France : « Connaître ce qu’on est et ce que l’autre est capable de faire, est un atout primordial pour faire face à un problème. La misère écrase les hommes, les femmes et les enfants innocents de leurs situations. » «Les pauvres sont nos maîtres». Revue Quart Monde, N°202 » 

Quand je regarde le père de cette famille je me dis : et si la gouvernance et l’économie de chaque pays prenaient exemple sur lui ?

Pisée : le travail communautaire pour sortir de l’isolement

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Par Saint Jean Lhérissaint

Haïti

Depuis le début de janvier 2018, il existe une petite équipe d’ATD Quart Monde dans la commune de Jean Rabel (Nord-Ouest d’Haïti). Notre toute première activité consiste à aller dans toutes les localités de toutes les habitations situées dans les trois sections choisies, pour créer des liens, construire l’amitié, et aussi découvrir les petits coins que nous n’avons pas pu voir encore. Nous voulons nous assurer que nous ne ratons pas les coins les plus reculés. C’est ainsi que nous découvrons Pisée.

Pisée est l’une des 11 localités de la section communale Lacoma. On ne passe par là pour aller dans aucun lieu, encore moins des lieux célèbres. On y va seulement si on a besoin d’être dans cet endroit-là tout simplement. On ne va pas chercher grand chose non plus dans cette localité  bien isolée, sans équipement de base. Le centre de la section n’est pas tout près. Le bourg de Jean Rabel est à environ une trentaine de kilomètres.

À Pisée, il n’y a pas de centre de santé, ni d’autres infrastructures. Seule une petite école primaire dessert la population. Les enfants qui veulent commencer le troisième cycle fondamental doivent faire au moins deux heures de route par jour. Les paysans qui « osent » être malades font la même distance pour recevoir les premiers soins.

On accède à ce lieu par une petite route à peine carrossable, large d’environ 3 mètres et même moins à certains endroits. Cette route, que nous n’osons pas prendre avec notre voiture, conduit au centre de Pisée, à l’exclusion des autres localités comme Duclos, Morvan etc.… Les conditions de la dite route sont difficiles car elle est composée en majeure partie de pentes raides. Les dernières pluies qui se sont abattues sur le Nord-ouest ont empiré la situation.

Cette route a été construite par les habitants de Pisée, grâce à l’initiative « Journée communautaire », organisée chaque mercredi, pour permettre l’accès à leurs habitations en voiture. « C’est nous qui sommes isolés, nous devons nous unir pour sortir de cette situation. C’est pourquoi aucun habitant ne rate jamais l’occasion de participer à la journée communautaire », lâche Bertha, une paysanne vivant à Pisée.

Pisée : isolée, loin des yeux, loin du développement. Mais une population débout, unie et accueillante y habite. L’isolement de la zone diminue grâce à l’esprit communautaire des habitants, grâce à la construction de la route quoi que étroite et escarpée.

C’est cet effort de coopération qui fait toujours la force des petites communautés rurales isolées et défavorisées.

NE PAS ÊTRE ABANDONNÉ

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Annette Rodenberg

Allemagne

Je connais peu de choses de l’histoire de Harry Denke : Je sais qu’il est né le 14.11.1953 dans un petit village de Thuringe, dans le district de Sömmerda, et qu’il a été élevé par sa grand-mère. Je sais qu’il était devenu serveur dans l’Allgäu, et que dans cette profession il servait souvent des gens très aisés. Et puis, il s’est retrouvé handicapé à cause d’une erreur médicale: sa main droite paralysée, à la suite d’une intervention chirurgicale. Il a résisté dignement à la misère jusqu’à ses dernières forces. Sa résistance est-elle estimée à sa juste valeur ? Son courage est-il assez reconnu ?

Harry Denke était un battant. Il ne se résignait pas à être traité d’une manière minable et injuste. Il n’a pas abandonné. Encore et encore, il a exprimé ses espoirs, ses souhaits et ses objectifs : Des vacances à la mer Baltique. Un nouveau poumon. Ou au moins un appareil à oxygène portable. Une place dans une maison de retraite à Naila… Juste pouvoir vivre ! Pouvoir sortir, pour être parmi les gens. Conserver si possible sa capacité de vivre de manière autonome.

Tous ne se souviendront pas de lui comme cette femme de l’administration funéraire, qui avait eu affaire à lui alors qu’elle travaillait à la caisse de pension. Quand je me suis mise d’accord avec elle sur la date des funérailles, elle m’a dit:  » Je me souviens bien de lui, je le connaissais… C’était un homme gentil. » Il a gardé cette qualité d’amabilité jusqu’à la fin ; j’ai eu moi aussi la chance de la connaître. Certaines des choses que j’ai entendues de la part de Harry Denke, j’aimerais les graver dans la pierre, afin que tout le monde puisse savoir comment la pauvreté peut détruire une personne… et comment cette personne n’a de cesse d’y résister – tant que le corps tient le coup.

Un proverbe dit:  » Si quelqu’un ment une fois, tu ne le croiras plus, même s’il dit la vérité. » Ou serait-ce le contraire?! Quiconque ne te croit pas, même si tu ne mens pas, sape la véracité – Une fois suffit.

Je ne croyais pas chaque mot de Harry Denke. Mais je croyais en lui. J’ai placé en lui ma confiance, sûre d’avoir quelque chose à apprendre de lui. Cela m’a personnellement aidé à traverser des moments de doute, surtout au début du projet f. i. t. (et du livre que nous avons écrit) « Sichtbar, aber auchnichtstumm » (Visible, mais non plus silencieux) à Naila. Harry Denkea joué un rôle important pour ce projet, même s’il n’a assisté qu’à une seule rencontre. Il a expressément approuvé à plusieurs reprises des textes dans lesquels je parlais de lui sans le nommer. Même si dans l’urgence de sa misère, il n’a pas pu attendre que des paroles aient de l’effet.

Dans l’un de ces textes – et dans une conversation entre lui et moi –fut évoqué l’espoir que la poète Hilde Domin exprime ainsi :« … Ne pas abandonner. Ni soi-même ni les autres. Et ne pas être abandonné. C’est l’espérance minimale, sans laquelle il ne vaut pas la peine d’être Homme. »[1]

 [1]Ou bien : „utopie minimum“ –Hilde DOMIN « Humanität bei Lebzeiten – eine Utopie? » Römerberg-Rede 1978, in: dies., Aber die Hoffnung, écrits autobiographiques et sur l’Allemagne © Munich 1982, Fischer Tb. No 12202, p. 175

Le Club de lecture : retisser des liens grâce au livre dans un quartier en proie à la violence

Le Club de lecture est une activité de prêts de livres et d’échanges entre ses participants autour de leurs lectures. Portée par des membres du Mouvement ATD Quart Monde au Guatemala, cette initiative a vu le jour dans les quartiers défavorisés de Guatelinda et Línea Férrea à Escuintla, une ville au sud du pays, ainsi qu’à Lomas de Santa Faz.

Le Club de lecture de Lomas de Santa Faz, dont allons ici vous raconter l’histoire, se situe dans l’une des « zones rouges » de Ciudad de Guatemala. Ces zones, aussi appelées de « sécurité prioritaires », sont difficiles d’accès en raison des gangs de « maras » qui y opèrent. La présence de ces gangs complique les déplacements des habitants vers leurs lieux de travail, dans un quartier isolé et marginalisé qui n’offre que très peu d’opportunités d’emploi.

1. Rester présent

La présence d’ATD Quart Monde à Lomas de Santa Faz remonte aux années 1980. C’est à cette époque que les familles défavorisées, délogées du centre-ville par l’expansion urbaine, y ont trouvé refuge.

Les équipes ATD Quart Monde animaient régulièrement des bibliothèques de rue dans le quartier. Cependant, les affrontements de rue entre gangs de maras ont pris de l’ampleur et menacé la sécurité des enfants. Pour cette raison, il a fallu mettre un terme aux Bibliothèques de rue. Le lien des équipes d’ATD Quart Monde avec les familles du quartier ne s’est pas rompu pour autant. Elles ont continué de prendre part aux actions de Rencontres familiales, à la commémoration du 17 octobre ou encore pour certaines à l’atelier d’artisanat « Travailler et apprendre ensemble », mis en place quelques années plus tard.

Grâce à ces liens, l’équipe s’est rendue compte de l’absence de progrès en matière d’accès aux activités culturelles pour les enfants, alors même que leur quartier se développait petit à petit. Ce constat l’a conduit à réfléchir à la nécessité de proposer aux enfants du quartier un nouveau lieu dédié à la culture. Comme il n’était toujours pas possible de redémarrer une « bibliothèque de rue » dans le quartier, du fait des violences, l’équipe et les familles ont alors adapté l’action culturelle traditionnelle d’ATD Quart Monde à leur contexte, en rassemblant les enfants dans la maison d’une militante, avec l’objectif particulier de permettre aux enfants de se rencontrer autour du livre.

David et Dona Raquel :  »Cette « Bibliothèque à la maison » nous a permis de maintenir une présence auprès des habitants du quartier de Lomas de Santa Faz et de rester proche des familles que nous y connaissions. Mais elle ne nous permettait plus de rencontrer de nouveaux enfants ni de nouvelles familles. Plus le temps passait, plus il devenait évident que l’action ne touchait qu’un groupe d’enfants et de familles spécifiques. Par ailleurs, la « Bibliothèque à la maison » ne s’adressant qu’à des enfants de 3 à 8 ans, bon nombre d’entre eux ne pouvaient plus prendre part à l’activité une fois inscrits à l’école. »

 »Notre équipe est donc entrée en dialogue avec quelques familles pour réfléchir à la meilleure manière de continuer à agir ensemble, dans le quartier. Ces discussions nous ont permis non seulement de mieux comprendre la situation dans laquelle se trouvaient les habitants les plus défavorisés du quartier, mais aussi de déterminer la meilleure façon de rester présents pour eux. De ce dialogue et de cette réflexion commune est née, en 2014, l’idée de créer un Club de lecture, sur le modèle de celui d’Escuintla, inventé quelques années plus tôt, à la demande d’une jeune participante de la Bibliothèque de rue, qui voulait emporter des livres chez elle. »

2. Le déroulement de l’action

Une fois par semaine, deux volontaires permanents de l’équipe responsable de l’action se rendent dans le quartier afin d’y apporter une cinquantaine ou une soixantaine de livres, classés par tranches d’âge.

Tout au long de la journée, les deux volontaires se rendent d’une maison à l’autre. Au hasard des rencontres, ils tissent des liens avec la population et font connaissance avec de nouvelles familles. Cela leur permet de mesurer l’importance que les parents accordent à l’éducation de leurs enfants et de mieux se familiariser avec la réalité du quartier et de ses habitants.

Les enfants et leurs familles sont invités à découvrir les livres, présentés dans des paniers, et à choisir ceux qu’ils souhaitent emprunter.

L’équipe tient un registre individuel pour référencer les livres prêtés, mais surtout pour garder la trace des goûts littéraires et du niveau de lecture de chaque enfant, jeune ou adulte. Ce registre permet aussi d’être attentif et de réfléchir, d’une semaine à l’autre, à quel livre proposer à chaque enfant.

Elle propose les livres aux enfants et aux familles sur le pas de leur porte. Tous prennent le temps de regarder attentivement les livres que nous avons sélectionné. C’est un moment privilégié, où chacun est libre de choisir ce qu’il a envie de lire. Les volontaires suggèrent parfois des lectures, mais il arrive aussi que ce soient les parents qui aident leurs enfants dans leur choix. C’est un moment qui crée un lien de complicité entre parents et enfants autour des livres. Les livres choisis leur sont confiés pendant une semaine.

3. Le Club de lecture : une façon d’apporter du bonheur aux enfants, de tisser des liens familiaux et de donner le goût d’apprendre à l’école

Le lien familial qui se tisse autour du livre est fondamental, comme l’affirme Cindy, une des mères du quartier : « Le lien que j’ai avec mes filles et les livres, c’est lorsque nous lisons ensemble, c’est tellement beau, c’est un moment de famille entre moi et mes filles. Les livres m’ont aidée à partager avec mes filles, ils m’ont appris à vivre avec elles. D’abord, je leur lis les livres et puis je leur demande ce qu’elles ont vu, ce que raconte l’histoire… Mon mari lit aussi avec elles, mais le dimanche. » Quand elle parle des effets de la lecture sur sa fille, Cindy nous dit : « Avant qu’elle n’apprenne à lire, Priscila ne parlait pas beaucoup et elle était toujours en colère. Quand on a commencé à lire ensemble, son esprit a commencé à s’éveiller. Maintenant, elle danse, elle est plus agréable, plus sociable… C’est grâce aux progrès que les livres lui ont permis de faire. »

Doña Raquel, une de leurs voisines, résume parfaitement cette évolution : Priscila s’est mise à apprécier les livres dès que sa mère a commencé à lui faire la lecture. Elle sélectionnait des histoires de princesses qu’elle prenait le temps de lire avec elle.

Cindy aussi a évolué, comme l’explique la grand-mère maternelle de Priscila : « Elle est devenue patiente ! Avant, je lui prêtais des livres, mais elle n’aimait pas lire. Alors que maintenant, elle commence à lire des histoires à ses filles. Je suis fière d’elle. Cela me rend heureuse de voir comment le Club de lecture l’a aussi aidée à être meilleure avec sa fille. »

À un moment donné, la lecture ne suffisait plus à Priscila. Comme elle souhaitait aller à l’école pour continuer d’apprendre, ses parents l’y ont donc inscrite dès la rentrée suivante.

Une autre enfant, âgée de 11 ans et inscrite au Club de lecture, éprouvait quant à elle des difficultés pour apprendre à lire à l’école. Aujourd’hui, ce sont les livres qui lui donnent envie de poursuivre ses apprentissages : « Quand vous venez chez moi pour me prêter des livres, vous connaissez déjà mes goûts. Maintenant que je sais lire, je comprends ce que racontent les histoires. Avant, je ne regardais que les images, mais j’ai appris à lire pour que l’on n’ait plus à me faire la lecture. Maintenant, je veux emprunter encore plus de livres. »

De façon générale, au Guatemala, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture peut s’avérer très complexe, en particulier pour les familles en situation d’extrême pauvreté. De nombreux enfants se retrouvent en situation d’échec scolaire dès le début de leur scolarité. En perdant peu à peu toute motivation pour apprendre et réussir, beaucoup d’entre eux abandonnent très vite l’école, venant ainsi grossir les rangs des élèves décrocheurs. La difficulté d’accès à la lecture, en tant que loisir, est un autre facteur aggravant. En effet, l’achat d’un livre est un luxe que de nombreuses personnes ne peuvent se permettre…

L’expérience que l’équipe a acquise à travers cette action leur montre comment elle permet de renforcer les enfants dans leur apprentissage de la lecture. Parmi les enfants rencontrés, nombreux sont ceux qui ne savent pas encore lire ou qui ont toujours de grandes difficultés à déchiffrer. Pour remédier à ces difficultés, l’équipe leur propose des albums sans texte. Ces albums permettent de stimuler et de développer leur imagination. Ils donnent confiance aux enfants, en leur donnant le sentiment que les livres sont aussi pour eux. Pour certains enfants, ces albums sont un bon moyen de faire le premier pas vers l’apprentissage des lettres et des chiffres.

Lire rend les enfants heureux : témoignage de Verónica, du Club de lecture d’Escuintla

Verónica (nom d’emprunt) est une jeune fille dont la passion pour les livres est à l’origine de la création du Club de lecture à Escuintla. Quelques années après le lancement de l’initiative, Veronica revient sur sa relation avec les livres et explique comment ceux-ci lui ont permis de développer sa pensée :

« La lecture est un de mes passe-temps préférés. J’ai commencé à m’intéresser aux livres dès que j’ai appris à lire. Que ce soit chez moi ou dans le quartier, nous n’avions rien à disposition pour nous divertir. C’est pour cela que, lorsque le week-end arrivait, j’en profitais pour emprunter des livres à la Bibliothèque de rue.

Nous n’avons pas de télévision à la maison. Et la plupart du temps, il n’y a aucune activité pour nous distraire. Dès que j’ai du temps libre, je sors le livre que j’ai emprunté et, parfois, mes frères et sœurs viennent s’asseoir à côté de moi. Quand je lis, je suis dans mon monde. J’imagine tout. Il m’arrive même de rire toute seule à cause de certains passages.

Lorsque cela arrive, mes frères et sœurs m’interrogent du regard. Et comme ils veulent savoir pourquoi je ris, ils me demandent : “Tu peux relire ?” À ce moment-là, je leur lis le passage à voix haute et nous rions tous ensemble.

Je n’aime pas les petits livres parce que je les termine trop vite. Pour moi, un livre, c’est comme un bonbon : quand on commence à le manger, on sait qu’on l’aura bientôt fini. Quand j’ai un livre entre les mains, je lis, je lis, je lis… et je ne veux pas que ça s’arrête.

Des fois, je me mets à rêver des autres endroits que j’aimerais bien connaître, mais je sais que je ne peux pas voyager. C’est pour cela que j’aime les livres sur les pays : grâce à eux, je peux découvrir de nouveaux lieux. Je suis rarement sortie de mon quartier, et je n’ai jamais eu l’occasion de parcourir mon propre pays. Mais je peux dire que je le connais à travers les livres. Lorsqu’on me demande quels sont les pays que je connais, je réponds : le Mexique, la France, l’Espagne, la Bolivie et Haïti. Grâce à la lecture, bien entendu !

J’aime les livres qui parlent de l’esclavage, de la discrimination et de la maltraitance. Ils m’aident à être une meilleure personne et à changer d’attitude. Avant, je ne me rendais pas compte que je pouvais être dure avec ma mère ou mes frères et sœurs. Maintenant, j’en suis consciente. J’apprécie particulièrement Les Mille et une nuits. Ce qui me plaît dans ce livre, c’est qu’il raconte comment une jeune fille parvient à sauver sa sœur, ainsi que de nombreuses autres femmes, grâce aux histoires qu’elle raconte chaque soir au souverain.

La lecture est une activité importante pour moi. Grâce aux livres, je peux développer mon imagination et mon esprit. Ils me permettent de m’évader et d’oublier mes soucis. Quand je lis, je me mets dans la peau du personnage et je ne pense plus à rien d’autre. Lire me rend heureuse, et je désire cela aussi pour mon fils.

On apprend avec le temps, on apprend des gens qui nous entourent, mais en ce qui me concerne, les livres ont beaucoup compté. Les autres mamans de mon âge ne savent pas certaines choses que je sais. Et ces choses-là, je les ai apprises grâce à la lecture. Les livres m’ont appris à être une bonne mère. »

Extrait du livre La Come Libros (La Dévoreuse de livres), écrit par Elda Garcia et Verónica, à paraître.

4. Retisser des liens entre les habitants

En raison de l’insécurité qui régnait dans le quartier quand nous avons démarré le Club de lecture, les familles que l’équipe ne connaissait pas encore les ont accueilli avec méfiance. Les parents ne laissaient pas leurs enfants les approcher et avaient peur de choisir des livres. La régularité de cette présence chaque jeudi, la persévérance de l’équipe à offrir les livres en porte à porte, et le fait qu’ils étaient déjà connus de quelques familles du quartier leur a permis de gagner leur confiance. Petit à petit, les parents ont laissé les enfants venir à eux pour emprunter les livres qu’on leur proposait.

Avant le Club de lecture, il n’existait aucune activité permettant de réunir les familles du quartier. Au début, les activités du Club de lecture se faisaient de maisons en maisons, en porte à porte. Mais à mesure que l’équipe a mieux découvert le quartier, elle a repéré quelques « points stratégiques » dans la communauté, où il était possible de réunir des voisins : «aujourd’hui, nous allons chercher les enfants et les rassemblons dans ces lieux où nous installons nos paniers de livres. C’est l’occasion pour eux de se retrouver, d’échanger leurs livres, et de parler de leurs lectures. » nous raconte les membres de l’équipe.

Le Club de lecture permet la rencontre entre les familles les plus pauvres et celles qui sont en train de sortir de cette situation. C’est le cas notamment d’une famille qui refusait de se mêler aux autres. « Entre cette famille, dont les enfants vont à l’université, et celle qui vit en face, l’écart est palpable », affirme doña Raquel. « Mais au moins, ils se côtoient dans le Club de lecture. C’est une bonne chose. »

Aujourd’hui, les livres offrent aux enfants, aux jeunes et aux adultes une opportunité de se rencontrer et de tisser des liens. Le Club de lecture a rendu possible la rencontre avec plus d’une centaine de personnes de tous âges.

Cette action a pris tellement d’ampleur qu’il a fallu passer de l’activité de prêt à la constitution de groupes de lecture. C’est ainsi qu’un jeudi par mois, l’équipe se rend à Lomas de Santa Faz sans livres, pour y réunir tous les enfants. Dans un « point stratégique », ils commencent par leur raconter un conte, puis ils les invitons à échanger sur leurs lectures respectives. Même si beaucoup d’entre eux ne savent pas lire ou n’ont lu que des livres pour jeunes enfants, tous sont dans une incroyable dynamique de partage. Les plus petits, quant à eux, racontent les livres qu’ils ont empruntés à partir des illustrations.

«Nous sentons que la relation de confiance que nous construisons avec les enfants va plus loin que le Club de lecture. Certains d’entre eux apportent des livres à l’école pour les prêter à leurs camarades, tandis que des mamans interpellent les volontaires dans la rue pour leur dire: « Ah ! Mon voisin m’a dit que vous prêtiez des livres. Vous pouvez m’en prêter un pour mon fils ? Il n’est pas encore là et il va rentrer tard ». Nous leur répondons alors : « Oui, bien sûr ! Ça serait intéressant que vous demandiez à votre fils quel type de livre il aime. Comme cela, vous pourrez en un choisir un qui lui plaira vraiment. » », continue l’équipe.

La lecture permet aussi aux membres du Club de lecture d’élargir leurs horizons à l’extérieur de la communauté. Les liens tissés avec les habitants se trouvent renforcés par les autres activités culturelles qui leur sont proposées, aussi bien dans le quartier, avec l’organisation de rencontres artistiques et littéraires, qu’en dehors de celui-ci, comme c’est le cas avec le Salon du livre.

Conclusion

Pour cette équipe, la réussite du Club de lecture est d’avoir ouvert un espace d’accès à l’art et aux savoirs à travers les livres.

Avec les prêts hebdomadaires, le Club de lecture permet aux enfants d’entrer dans un rythme de lecture régulier. Grâce aux livres, ils accèdent chaque semaine un peu plus au monde de l’imagination, de la compréhension écrite…

Au milieu d’une communauté confrontée à la violence, enfants, jeunes et adultes ont eu l’occasion de découvrir et de cultiver leur amour de la lecture. L’action menée a eu une influence significative sur le quartier et notamment au sein des familles. En effet, en prenant le temps de découvrir les livres avec leurs enfants, de nombreux parents ont renforcé et approfondi leurs liens avec eux.

Dans les endroits où rien ne semble avoir de valeur, les livres ont toute leur importance. Contrairement aux idées reçues, ils sont un bien précieux dont on prend grand soin dans le quartier. Le Club de lecture en est la preuve.

Les principes d’action

1. Construire l’action avec et pour la communauté

  • Construire l’action du point de vue des plus démunis.

L’action dont s’est inspirée l’équipe est une initiative créée « à quatre mains » avec Veronica, la jeune fille qui, après avoir participé à la Bibliothèque de rue, souhaitait continuer d’emprunter des livres.

  • Impliquer la population dans toutes les étapes du projet, de la conception à l’évaluation, afin de faire preuve de créativité dans les situations difficiles.

S’assurer de la participation des familles les plus vulnérables à chaque étape du projet.

S’appuyer sur les expériences des parents et des militantes qui font le lien avec la communauté (prendre le temps d’arrêter les actions, et de les requestionner avec les parents)

Grâce aux membres de la communauté ainsi qu’à la présence régulière et visible de l’équipe dans les rues, il est possible de rencontrer de nouvelles familles pour les inviter à se joindre à l’activité.

2. Le livre comme outil pour aller à la rencontre des plus démunis, établir une relation de confiance et créer des espaces de paix et de liberté.

  •  Le livre : une source de fierté

« À partir du moment où l’on parle de zones rouges, il faut s’attendre à ce que personne n’envisage sérieusement de s’y rendre. L’un des défis majeurs pour le Mouvement, mais aussi pour les familles, est donc de faire en sorte que les livres puissent y parvenir. Aux yeux de l’équipe, fournir des ouvrages de qualité s’avérait indispensable. Au Guatemala, les livres coûtent cher. Offrir aux familles la possibilité d’emprunter de beaux livres et faire en sorte que ces ouvrages de qualité restent sur place est donc loin d’être anodin. En effet, c’est une façon de leur dire : “Si nous vous confions ces livres, c’est parce que nous avons confiance en vous et en vos capacités.” Sur la centaine de livres prêtés au fil des ans, un seul a été perdu. Cela prouve bien que les habitants en prennent soin. » (Elda)

  • Le livre : un outil pour établir une relation de confiance avec les personnes

Chaque livre est prêté après avoir été soigneusement choisi : lorsqu’un volontaire propose un ouvrage à une personne, cela témoigne du fait qu’il a pensé à elle d’une semaine à l’autre, qu’il a réfléchi à ses goûts, qu’il en a tenu compte. Le registre individuel conserve la trace de cette recherche autour des goûts et des intérêts de la personne. Il témoigne du dialogue entre celle-ci et le volontaire, par livre interposé. L’action ainsi construite autour du livre permet les rencontres et nourrit de profonds échanges entre lecteurs, permettant ainsi de rompre avec l’exclusion.

Christian Deligne, un participant au séminaire de 2018 a dit à l’équipe du Guatemala : « Vous choisissez les livres très soigneusement, mais comment les choisissez-vous ? Je pense qu’en lisant et partageant des histoires, l’histoire de chacun ne reste pas toute seule : elle peut rencontrer d’autres histoires et de ces histoires communes naît une troisième histoire qui peut être une histoire de futur ».

3. Le livre : un moyen d’accéder à un monde plus vaste, au-delà du quartier…

Christian Deligne, en parlant de Priscila, nous dit : Cette petite fille si renfermée et qui pourtant n’a pas pleuré lorsqu’elle est allée à l’école m’a beaucoup touché. Je me suis dit : “Elle ne doit pas avoir si peur que ça à l’idée de changer de famille.” Parce que l’école, c’est un peu comme une famille. En voyant les livres qui circulaient, elle a probablement pensé : “La famille de l’école ne doit pas être si différente de la mienne.” Peut-être. 

Les questions qui restent ouvertes :

– Il faut réfléchir en permanence au renouvellement de la collection. Cela implique de trouver des sources de financement, d’établir des partenariats avec des organisations publiques et privées et de promouvoir cette initiative au niveau national et international.

– En se demandant comment passer à la prochaine étape, l’équipe veut travailler à établir des contacts et coopérer avec d’autres associations et bibliothèques engagées dans la promotion de la lecture est une nécessité.

– Comment continuer à transmettre l’idée que lire ne signifie pas seulement exiger de l’enfant qu’il comprenne ? En quoi l’action menée peut-elle permettre aux enfants et aux parents de réaliser que la lecture ne se réduit pas à cela ? Lire, c’est aussi développer son imagination et aiguiser son esprit. Ce que notre école ne permet pas.

– Certains des enfants rencontrés ont déjà lu une centaine de livres. Cependant, leurs enseignants en font abstraction. Et ces enfants, bien qu’ils soient de grands lecteurs, sont toujours en situation d’échec scolaire.