Ecole Mobile Stolipinovo : vers la création d’une communauté éducative inclusive

Introduction

En 2015, le Mouvement ATD Quart Monde, a voulu investir plus de forces dans la connaissance des pays du Sud-Est de l’Europe. Deux volontaires permanents ont eu pour mission de s’y installer afin de mieux connaître ce qu’y vivaient les personnes en situation de pauvreté et celles qui s’engagent à leur coté.

Nous, Véronique et Benoît, sommes rentrés dans cette perspective qui nous a permis de découvrir à la fois des situations de vie très difficiles mais aussi des engagements et des solidarités impressionnants.

Le succès

L’histoire que nous vous racontons ici est celle de la création et du développement d’une action d’éducation et de savoirs partagés dans la rue menée dans un quartier très ségrégué de la ville de Plovdiv, en Bulgarie. Nommée « l’École Mobile Stolipinovo », cette initiative plonge ses racines en 2015, dans nos voyages exploratoires, et se poursuit jusque fin 2023. La réussite majeure de cette action est d’avoir permis la création d’une communauté éducative inclusive autour des enfants du quartier, en rapprochant les professeurs d’école, les familles, d’autres acteurs du quartier et des personnes solidaires.

Contexte

Rejoindre des personnes engagées (printemps 2015)

Pour nous lier à des personnes ayant la vie difficile dans le Sud-Est de l’Europe, et apprendre d’elles, nous avons choisi de rejoindre des personnes très engagées dans des initiatives de lutte contre la pauvreté. Nous nous sommes mis à leur écoute, dans leur pas, pour apprendre de leurs initiatives, et apprendre auprès d’elles la vie du pays. Nous voulions ensuite partager cette connaissance, alors que les pays du Sud-Est de l’Europe sont largement méconnus dans le reste de l’Europe.

Nous sommes allés au rythme de ces personnes engagées auprès des plus pauvres : nous avons voyagé en bus, nous avons été hébergés chez elles, et nous avons pris le temps de la rencontre. Nous avons rencontré beaucoup d’amis, d’amis d’amis, de connaissances d’amis d’amis etc. Nous avons eu ensemble de longues discussions qui leur ont permis de rentrer dans une compréhension fine de ce que nous cherchions. C’est ainsi qu’au cours d’un voyage en Bulgarie, une de nos hôtes nous a parlé de Genika Baycheva, une jeune femme qu’elle avait rencontré une fois et qui faisait des liens entre l’accès à la culture et la lutte contre les préjugés et contre la pauvreté.

Genika a tout de suite accepté de nous rencontrer. Après une formation en médiation culturelle, Genika s’était installée à Plovdiv et avait travaillé dans l’équipe de la « Fondation Plovdiv 2019 », qui a permis la sélection de la ville comme l’une des deux capitales Européenne de la culture en 2019. Ce projet ambitieux avait pour devise « Ensemble »  avec l’objectif affiché d’impliquer le plus largement possible les habitants de tous les quartiers de Plovdiv dans les évènements à venir. Pour signifier leur volonté, le choix a été fait de développer des initiatives dans le plus grand quartier ségrégué de la ville de Plovdiv, de toute la Bulgarie et de la région des Balkans : Stolipinovo.

Puis, Genika a choisi de quitter cette équipe, ne voyant pas comment allait être mis en pratique cette intention initiale d’impliquer aussi les habitants des quartiers discriminés. Cependant, elle a continué à s’investir personnellement pour la participation de tous les habitants de Plovdiv, et en particulier de Stolipinovo.

Avec quelques jeunes amis, cherchant comme elle à rester vivre et à s’impliquer dans leur pays (Nikola, doctorant en anthropologie, Rossi, jeune diplômée en droit, puis Dimitar, doctorant en sociologie), ils ont voulu créer des liens avec les habitants de ce quartier, en se donnant le temps nécessaire, sans subir la pression de devoir présenter des résultats concluants dans un temps trop court.

Très vite après notre installation en Bulgarie en septembre 2015, nous avons commencé à accompagner Genika et ses amis dans leurs explorations de Stolipinovo.

Le quartier

Plovdiv est la deuxième plus grande ville de Bulgarie. Au nord-est de la ville, un village a été créé au début du 20ème siècle pour y installer de force les populations turcophones chassées du centre ville, ainsi que des populations parlant le romani. Pendant la période du communisme, des immeubles de 8 étages ont été construits pour y loger des populations pauvres de toutes origines. Enfin après le changement de régime en 1991, différents maires ont autorisé des familles arrivant des villages à s’installer dans des logements informels ou baraques, au pied des immeubles ou dans des espaces de jardins partagés.

C’est Stolipinovo!

L’histoire de ce quartier explique sa diversité actuelle. C’est aujourd’hui un très grand quartier de 50 000 habitants ou plus (personne ne le sait précisément) composé de beaucoup de sous quartiers à taille humaine. Au moins 80 % de ses habitants se définissent comme des tziganes turcophones, environ 15 % se reconnaissent comme des roms et parlent romani. D’autres enfin sont originaires de la majorité bulgare ou d’autres minorités encore. Leur point commun à tous est de vivre l’expérience de la pauvreté, et de la grande pauvreté pour certains, mais surtout de faire l’expérience de la discrimination. Stolipinovo est un quartier excentré, ségrégué depuis sa création et non entretenu depuis la chute du communisme.

Les immeubles sont tous énormément dégradés. Au delà du quatrième étage, il y a très peu d’eau au robinet, au mieux un mince filet. Les égouts ne fonctionnent pas toujours. Dans certains immeubles, les caves sont inondées et la structure de l’immeuble est menacée. Certains appartements sont très bien entretenus, d’autres moins. Au pied de certains immeubles, on peut voir que des petites maisons ont été ajoutées, parfois faites de bric et de broc, souvent l’occasion d’ouvrir un petit commerce, un kiosque à café par exemple.
Il existe aussi deux zones d’habitats improvisés (terme correct pour parler de bidonville) aux extrémités nord (Kanal) et ouest du quartier (Shumen). Certaines baraques y sont construites de pierre ou de brique et d’autres avec du bois, du plastique, du carton. Ces baraques sont souvent faites d’une pièce ou deux pour toute la famille.

D’une manière générale, le quartier est politiquement et administrativement complètement laissé à l’abandon depuis 30 ans. Des petites réparations sont faites de ci de là, mais aucune vision de développement urbain n’est développée. De ce fait, le quartier se dégrade de plus en plus. L’exemple le plus criant est la manière dont les poubelles sont traitées : la population est beaucoup plus nombreuse qu’en centre ville mais il y a moins de containers à poubelles et ils sont ramassés deux fois moins souvent. Du coup, des détritus restent au sol et s’accumulent.

Bérul, un habitant, menuisier, nous dira : « les politiques font exprès de laisser le quartier dans cet état pour que l’on soit montrés du doigt ».

Dans tout le pays, il y a beaucoup de préjugés négatifs envers les minorités. C’est encore plus fort envers les habitants de Stolipinovo, à tel point que les médias parlent du quartier comme d’une « jungle  ». La venue de jeunes du centre ville dans ce quartier n’est pas habituelle. Certains de ces jeunes cachent leur implication dans le quartier à leur famille ou leurs amis.

Le commencement : prendre le temps de connaître les habitants (septembre 2015-décembre 2017)

Quand il fait beau, le quartier est très animé. Beaucoup d’habitants sont dehors, exerçant une activité, parlant à leurs voisins, échangeant des nouvelles. Beaucoup s’asseyent dehors, sur des chaises en plastique, et forment des petits groupes. Les habitants ont l’habitude de se déplacer avec leur propre chaise pour aller s’asseoir auprès d’autres personnes et discuter ensemble.

Intervenant dans le cadre du Festival international d’architecture qui se déroule tous les étés à Plovdiv, une artiste néerlandaise avait été surprise de cette façon d’entrer en discussion propre aux habitants du quartier. Au cours de la semaine du festival, elle a proposé aux participants de son atelier d’entrer en interaction avec les habitants de Stolipinovo en parcourant le quartier avec une chaise en plastique, pour s’asseoir et dialoguer avec les habitants à leur manière.

Genika, Nikola et Rossi ont participé à l’atelier de cette artiste pour rencontrer les habitants du quartier à leur manière. A la fin de chaque discussion avec des habitants, il leur était proposé d’écrire les mots ou la phrase clef de la discussion sur la chaise. Au fur et à mesure des rencontres, la chaise a été couverte de phrases, comme par exemple :

 » Je n’avais pas de chaussures, de vêtements pour étudier « 
 » L’éducation, c’est tout. Il y a des gens intelligents ici « .
 » Nos plus gros problèmes sont l’électricité, l’eau et obtenir des documents d’identité « .

De toutes ces phrases est né un rap, écrit et interprété avec des jeunes du quartier.

Cette première initiative d’écrire un chant ensemble nous a permis de bâtir un début de confiance avec des habitants du quartier, et de faire équipe avec Genika, Nikola et Rossi. Ensuite, nous nous sommes mis d’accord sur les objectifs que nous voulions atteindre ensemble : aller à la rencontre des habitants de ce quartier pour apprendre à les connaître, et réfléchir avec eux à ce qui pourrait être fait pour que la vie dans le quartier change, pour que l’image du quartier change. Une de nos motivations était de permettre que le quartier soit intégré dans toute la démarche pour réussir Plovdiv 2019 – Capitale européenne de la culture : Plovdiv « Ensemble » avec tous ses habitants autour d’initiatives culturelles.

Nous avons donc décidé de continuer de bâtir des relations de confiance avec les habitants en utilisant la « méthode des chaises ». Nous étions six « étrangers au quartier » à circuler, répartis en deux groupes, une journée par semaine. Étant les plus âgés de cette équipe, nous (Benoît et Véronique) amenions une certaine sécurité. Cela aidait aussi pour bâtir la confiance avec toutes les générations au sein du quartier. Genika, Nikola et Rossi nous traduisaient ce que disaient les habitants. Ce n’était pas rien ! De toute manière, pour les habitants, nous étions tous des « étrangers au quartier » ! Bulgares ou français, peu importe. Et ce d’autant plus que nous rencontrions des enfants et des jeunes qui ne parlaient pas toujours le bulgare non plus, mais un dialecte turc. Après tout, le turc est la langue maternelle de 85 % des habitants du quartier.

Passer du temps à marcher simplement dans ce grand quartier nous dépaysait complètement. Nous avons découvert un quartier plein de vie, plein d’activité. Une partie plus riche du quartier est composée d’artisans, en particulier des ferronniers. Il y a aussi des barbiers et beaucoup de magasins liés à l’industrie du mariage et des fêtes. D’autres métiers sont plus informels, comme la cuisine de rue ou la vente de diverses choses récupérées, parfois transportées à l’aide d’une vieille poussette. D’autres coupent des palettes en petits morceaux et les revendent pour en faire du bois de chauffe. D’autres enfin ramassent tout ce qui peut se brûler, et récupèrent dans les poubelles tout ce qui peut être utile. Une autre activité consiste à récupérer des fils de cuivre, à les dé-tortiller puis à brûler le plastique avec les odeurs qui s’en dégagent…

Certaines personnes ont des emplois salariés non qualifiés soit en travaillant comme éboueur ou agent de nettoyage pour la ville, soit dans des usines de la région. Les salaires sont très faibles et ne permettent pas de faire vivre une famille, mais donnent accès à l’assurance maladie pour toute la famille.

Après chaque temps dans le quartier, nous prenions un temps de debriefing ensemble, pour pouvoir nous dire ce que nous avions appris et réfléchir à la manière de continuer. Genika comptait sur nous pour jouer un rôle de recul vis-à-vis de l’équipe.

Nous nous sommes mis à rencontrer régulièrement Nadia et Kamélia qui étaient toujours présentes au pied de leur immeuble, Berul et Nasco qui étaient chacun dans leurs ateliers de bois et de vitres, Chènère, le barbier, Mitko dit « le chinois », Vasko et Artin, des jeunes du quartier… Plus tard, il y a eu Mamik à « Kanal » et Assen, Elena, Yanka, Todor à « Shumen »… Ils étaient pour nous des points de repères et nous permettaient de rencontrer encore plus de personnes autour d’eux.

Au printemps 2016, Mitko dit « le chinois », un jeune de 20 ans habitant le quartier, nous a fait découvrir ce qui était pour lui la partie la plus pauvre du quartier. Il n’y a pas d’eau courante, souvent pas d’électricité, mais des rallonges électriques qui courent au bout de bâtons de bois pendant plusieurs centaines de mètres depuis les blocs d’immeubles. Les logements sont souvent constitués d’une seule pièce pour toute la famille. Quand il pleut, c’est difficile de circuler dans les ruelles à cause de la boue et des énormes flaques d’eau. Progressivement nous avons donc découvert les deux zones d’habitats improvisés (Shumen et Kanal).

Nous ne pouvions pas aller dans « Shumen » ou « Kanal » avec les chaises en plastique. En effet, les habitants de ces bidonvilles n’en avaient pas. Ils étaient souvent assis au ras du sol, sur des pierres. Nous avons alors demandé à Bérul, notre ami menuisier, de nous fabriquer des cubes en bois. C’était aussi une manière de l’impliquer avec nous. Et c’est avec ces cubes jaunes que nous sommes allés rencontrer les habitants de ces zones d’habitats improvisés. Nous n’étions pas assis sur ces cubes, mais nous pouvions écrire dessus suite à nos discussions. Les enfants sont aussi venus pour dessiner dessus. C’est ainsi que nous avons rencontré Assen. Peu à peu, il est devenu notre personne de référence.

Notre présence dans le quartier nous a aussi permis de partager des moments heureux ou malheureux avec les habitants. Nous avons été invités à des fêtes familiales de fiançailles, de mariage, ou de circoncision d’un enfant. C’était très impressionnant de voir le quartier se transformer et s’embellir lors des moments de fêtes. Nous avons aussi été témoins de difficultés pour réunir l’argent afin de permettre qu’une personne soit hospitalisée, ou pour pouvoir acheter des médicaments, ou encore des problèmes liés à l’habitat amenant à des expulsions.

La question de l’accès à l’école

Au fur et à mesure de nos rencontres avec les habitants, la question de l’accès à l’école et de l’éducation est devenue de plus en plus centrale dans nos conversations avec eux.

Dans Shumen, un homme nous a dit : « Ma fille de onze ans est en 5ème année et ne sait écrire que son nom. Mais elle passe d’année en année. L’école est difficile pour les enfants, car ils ne parlent pas le bulgare et parce que les enseignants ne s’occupent pas d’eux. Les enseignants prennent leur salaire et c’est tout. Ils ne sont pas intéressés par leur travail ». 

Nous nous doutions que c’était plus compliqué que cela. En rencontrant des enseignants, nous avons appris qu’ils étaient très mal payés, formés pour certains sur d’anciens schémas, et qu’ils ont à assumer des lourdeurs administratives et hiérarchiques. Enfin, ils n’ont pas été formés pour enseigner à des élèves ne parlant pas le bulgare à leur entrée à l’école.

La Bulgarie a un système éducatif qui est très critiqué. Cela concerne tous les enfants, mais les conséquences sont amplifiées dans des quartiers comme Stolipinovo, dans lequel les familles cumulent les difficultés.

Les personnes nous parlaient de l’importance de l’éducation. Un autre papa nous dira « Je veux que tous mes enfants apprennent à l’école, qu’ils arrêtent de vivre dans la boue comme maintenant. »

A côté de cela, nous avons pu constater au fil du temps que peu d’enfants vont régulièrement à l’école. Certains n’ont pas de cartables, juste un bloc note dans la poche avec presque rien d’écrit dessus. Certains enfants de 8-9 ans savent à peine leur alphabet cyrillique.

Il n’empêche que nous avons été témoin que beaucoup de savoirs faire et de valeurs de solidarité existaient dans le quartier et étaient transmis aux enfants. Malheureusement la réalité de cette transmission n’est souvent pas reconnue par une majorité de bulgares, ni par l’institution scolaire.

Par exemple, Assen travaillait au noir sur des chantiers de construction. Pendant une journée, il y a emmené son fils de 15 ans afin qu’il y découvre ce travail. Mais les enseignants le lui ont reproché, disant que le jeune avait manqué l’école. Pour Assen, c’était important, mais il n’a pas su l’expliquer.

Petar et Stefan sont deux frères jumeaux de 11 ans. Quand nous les croisions, ils nous disaient toujours « Je travaille ». Ils étaient très fiers de savoir diriger le cheval d’un de leur voisin. Ils portaient souvent des brouettes avec des gravas, ou aidaient pour monter un mur de brique. Ils étaient simplement fiers de contribuer au travail nécessaire pour leur famille, à la mesure de leurs moyens. Ils n’ont jamais été à l’école, mais Petar, dès qu’il le pouvait, se libérait pour venir participer à l’Ecole Mobile Stolipinovo.

Nous avons aussi été témoin que, lors d’anniversaires, tous les enfants du quartier recevaient une part de gâteau. Il n’y avait pas de différence visible entre eux. De même certains habitants de religion musulmane offraient aux enfants, chaque vendredi, des gâteaux ou des jus. En discutant avec les adultes, ils nous ont dit que c’est normal pour eux : « Le vendredi, c’est donner ! ».

Ces premières constatations et réflexions nous ont fait réaliser que nous devions continuer à travailler la question de l’éducation à travers une initiative concrète. En nous appuyant sur ce que nous avions appris avec les parents, nous avons fait l’hypothèse qu’une école qui rejoindrait les enfants au plus près de leur espace de vie en cherchant à reconnaître et à s’appuyer sur cette fierté du travail et sur ces valeurs de solidarité et de collaboration pourrait réconcilier les familles et le quartier avec l’école.

Les bases de l’école mobile

Genika, Nikola, Dimitar et nous-mêmes, avions acquis un regard sur ce grand quartier et une attitude de respect dans la manière de rentrer en contact avec les habitants, une manière de bâtir une connaissance et une compréhension commune des enjeux. L’équipe de la Fondation Plovdiv 2019 nous a alors demandé de participer à l’animation d’une semaine d’ateliers pour préparer de futures interventions culturelles dans le quartier Stolipinovo, en prévision de Plovdiv, capitale européenne de la culture.
Cette semaine d’ateliers était un temps de réflexion et d’incubation de projets artistiques dans le cadre du projet « Plovdiv 2019 ». Nous avons passé 6 jours ensemble, pendant lesquels notre équipe était chargée de présenter le fruit de ses travaux à un groupe d’une vingtaine d’architectes et d’artistes (bulgares, français, allemands, belges et italiens) et d’aider les participants dans leur découverte de Stolipinovo. Cet atelier nous a permis de rencontrer d’autres personnes qui souhaitaient s’impliquer, même si elles ne savaient pas encore comment. C’est ainsi que nous avons rencontré Magdalina Rajeva (Magi) et Anna Kalinova (Ani), toutes les deux architectes, qui sont devenues ensuite des piliers de l’école mobile Stolipinovo et du Mouvement.

Magi et Ani avaient l’habitude d’animer des ateliers d’architectures pour enfants, en proposant des constructions en 3D à partir de différents matériaux, ou avec du papier et du carton à petite échelle. Elles faisaient surtout cela dans des écoles plutôt aisées de Sofia. Magi est la fondatrice de l’association des Ateliers d’architectures pour enfants en Bulgarie.
Entre temps, Genika, Dimitar, Rossi et Nikola ont aussi créé une association, poussés par des donateurs qui leur disaient que c’était la seule manière d’être reconnu. Il y a eu beaucoup de discussions et nous les avions soutenus dans cela. L’association s’appelle Discovered Spaces.

Après plusieurs semaines de dialogue, nos trois associations (Les ateliers d’architectures pour enfants, Discovered Spaces et ATD Quart Monde) ont soumis un projet à la Fondation Plovdiv 2019 s’appelant « Ecole Mobile dans Stolipinovo, découvrir et dénouer les potentiels cachés ».

Nous étions trois associations, mais une seule équipe.

Nous, Véronique et Benoît, réalisions petit à petit que cette présence à Stolipinovo nous était très importante, car elle nous a ancrés dans une réalité de la misère en Bulgarie. Elle nous a aussi ancrés avec des citoyens qui se mobilisaient. Elle nous a ancrés dans un projet culturel d’envergure pour le pays : « Plovdiv 2019, Ensemble ». Elle nous a ancrés dans un faire ensemble. Il s’agissait d’avancer ensemble dans la même action, au rythme de nos amis, en marchant dans leurs pas tout en y apportant notre expérience.

Cela a été un atout énorme dans nos premières années en Bulgarie, car nous n’allions pas rencontrer des nouvelles personnes ou des acteurs avec nos propres solutions.

L’école mobile de Stolipinovo (Janvier 2018 – juillet 2023)

Nous avons choisi de nous impliquer dans une des deux zones d’habitats improvisés, Shumen. De janvier à mars, avec Genika et Nikola, nous avons pris le temps de faire le tour de toutes les baraques de Shumen, pour réfléchir avec les parents que nous connaissions et rencontrions à comment l’initiative de l’école mobile allait pouvoir commencer. Ils nous ont parlé de leurs enfants, de leurs préoccupations, de l’école. Nous leur disions alors notre proposition de faire une activité à l’extérieur pour les enfants. On se rendait compte que tant que nous n’avions pas commencé, notre projet était quelque chose de vague pour eux.

En mars 2018, l’école mobile Stolipinovo a commencé avec Magi, Ani, Genika, Nikola, Dimitar et nous. D’autres personnes se sont aussi impliquées au fur et à mesure : Maria Dacheva, photographe, des étudiants de Sofia ou Plovdiv, des amis d’amis (Hannah, Maria…), et d’autres après 2020.

Dès les débuts, nous nous sommes appuyés sur Assen. Il n’était pas un leader. Il n’osait pas s’imposer mais il est devenu un ami. C’est ainsi qu’il se définissait. Il travaillait par intermittence. Cependant quand il était présent, il venait nous saluer ou nous allions lui parler. Nous lui avons souvent demandé des conseils, il nous a aussi présenté d’autres personnes.

Les activités

Une fois par semaine, nous commencions par aller chercher les enfants dans les différentes parties de la zone de baraques, pendant que Magi et Ani installaient les tables et le matériel. Nous proposions aux enfants la pratique d’activités qui allaient les aider à apprendre par l’expérimentation et la manipulation individuelle et collective. Cela passait par la création de modèles en trois dimensions, à travers le jeu, en explorant toutes sortes de matériaux : papier, carton, bois, glaise, fils, crayons…

Au fil du temps, les enfants ont réalisé des figures géométriques avec des bâtonnets en bois, créé des châteaux avec des cartons, réalisé un plan de la ville en 3D, fait des constructions en terre à la manière de Gaudi, construit le pont de Léonard de Vinci à l’échelle 1, réalisé des constructions grâce à des longs bambous, des tissus, ou des grands morceaux de bois, fabriqué des tabourets en bois grâce au soutien de Berul, menuisier du quartier…

Grâce au travail manuel qu’ils effectuaient lors de l’atelier d’architecture, les enfants parvenaient à travailler avec d’autres enfants, à communiquer entre eux et à acquérir de nouvelles habiletés manuelles et des compétences de résolution de problèmes. Certains parents venaient pour regarder ce qui se passait, certains jeunes aussi. Ils étaient intéressés et participaient même ponctuellement.

Le nombre d’enfants participant variait entre 20 et 40, quelques fois il y a eu jusqu’à 60 enfants, jeunes et adultes.

Ajustements et réajustements du cadre de l’activité

Puisque l’âge des enfants allait de 2 ans à 18 ans, nous pensions dans un premier temps qu’il fallait faire des propositions pour tous les âges. En réalité, le plus intéressant était de proposer deux activités, sans déterminer à l’avance qui allait faire quoi. Des grands prenaient parfois très au sérieux les activités qui avaient été pensées pour des petits. Le fait que plus de la moitié des enfants n’allaient pas à l’école les rendaient très curieux, mais aussi ne déterminait par un âge aux activités.

Nous avons essayé de mettre en place des rituels, mais ce n’était pas toujours facile. Nous avons aussi pris très vite conscience qu’il fallait proposer un temps de sport pour les enfants qui avaient besoin de bouger. En effet, pour certains enfants il était difficile de se concentrer plus de 15 minutes dans une activité manuelle. Le must était d’avoir une grande corde à sauter (5 mètres) avec laquelle 1 à 8 enfants pouvaient sauter en même temps. Et après ils retournaient vers les activités manuelles ou les livres.
Nous avons aussi réalisé que le plus important était ce qui se passait pendant l’activité, et non pas le fait que les enfants puissent repartir avec un « produit fini » à la fin. En effet, les enfants n’avaient aucune place où déposer chez eux une quelconque réalisation. Le plus souvent elles étaient donc détruites à la fin de l’atelier.

Aller dans une salle en hiver 

Plovdiv est une ville plutôt au sud de la Bulgarie, avec un hiver peu vigoureux. Mais lors de deux hivers, il y a eu de la neige pendant 3 semaines. Du jamais vu !
Le premier hiver, nous avons cherché un endroit pour nous installer sans avoir à traverser une rue. C’était une demande des parents avec qui nous en avions parlé. Le propriétaire d’un « restaurant » derrière le quartier de Shumen a accepté de nous louer sa salle chaque semaine. C’était une modeste salle avec 3 grandes tables et cela nous convenait très bien. Pour demander l’autorisation d’emmener les enfants au « restaurant », il fallait être beaucoup plus en contact avec les parents, et c’était positif. Après la première fois, le propriétaire nous a dit qu’il allait nous chercher d’autres enfants car ceux qui étaient venus étaient des va-nu-pieds ! Nous lui avons expliqué que c’était justement avec les enfants qui n’allaient pas à l’école que nous voulions être.

Le fait d’être dans une salle changeait un peu la dynamique du groupe. L’activité était généralement plus calme que lorsqu’elle avait lieu dehors, les enfants pouvaient s’asseoir. Après cette expérience, il a fallu rediscuter avec toute l’équipe de l’école mobile Stolipinovo du bien fondé d’être dehors, au milieu de la vie du quartier. Mais ce choix a vite été validé.

Après le premier hiver, en mars 2019, quand nous sommes retournés dans la rue, Magi a eu l’idée d’acheter une deuxième table pliante et 4 bancs pliants pour permettre aux enfants d’être plus posés dans ce qu’ils faisaient. Ce fut l’occasion d’impliquer un artisan du quartier chez qui nous laissions tables et bancs.

Faire ensemble en équipe

Quelques mois après le début de l’Ecole Mobile Stolipinovo, une couverture avec des livres a été rajoutée. Nous le souhaitions depuis longtemps, mais nous sommes restés fidèles à notre stratégie d’avancer au rythme de nos amis. Genika, a senti que l’approche avec des livres était complémentaire d’une activité manuelle et artistique. Pour ne pas concurrencer le lancement des deux activités, il était intéressant de sortir les livres et la couverture, une fois que l’activité manuelle et artistique était lancée. Nous l’avons animée ensemble. La grande couverture est devenue un espace de calme, respecté par les enfants qui enlevaient leurs chaussures pour s’y asseoir. Ils y découvraient un autre univers.

Trouver notre juste place :
Au début, Ani et Magi avaient l’envie que les conditions de vie changent vite dans le quartier. Cela a été l’objet de beaucoup de discussions entre nous. Elles se sont en particulier confrontées à la municipalité locale pour trouver des solutions de ramassage des ordures, qui envahissent tout le quartier. Elles ont essuyé un refus de la municipalité, par manque d’une volonté politique. S’attaquer au problème des déchets à Stolipinovo aurait été un autre projet. Il a fallu se rendre compte que nous ne venions pas changer les gens, mais cheminer avec eux, offrir des opportunités qui allaient être saisies ou non. C’est ainsi que nous l’a exprimé Kalin, médiateur santé issu d’un autre quartier très pauvre de Bulgarie. De réaliser cela peut être frustrant, mais nous met aussi à notre juste place. Et néanmoins, l’Ecole Mobile Stolipinovo a permis beaucoup de changements.

Ani Kalinova nous dira souvent que nous lui avons appris la patience et aussi le goût et la manière de faire avec d’autres.

L’investissement des professeurs dans l’Ecole Mobile Stolipinovo (octobre 2019)

Un déclic : l’Atelier de rencontres international

En 2019, nous avons organisé à Plovdiv une rencontre européenne de plusieurs jours, qui rassemblait des personnes engagées dans le champ de l’éducation venant de Bulgarie, Roumanie, Hongrie et Serbie, avec des membres du Mouvement venant de France et de Belgique. Le but était de partager l’expérience de l’école Mobile Stolipinovo et de la « confronter » au regard des autres expériences.

Lors de cet « Atelier de rencontres international », nous avons échangé à partir des expériences concrètes des participants qui permettaient de meilleurs liens entre les parents et les enseignants (avec, par exemple, l’expérience du Club alternatif d’éducation à Bucarest – Roumanie – et celle du projet Ecole-Famille-Quartier de Lille Fives -France).
Ces dialogues nous ont à nouveau convaincu qu’il était essentiel de bâtir des liens de confiance entre les enseignants et les parents, et que pour cela des médiateurs étaient souvent nécessaires. Les expériences partagées témoignaient que la réussite du pari de l’éducation pour tous était l’œuvre de toute une communauté éducative, basée sur la complémentarité des savoirs des parents, grands-parents et voisins, sur la compétence des enseignants, de partenaires impliqués dans le quartier…
C’est lors de l’Atelier que toute l’équipe de l’Ecole Mobile Stolipinovo a réalisé qu’il fallait mettre notre énergie à développer les liens avec des enseignants. C’était la prochaine étape…
Avec cet élan, nous sommes entrés en contact avec Rossi Zlateva grâce à l’association « Teach for Bulgaria ». Cette association soutient des personnes à devenir enseignantes pendant 2 ans. Certaines d’entre elles continuent ensuite à travailler dans le système éducatif. Depuis trois ans, nous avions rencontré des personnes de cette association investies au niveau national, sans réussir à avoir de contacts directs avec des enseignants dans Stolipinovo. Après l’Atelier de rencontres international, nous avons enfin réussi à avoir le contact de Rossi Zlateva. Elle est enseignante en mathématiques dans l’école Pencho Slaveykov, la plus proche des baraques de Shumen. Nous lui avons présenté notre « école mobile Stolipinovo », commencée  un an et demi plus tôt, en lui disant que nous cherchions des enseignants qui pourraient s’impliquer avec nous, c’est à dire participer chaque semaine à nos actions en extérieur.

Rossi a été emballée et nous a présenté 4 autres professeurs de son école. Ils sont venus avec nous dans la zone d’habitats improvisés. Cette première visite n’a été facile ni pour eux ni pour nous. Les enseignants ont découvert plus en profondeur ce que cela veut dire que d’habiter dans cette zone. Leurs premières réactions étaient d’interpeler vigoureusement les parents en leur demandant pourquoi ils n’envoyaient pas leurs enfants à l’école. Nous devions mettre les choses au point : s’ils s’impliquaient avec nous, ils ne devraient pas faire de signalement à l’inspection académique, comme cela est demandé aux enseignants après 3 demandes aux parents d’inscrire leurs enfants à l’école. Ils ont accepté. Nous leur avons aussi demandé de réfléchir à leur manière d’interpeler les parents, et nous leur avons montré aussi notre manière de faire. Ces premiers échanges nous ont permis de comprendre pourquoi la relation parents-enseignants peut être difficile, et comment ce n’est pas si facile à changer.Pour que les professeurs puissent s’impliquer avec nous, nous avons aussi dû en demander l’autorisation à la directrice de leur école, puis à l’inspection académique de Plovdiv. L’accord a été donné, ce qui représentait déjà une grande victoire.

Pour la directrice de l’école, le fait que l’école mobile existait déjà, avec Magi et Ani, était important (Magi et Ani animaient aussi un atelier dans l’école). Le fait que le projet s’appuyait sur l’expérience d’un Mouvement international comptait aussi. Les enseignants allaient pouvoir sortir des murs de l’école et venir dans la zone d’habitats improvisés, après les heures d’école, avec l’autorisation de leur hiérarchie. Rossi allait devoir faire un rapport pour rendre des comptes de ce qui était fait. Une petite indemnité serait alors donnée aux enseignants comme cela est pratiqué pour les activités extra-scolaires dans l’école.

Une école Mobile deux fois par semaine

Rossi Zlateva aurait aimé faire des mathématiques dans la rue. Stefan, un professeur de dessin, souhaitait proposer aux enfants ce qu’il faisait à l’école. Nous avons alors décidé d’animer les ateliers de l’école mobile deux fois par semaine : un jour avec Magi, et un autre avec les enseignants et Genika, qui faisait le lien avec le quartier. Rossi, quant à elle, participait avec nous aux deux ateliers par semaine. L’enjeu était la transmission d’un savoir-faire mutuel par la pratique et non par la théorie.

Les enseignants ont pris l’habitude de proposer une activité manuelle de dessin, de découpage et coloriage autour d’un thème, comme le printemps, l’espace ou les lettres de l’alphabet. Le tout était collé à la fin sur un grand panneau, pour faire une création collective. Il se trouve que les plus grands s’investissaient dans la réalisation du grand panneau final, par la préparation du décor et le collage de ce que chaque enfant avait réalisé.

Pendant les jours de pluie d’hiver, les enseignants ont demandé l’autorisation de se servir des locaux de l’école pour accueillir l’École Mobile. La directrice a même accepté que les enfants non scolarisés puissent entrer dans l’école, ce qui n’est normalement pas possible pour des questions d’assurance.

Heureusement, l’hiver 2019 n’a pas été rude, et nous ne sommes allés que quelques fois à l’école. La première fois, nous étions avec une quinzaine d’enfants amenés depuis le quartier quand soudain, deux enfants, Vasko et Ivo, parmi ceux qui ont la vie la plus difficile, se sont arrêtés devant l’entrée de l’école. Cela ne leur a pas été possible d’y rentrer. Ils se sont figés et ont fait demi-tour en courant. Ils avaient trop d’appréhension pour franchir la porte. Une autre fois, une maman a, après des hésitations, donné la permission que son fils vienne pour une heure d’atelier dans l’école, même si son fils n’est pas scolarisé.

Une seule équipe, mais faite de personnalités différentes

Un de nos défis a été de comprendre que nous étions une seule équipe, mais avec des personnalités différentes, des rôles différents. Nous avancions ensemble, mais nous avions des réactions différentes. On ne pouvait pas demander aux enseignants d’agir et de faire comme le reste de l’équipe. Le fait de venir là, dans la boue, dans le quartier, avec leurs chaussures de ville, de dialoguer avec les parents (même si cela leur arrive de hausser la voix !), tout en respectant les parents, cela a énormément de valeur.
Une fois, Benoit était avec Rossi et Raflin (nouvelle dans l’équipe) pour rencontrer une maman et sa fille Maya qui avait montré un intérêt pour aller à l’école. Maya a alors dit qu’elle ne voulait plus. Rossi lui a dit d’une manière vigoureuse et presque virulente qu’il ne faut pas qu’elle reste toute sa vie dans la boue et pour cela il faut qu’elle aille à l’école. Benoit et Raflin étaient surpris de cette réaction, et ont dû calmer la discussion. Nous en avons beaucoup discuté après. Rossi peut se permettre d’avoir des réactions ainsi du fait de son statut d’enseignante et c’est là qu’on sent qu’on est complémentaire avec une attitude différente.
Ainsi, une limite que nous avons comprise est que l’attitude des professeurs ne doit pas fermer le dialogue avec les parents et les enfants.

Nous avions tous un rôle spécifique : Magi et Ani permettaient une créativité et une stabilité. Leur expérience des ateliers d’architectures pour enfants amenait une qualité d’animation différente. Magi était la référente principale de l’action auprès des enfants. Pendant longtemps, les enfants ont appelé Magi toutes les femmes de l’équipe !

Genika, Dimitar ont permis les longs dialogues avec la mère de Maria, avec Assen, avec Yanka, avec Todor et d’autres…

Nous, Benoit et Véronique, nous amenions notre expérience d’actions menées avec ATD Quart Monde, notre volonté de rencontrer les parents, et de nous laisser guider par les enfants pour aller à la rencontre d’autres enfants encore oubliés. Une autre chose que nous savions, c’est qu’il est important d’avancer ensemble, en équipe et nous avons passé beaucoup de temps à débriefer et à construire notre action.

Dans les premiers temps, nous avions un temps de débriefing chaque semaine, avec tous ceux qui participaient à l’animation, pour se partager les difficultés, les réussites, les enfants qu’il nous semblait important d’aller chercher chez eux… Nikola a beaucoup soutenu cette démarche. Nous allions dans un café à la limite du quartier et cela durait une heure et demie. Quand nous avons commencé avec les enseignants, nous leur avons demandé d’avoir une réunion par mois pour faire le point.

Co animer avec les parents : Les Fêtes des Talents partagés

En octobre 2020, en juin 2021 et en juin 2022, nous avons organisé 3 fêtes des talents partagés. Lors de ces fêtes, nous proposions à des parents, des jeunes ou des artisans du quartier d’y prendre part en animant un atelier. La préparation durait plusieurs semaines : pour que la personne nous dise ce qui lui était possible de faire, pour préparer le matériel… mais le résultat était là !

Pour ces fêtes, nous invitions largement. C’était aussi l’occasion d’aller parler à des personnes que nous connaissions moins dans le quartier, d’aller dans des coins du quartier plus isolés. C’est ainsi que nous avons découvert que plusieurs très jeunes familles s’étaient installées sur une zone d’ordures en arrière du bidonville. C’étaient des couples entre 18 et 20 ans, qui ne parlaient pas bien le Bulgare voire pas du tout. Nous connaissions un des jeunes, Mitko, qui était maintenant papa d’un enfant d’un an et qui vivait dans cette partie du quartier depuis qu’il était en couple.

Les réussites

La création d’une communauté éducative inclusive

En regardant tout ce chemin parcouru avec l’école Mobile Stolipinovo, nous pouvons identifier que nous avons permis de créer une communauté éducative autour des enfants en réunissant des personnes très différentes, du quartier, de l’école, et des personnes de tous bords qui se sont impliquées dans le quartier. Nous voulions atteindre tous les enfants, toutes les familles et en particulier celles les plus cachées, et pour cela, il fallait ne pas se décourager aux premières difficultés rencontrées. Reconnaître les efforts des parents, reconnaître qu’ils sont acteurs dans leur quartier, cela permet aux enfants d’être fiers de leurs parents, de leur milieu, et cette estime de soi, cette confiance en soi est nécessaire aux apprentissages. Sur la base de la reconnaissance des compétences et des aspirations des habitants du quartier, l’école Mobile Stolipinovo a permis des interactions entre des parents, des enseignants, d’autres acteurs du quartier, mais aussi avec des personnes étrangères au quartier. Et c’est l’Atelier de rencontres international, à l’occasion des partages d’initiatives, qui a permis de formaliser cette démarche sous le titre d’une communauté éducative inclusive.

Quand nous parlions de l’École Mobile à des partenaires, à d’autres citoyens en Bulgarie, les personnes étaient impressionnées que cela soit possible d’impliquer ainsi les enseignants dans l’animation des ateliers en extérieur, dans le quartier. C’est la réussite principale de cette initiative.

Genika, même si elle a arrêté de s’impliquer régulièrement, dit que l’Ecole Mobile Stolipinovo est allée bien plus loin que ses attentes. Elle n’aurait jamais pu imaginer une telle réussite : « Nous sommes arrivés à faire un pont entre les familles et l’école, pour les enfants qui n’étaient pas capables d’aller à l’école. De faire des ateliers réguliers est vraiment important pour eux. C’est important aussi la connexion que nous avons bâti avec les parents, les enseignants et l’équipe. Peut-être qu’un jour nous allons avoir des architectes à Stolipinovo… ».

Pour nous, Benoît et Véronique, c’est le cheminement fait ensemble avec tous les acteurs qui a permis la réussite dans la durée de cette initiative. Et cela nous a changés individuellement et collectivement. Bien sûr, le fait que les enseignants s’impliquent comme ils l’ont fait est très impressionnant. L’engagement de tous les autres membres de l’équipe est aussi impressionnant. De nous voir régulièrement, même quand il y a de la neige, impressionne beaucoup les parents. « Vous êtes venus alors qu’il neige ! ». Une enfant nous dira aussi : « Mais pourquoi vous continuez à venir ici ? Parfois, les enfants ne se comportent pas bien mais vous continuez à venir à nous…. Personne ne fait ça ».

Le chemin avec les enfants

Est-ce que l’école mobile Stolipinovo a permis d’améliorer l’accès à l’éducation d’un grand nombre d’enfants ? Ce n’est pas possible de définir quelque chose de significatif dans ces termes.

L’école mobile a éveillé des désirs d’apprendre. Au fil du temps, plusieurs enfants et adolescents ont demandé à l’un ou l’autre de l’équipe son soutien pour apprendre.
Sonia a 12-13 ans. Elle est timide et ne parle pas bien Bulgare. Elle demandera à Ani de lui apprendre à lire et écrire. Ani a essayé d’avoir plus d’attention à elle, d’aller rencontrer sa mère, de voir ce qui était possible après l’atelier. Ce fut difficile. Finalement ses parents se sont séparés. Sonia est allée vivre avec sa mère dans un village pendant plus d’un an. Nous l’avons revue par la suite, mais elle était dans une autre étape.

Quelques enfants n’étant pas inscrits à l’école sont venus dans les locaux de l’école pour un atelier en hiver. Même Vasko et Ivo ont réussi à dépasser leur blocage pour entrer dans l’école. Mais cela ne leur a pas permis pour autant de retourner à l’école. Le fossé est trop important.

Rossi nous a dit que certains enfants vont à l’école les lendemains d’atelier dans le quartier, car à la fin de l’atelier elle va leur rappeler qu’il y a école le lendemain. Mais les autres jours, c’est plus compliqué.
Julia, une autre enseignante nous a dit qu’elle s’appuie sur Stefan, un enfant de 14 ans qui va encore à l’école. Stefan est comme un ambassadeur envers les petits. Il aide certaines fois pendant l’atelier et il aide les petits à aller à l’école. Mais nous savons qu’il ne va pas tous les jours à l’école, mais surtout les lendemains d’atelier.

Une enfant, grâce à Rossi, a commencé l’école à 9 ans. Sa grand-mère a donné l’autorisation. Elle est maintenant en 1ère année alors qu’elle devrait être en troisième année. C’est bien et c’est tout un défi en même temps. Va-t-elle arriver à tenir ?

Les enfants et les jeunes sont très fiers de voir leurs enseignants dans la rue. Des jeunes de 18-20 ans passent et viennent les saluer. Par contre, pour d’autres, ce sont des inconnus. Petit à petit, le contact s’établit aussi avec les parents.
Elena, la mère d’un enfant, nous dira : « Je ne veux pas aller aux réunions de parents. Ce n’est pas intéressant, c’est inutile. L’un des problèmes est la communication en bulgare. Chaque fois, les professeurs m’ont dit la même chose – que je dois parler bulgare avec mes enfants. Lorsque nous allons aux réunions de parents, nous oublions la moitié de ce que les enseignants ont dit en bulgare avant même que d’être rentrés chez nous ». Mais, deux ans après, nous la voyons parler avec les enseignants lors des ateliers.

Très concrètement, les différents acteurs nous ont tous décrit les progrès qu’on fait certains enfants.
Par exemple Magi dira : « Il y a bien sûr Vasko mais aussi Ivan. Je suis fière de ce qu’il fait aujourd’hui. Ivan, quand il a commencé, il était très agressif. Maintenant, il aime faire tout ce que l’on propose. Quand on propose deux activités, il veut faire les deux. Pour Vasko, c’est important de l’impliquer, de lui demander son soutien pour les plus petits. C’est important qu’il ait une vrai responsabilité. » Vasko nous a demandé à tous beaucoup de patience et d’ingéniosité. Mais qu’est-ce que c’était beau, de le voir à 12-13 ans aider des plus petits. Il a été une référence dans la construction des ateliers.

Le chemin avec des adultes

Yanka, une mère de 8 enfants, est souvent venue nous dire que c’était bien ce que nous faisions. Elle avait souvent beaucoup à faire pour subvenir aux besoins de sa famille. Mais certains jours, elle s’arrêtait et prenait du temps pour participer elle-même à l’atelier. C’était alors un moment de création aussi pour elle et c’était beau de la voir s’appliquer ainsi. A d’autres moments, elle aidait les petits dans ce qu’ils faisaient. Elle nous a alors dit qu’elle voulait nous aider, sans vraiment en avoir la disponibilité. Nous avons alors pu lui proposer de s’impliquer à l’animation d’un atelier lors des fêtes des talents partagés. Elle a choisi ce qu’elle voulait faire : de la manucure ou des coiffes pour les filles. Elle était très consciencieuse dans ce qu’elle faisait et arrivait bien à animer son atelier.

La grand-mère d’Edris était aussi souvent présente. Elle est venue régulièrement pour accompagner son petit-fils, le trouvant trop jeune pour le laisser tout seul. Puis elle s’est aussi mise à aider d’autres enfants, et trouvait sa place dans l’atelier. A un moment où sa santé l’empêcha de venir, son mari a pris le relais, même s’il était très discret.

Une des manières d’impliquer les parents a été de proposer des activités parents-enfants comme la construction de tabourets. Cela a particulièrement motivé tout le monde. Ces tabourets ont été préparés avec Bérul, menuisier dans le quartier : « Des personnes disent que notre quartier est le plus difficile mais ce n’est pas vrai. J’ai grandi dans Stolipinovo, je travaille le bois là-bas. J’essaye d’apprendre à des enfants comment travailler le bois ».

Prendre du recul

A plusieurs reprises, nous avons décidé d’interviewer des parents et des enseignants sur ce que représentait l’éducation pour eux, pour prendre du recul sur cette initiative, et notamment pour préparer l’atelier de rencontres.

Parmi les réponses, les parents nous ont dit aussi que c’était bien ce que nous faisions, qu’il fallait qu’on continue. Une mère, Elena, nous dira que sa fille a bien réussi la rentrée en première année (équivalent au CP en France), car en venant à l’atelier, elle a pris l’habitude de parler Bulgare et qu’elle a appris à se servir de feutres, de ciseaux. Puis « Avec l’atelier, ils apprennent quelque chose et ils n’oublieront pas ce qu’ils font ».
« Ce que vous faites avec les enfants, comment jouer, comment faire des activités, même si c’est simple, cela donne une structure, une discipline. Nous voyons que nos enfants ont fait des progrès. »

Un père nous dira : « Pour moi, tout ce que les enfants peuvent apprendre, comme les compétences pratiques pendant les ateliers, c’est important. »

Ces réponses nous ont confirmé dans la conviction que nous n’allions pas apprendre à lire et écrire aux enfants, mais leur donner des outils pour se construire dans leur vie d’enfants puis d’adultes.

Magi nous a dit qu’avec l’école mobile Stolipinovo, nous amenions de la normalité dans la vie des enfants. C’est normal que les enfants aient la possibilité de dessiner chez eux. Elle a fait cela avec ses enfants. Mais c’est quelque chose qu’à Stolipinovo, les enfants n’ont pas l’habitude de faire. Les enfants n’ont pas eu cette opportunité. « Je fais normalement des ateliers d’architecture, mais nous avons amené d’autres matériaux : de la terre, des bâtons de sticks en bois, pas seulement du papier et des crayons. Nous permettions que les enfants jouent avec et c’est important. Nous savions que nous n’avions pas la possibilité de les faire écrire. Et même avec les enseignants. A un moment donné nous avions imaginé que nous pourrions faire des leçons individuelles mais c’était trop difficile à organiser. »

Rossi, qui coordonne les enseignants, a beaucoup évolué en 2 ans et a gagné une bonne compréhension de ce qu’il faut faire. Ainsi lors d’une rencontre de debriefing elle disait :
« La socialisation des enfants est importante. Notre but n’est pas d’être efficace. Oui c’est bien si les enfants peuvent apprendre quelque chose de tangible, mais surtout le but est de leur permettre de rentrer en relation avec d’autres, de leur donner l’envie d’apprendre. C’est l’occasion de leur dire d’aller à l’école, de leur donner envie d’aller à l’école. C’est notre but et cela n’a du sens que si on va dans le quartier et non dans l’école ».

Les limites, les manques, les choses à améliorer, les choses non résolues, les défis

Comment permettre aux enfants d’avoir accès à une éducation de base ?

Comment les enfants de 9 à 14 ans qui expriment un intérêt pour l’école peuvent-ils y avoir accès ? Il n’y a pas d’école de la deuxième chance pour les enfants. Il faut soit commencer en première année, soit attendre d’avoir 16 ans pour aller dans des écoles pour les adultes. Alors qu’est-ce qui est possible pour les Sonia, Maria, Petar, Maya qui, à un moment donné, ont montré un intérêt pour apprendre à lire et écrire ? Comment faire durer cet intérêt dans le temps ? Comment permettre que l’école s’adapte à tous ces enfants qui la fréquentent occasionnellement, et qui, malgré cela, ne savent pas écrire leur prénom en cyrillique ? Nous savons que nous n’avons pas pu aller au bout de ces questions même si elles sont bien réelles.

L’expérience de l’école mobile Stolipinovo rejoint un combat national pour l’accès à une éducation pour toutes et tous : comment créer une communauté éducative inclusive qui ne laisse personne de côté ? Ce combat national est le fruit d’une réflexion faite dans l’Atelier de rencontres international et le fruit d’un travail avec des personnes engagées sur cette question au niveau national pendant les deux années suivantes. Magi et Benoît ont été les moteurs de ce travail qui a rassemblé différents partenaires de tout le pays (Sofia, Plodiv, Sliven, Varna). Ensemble, nous avons pu nous rendre compte que les difficultés scolaires de certains enfants n’étaient pas propres aux familles issues des quartiers ségrégués. De ces travaux est venue l’idée de s’appuyer sur l’expérience de l’Ecole Mobile Stolipinovo, ainsi que sur l’expérience des médiateurs santé et scolaire dans certains quartiers ségrégués, pour proposer qu’il y ait des médiateurs scolaires dans toutes les écoles du pays. Leur responsabilité serait de soutenir les enseignants dans la réussite scolaire de tous les enfants, d’aller à la rencontre des enfants et des parents qui ont la vie trop difficile pour venir à l’école, de soutenir la possibilité pour les enseignants d’aller en dehors des murs de l’école pour se faire connaître et reconnaître. Il existe déjà une pratique historique de ces rencontres hors-les-murs au moment de l’inscription en première année de collège. Les professeurs doivent s’assurer que tous les enfants sont inscrits. Mais cette pratique est loin d’être une présence régulière, appuyée sur une pratique artistique valorisant les compétences des familles et des habitants du quartier. Nous savons aussi qu’il ne suffit pas d’embaucher des personnes : il y a tout un cheminement à faire, semaine après semaine dans le quartier, avec les enfants, les parents, les enseignants, les personnes qui s’y impliquent… C’est le défi de pérenniser une action qui repose sur des engagements.

Certains prénoms ont été changés.

Le Club de lecture : retisser des liens grâce au livre dans un quartier en proie à la violence

Le Club de lecture est une activité de prêts de livres et d’échanges entre ses participants autour de leurs lectures. Portée par des membres du Mouvement ATD Quart Monde au Guatemala, cette initiative a vu le jour dans les quartiers défavorisés de Guatelinda et Línea Férrea à Escuintla, une ville au sud du pays, ainsi qu’à Lomas de Santa Faz.

Le Club de lecture de Lomas de Santa Faz, dont allons ici vous raconter l’histoire, se situe dans l’une des « zones rouges » de Ciudad de Guatemala. Ces zones, aussi appelées de « sécurité prioritaires », sont difficiles d’accès en raison des gangs de « maras » qui y opèrent. La présence de ces gangs complique les déplacements des habitants vers leurs lieux de travail, dans un quartier isolé et marginalisé qui n’offre que très peu d’opportunités d’emploi.

1. Rester présent

La présence d’ATD Quart Monde à Lomas de Santa Faz remonte aux années 1980. C’est à cette époque que les familles défavorisées, délogées du centre-ville par l’expansion urbaine, y ont trouvé refuge.

Les équipes ATD Quart Monde animaient régulièrement des bibliothèques de rue dans le quartier. Cependant, les affrontements de rue entre gangs de maras ont pris de l’ampleur et menacé la sécurité des enfants. Pour cette raison, il a fallu mettre un terme aux Bibliothèques de rue. Le lien des équipes d’ATD Quart Monde avec les familles du quartier ne s’est pas rompu pour autant. Elles ont continué de prendre part aux actions de Rencontres familiales, à la commémoration du 17 octobre ou encore pour certaines à l’atelier d’artisanat « Travailler et apprendre ensemble », mis en place quelques années plus tard.

Grâce à ces liens, l’équipe s’est rendue compte de l’absence de progrès en matière d’accès aux activités culturelles pour les enfants, alors même que leur quartier se développait petit à petit. Ce constat l’a conduit à réfléchir à la nécessité de proposer aux enfants du quartier un nouveau lieu dédié à la culture. Comme il n’était toujours pas possible de redémarrer une « bibliothèque de rue » dans le quartier, du fait des violences, l’équipe et les familles ont alors adapté l’action culturelle traditionnelle d’ATD Quart Monde à leur contexte, en rassemblant les enfants dans la maison d’une militante, avec l’objectif particulier de permettre aux enfants de se rencontrer autour du livre.

David et Dona Raquel :  »Cette « Bibliothèque à la maison » nous a permis de maintenir une présence auprès des habitants du quartier de Lomas de Santa Faz et de rester proche des familles que nous y connaissions. Mais elle ne nous permettait plus de rencontrer de nouveaux enfants ni de nouvelles familles. Plus le temps passait, plus il devenait évident que l’action ne touchait qu’un groupe d’enfants et de familles spécifiques. Par ailleurs, la « Bibliothèque à la maison » ne s’adressant qu’à des enfants de 3 à 8 ans, bon nombre d’entre eux ne pouvaient plus prendre part à l’activité une fois inscrits à l’école. »

 »Notre équipe est donc entrée en dialogue avec quelques familles pour réfléchir à la meilleure manière de continuer à agir ensemble, dans le quartier. Ces discussions nous ont permis non seulement de mieux comprendre la situation dans laquelle se trouvaient les habitants les plus défavorisés du quartier, mais aussi de déterminer la meilleure façon de rester présents pour eux. De ce dialogue et de cette réflexion commune est née, en 2014, l’idée de créer un Club de lecture, sur le modèle de celui d’Escuintla, inventé quelques années plus tôt, à la demande d’une jeune participante de la Bibliothèque de rue, qui voulait emporter des livres chez elle. »

2. Le déroulement de l’action

Une fois par semaine, deux volontaires permanents de l’équipe responsable de l’action se rendent dans le quartier afin d’y apporter une cinquantaine ou une soixantaine de livres, classés par tranches d’âge.

Tout au long de la journée, les deux volontaires se rendent d’une maison à l’autre. Au hasard des rencontres, ils tissent des liens avec la population et font connaissance avec de nouvelles familles. Cela leur permet de mesurer l’importance que les parents accordent à l’éducation de leurs enfants et de mieux se familiariser avec la réalité du quartier et de ses habitants.

Les enfants et leurs familles sont invités à découvrir les livres, présentés dans des paniers, et à choisir ceux qu’ils souhaitent emprunter.

L’équipe tient un registre individuel pour référencer les livres prêtés, mais surtout pour garder la trace des goûts littéraires et du niveau de lecture de chaque enfant, jeune ou adulte. Ce registre permet aussi d’être attentif et de réfléchir, d’une semaine à l’autre, à quel livre proposer à chaque enfant.

Elle propose les livres aux enfants et aux familles sur le pas de leur porte. Tous prennent le temps de regarder attentivement les livres que nous avons sélectionné. C’est un moment privilégié, où chacun est libre de choisir ce qu’il a envie de lire. Les volontaires suggèrent parfois des lectures, mais il arrive aussi que ce soient les parents qui aident leurs enfants dans leur choix. C’est un moment qui crée un lien de complicité entre parents et enfants autour des livres. Les livres choisis leur sont confiés pendant une semaine.

3. Le Club de lecture : une façon d’apporter du bonheur aux enfants, de tisser des liens familiaux et de donner le goût d’apprendre à l’école

Le lien familial qui se tisse autour du livre est fondamental, comme l’affirme Cindy, une des mères du quartier : « Le lien que j’ai avec mes filles et les livres, c’est lorsque nous lisons ensemble, c’est tellement beau, c’est un moment de famille entre moi et mes filles. Les livres m’ont aidée à partager avec mes filles, ils m’ont appris à vivre avec elles. D’abord, je leur lis les livres et puis je leur demande ce qu’elles ont vu, ce que raconte l’histoire… Mon mari lit aussi avec elles, mais le dimanche. » Quand elle parle des effets de la lecture sur sa fille, Cindy nous dit : « Avant qu’elle n’apprenne à lire, Priscila ne parlait pas beaucoup et elle était toujours en colère. Quand on a commencé à lire ensemble, son esprit a commencé à s’éveiller. Maintenant, elle danse, elle est plus agréable, plus sociable… C’est grâce aux progrès que les livres lui ont permis de faire. »

Doña Raquel, une de leurs voisines, résume parfaitement cette évolution : Priscila s’est mise à apprécier les livres dès que sa mère a commencé à lui faire la lecture. Elle sélectionnait des histoires de princesses qu’elle prenait le temps de lire avec elle.

Cindy aussi a évolué, comme l’explique la grand-mère maternelle de Priscila : « Elle est devenue patiente ! Avant, je lui prêtais des livres, mais elle n’aimait pas lire. Alors que maintenant, elle commence à lire des histoires à ses filles. Je suis fière d’elle. Cela me rend heureuse de voir comment le Club de lecture l’a aussi aidée à être meilleure avec sa fille. »

À un moment donné, la lecture ne suffisait plus à Priscila. Comme elle souhaitait aller à l’école pour continuer d’apprendre, ses parents l’y ont donc inscrite dès la rentrée suivante.

Une autre enfant, âgée de 11 ans et inscrite au Club de lecture, éprouvait quant à elle des difficultés pour apprendre à lire à l’école. Aujourd’hui, ce sont les livres qui lui donnent envie de poursuivre ses apprentissages : « Quand vous venez chez moi pour me prêter des livres, vous connaissez déjà mes goûts. Maintenant que je sais lire, je comprends ce que racontent les histoires. Avant, je ne regardais que les images, mais j’ai appris à lire pour que l’on n’ait plus à me faire la lecture. Maintenant, je veux emprunter encore plus de livres. »

De façon générale, au Guatemala, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture peut s’avérer très complexe, en particulier pour les familles en situation d’extrême pauvreté. De nombreux enfants se retrouvent en situation d’échec scolaire dès le début de leur scolarité. En perdant peu à peu toute motivation pour apprendre et réussir, beaucoup d’entre eux abandonnent très vite l’école, venant ainsi grossir les rangs des élèves décrocheurs. La difficulté d’accès à la lecture, en tant que loisir, est un autre facteur aggravant. En effet, l’achat d’un livre est un luxe que de nombreuses personnes ne peuvent se permettre…

L’expérience que l’équipe a acquise à travers cette action leur montre comment elle permet de renforcer les enfants dans leur apprentissage de la lecture. Parmi les enfants rencontrés, nombreux sont ceux qui ne savent pas encore lire ou qui ont toujours de grandes difficultés à déchiffrer. Pour remédier à ces difficultés, l’équipe leur propose des albums sans texte. Ces albums permettent de stimuler et de développer leur imagination. Ils donnent confiance aux enfants, en leur donnant le sentiment que les livres sont aussi pour eux. Pour certains enfants, ces albums sont un bon moyen de faire le premier pas vers l’apprentissage des lettres et des chiffres.

Lire rend les enfants heureux : témoignage de Verónica, du Club de lecture d’Escuintla

Verónica (nom d’emprunt) est une jeune fille dont la passion pour les livres est à l’origine de la création du Club de lecture à Escuintla. Quelques années après le lancement de l’initiative, Veronica revient sur sa relation avec les livres et explique comment ceux-ci lui ont permis de développer sa pensée :

« La lecture est un de mes passe-temps préférés. J’ai commencé à m’intéresser aux livres dès que j’ai appris à lire. Que ce soit chez moi ou dans le quartier, nous n’avions rien à disposition pour nous divertir. C’est pour cela que, lorsque le week-end arrivait, j’en profitais pour emprunter des livres à la Bibliothèque de rue.

Nous n’avons pas de télévision à la maison. Et la plupart du temps, il n’y a aucune activité pour nous distraire. Dès que j’ai du temps libre, je sors le livre que j’ai emprunté et, parfois, mes frères et sœurs viennent s’asseoir à côté de moi. Quand je lis, je suis dans mon monde. J’imagine tout. Il m’arrive même de rire toute seule à cause de certains passages.

Lorsque cela arrive, mes frères et sœurs m’interrogent du regard. Et comme ils veulent savoir pourquoi je ris, ils me demandent : “Tu peux relire ?” À ce moment-là, je leur lis le passage à voix haute et nous rions tous ensemble.

Je n’aime pas les petits livres parce que je les termine trop vite. Pour moi, un livre, c’est comme un bonbon : quand on commence à le manger, on sait qu’on l’aura bientôt fini. Quand j’ai un livre entre les mains, je lis, je lis, je lis… et je ne veux pas que ça s’arrête.

Des fois, je me mets à rêver des autres endroits que j’aimerais bien connaître, mais je sais que je ne peux pas voyager. C’est pour cela que j’aime les livres sur les pays : grâce à eux, je peux découvrir de nouveaux lieux. Je suis rarement sortie de mon quartier, et je n’ai jamais eu l’occasion de parcourir mon propre pays. Mais je peux dire que je le connais à travers les livres. Lorsqu’on me demande quels sont les pays que je connais, je réponds : le Mexique, la France, l’Espagne, la Bolivie et Haïti. Grâce à la lecture, bien entendu !

J’aime les livres qui parlent de l’esclavage, de la discrimination et de la maltraitance. Ils m’aident à être une meilleure personne et à changer d’attitude. Avant, je ne me rendais pas compte que je pouvais être dure avec ma mère ou mes frères et sœurs. Maintenant, j’en suis consciente. J’apprécie particulièrement Les Mille et une nuits. Ce qui me plaît dans ce livre, c’est qu’il raconte comment une jeune fille parvient à sauver sa sœur, ainsi que de nombreuses autres femmes, grâce aux histoires qu’elle raconte chaque soir au souverain.

La lecture est une activité importante pour moi. Grâce aux livres, je peux développer mon imagination et mon esprit. Ils me permettent de m’évader et d’oublier mes soucis. Quand je lis, je me mets dans la peau du personnage et je ne pense plus à rien d’autre. Lire me rend heureuse, et je désire cela aussi pour mon fils.

On apprend avec le temps, on apprend des gens qui nous entourent, mais en ce qui me concerne, les livres ont beaucoup compté. Les autres mamans de mon âge ne savent pas certaines choses que je sais. Et ces choses-là, je les ai apprises grâce à la lecture. Les livres m’ont appris à être une bonne mère. »

Extrait du livre La Come Libros (La Dévoreuse de livres), écrit par Elda Garcia et Verónica, à paraître.

4. Retisser des liens entre les habitants

En raison de l’insécurité qui régnait dans le quartier quand nous avons démarré le Club de lecture, les familles que l’équipe ne connaissait pas encore les ont accueilli avec méfiance. Les parents ne laissaient pas leurs enfants les approcher et avaient peur de choisir des livres. La régularité de cette présence chaque jeudi, la persévérance de l’équipe à offrir les livres en porte à porte, et le fait qu’ils étaient déjà connus de quelques familles du quartier leur a permis de gagner leur confiance. Petit à petit, les parents ont laissé les enfants venir à eux pour emprunter les livres qu’on leur proposait.

Avant le Club de lecture, il n’existait aucune activité permettant de réunir les familles du quartier. Au début, les activités du Club de lecture se faisaient de maisons en maisons, en porte à porte. Mais à mesure que l’équipe a mieux découvert le quartier, elle a repéré quelques « points stratégiques » dans la communauté, où il était possible de réunir des voisins : «aujourd’hui, nous allons chercher les enfants et les rassemblons dans ces lieux où nous installons nos paniers de livres. C’est l’occasion pour eux de se retrouver, d’échanger leurs livres, et de parler de leurs lectures. » nous raconte les membres de l’équipe.

Le Club de lecture permet la rencontre entre les familles les plus pauvres et celles qui sont en train de sortir de cette situation. C’est le cas notamment d’une famille qui refusait de se mêler aux autres. « Entre cette famille, dont les enfants vont à l’université, et celle qui vit en face, l’écart est palpable », affirme doña Raquel. « Mais au moins, ils se côtoient dans le Club de lecture. C’est une bonne chose. »

Aujourd’hui, les livres offrent aux enfants, aux jeunes et aux adultes une opportunité de se rencontrer et de tisser des liens. Le Club de lecture a rendu possible la rencontre avec plus d’une centaine de personnes de tous âges.

Cette action a pris tellement d’ampleur qu’il a fallu passer de l’activité de prêt à la constitution de groupes de lecture. C’est ainsi qu’un jeudi par mois, l’équipe se rend à Lomas de Santa Faz sans livres, pour y réunir tous les enfants. Dans un « point stratégique », ils commencent par leur raconter un conte, puis ils les invitons à échanger sur leurs lectures respectives. Même si beaucoup d’entre eux ne savent pas lire ou n’ont lu que des livres pour jeunes enfants, tous sont dans une incroyable dynamique de partage. Les plus petits, quant à eux, racontent les livres qu’ils ont empruntés à partir des illustrations.

«Nous sentons que la relation de confiance que nous construisons avec les enfants va plus loin que le Club de lecture. Certains d’entre eux apportent des livres à l’école pour les prêter à leurs camarades, tandis que des mamans interpellent les volontaires dans la rue pour leur dire: « Ah ! Mon voisin m’a dit que vous prêtiez des livres. Vous pouvez m’en prêter un pour mon fils ? Il n’est pas encore là et il va rentrer tard ». Nous leur répondons alors : « Oui, bien sûr ! Ça serait intéressant que vous demandiez à votre fils quel type de livre il aime. Comme cela, vous pourrez en un choisir un qui lui plaira vraiment. » », continue l’équipe.

La lecture permet aussi aux membres du Club de lecture d’élargir leurs horizons à l’extérieur de la communauté. Les liens tissés avec les habitants se trouvent renforcés par les autres activités culturelles qui leur sont proposées, aussi bien dans le quartier, avec l’organisation de rencontres artistiques et littéraires, qu’en dehors de celui-ci, comme c’est le cas avec le Salon du livre.

Conclusion

Pour cette équipe, la réussite du Club de lecture est d’avoir ouvert un espace d’accès à l’art et aux savoirs à travers les livres.

Avec les prêts hebdomadaires, le Club de lecture permet aux enfants d’entrer dans un rythme de lecture régulier. Grâce aux livres, ils accèdent chaque semaine un peu plus au monde de l’imagination, de la compréhension écrite…

Au milieu d’une communauté confrontée à la violence, enfants, jeunes et adultes ont eu l’occasion de découvrir et de cultiver leur amour de la lecture. L’action menée a eu une influence significative sur le quartier et notamment au sein des familles. En effet, en prenant le temps de découvrir les livres avec leurs enfants, de nombreux parents ont renforcé et approfondi leurs liens avec eux.

Dans les endroits où rien ne semble avoir de valeur, les livres ont toute leur importance. Contrairement aux idées reçues, ils sont un bien précieux dont on prend grand soin dans le quartier. Le Club de lecture en est la preuve.

Les principes d’action

1. Construire l’action avec et pour la communauté

  • Construire l’action du point de vue des plus démunis.

L’action dont s’est inspirée l’équipe est une initiative créée « à quatre mains » avec Veronica, la jeune fille qui, après avoir participé à la Bibliothèque de rue, souhaitait continuer d’emprunter des livres.

  • Impliquer la population dans toutes les étapes du projet, de la conception à l’évaluation, afin de faire preuve de créativité dans les situations difficiles.

S’assurer de la participation des familles les plus vulnérables à chaque étape du projet.

S’appuyer sur les expériences des parents et des militantes qui font le lien avec la communauté (prendre le temps d’arrêter les actions, et de les requestionner avec les parents)

Grâce aux membres de la communauté ainsi qu’à la présence régulière et visible de l’équipe dans les rues, il est possible de rencontrer de nouvelles familles pour les inviter à se joindre à l’activité.

2. Le livre comme outil pour aller à la rencontre des plus démunis, établir une relation de confiance et créer des espaces de paix et de liberté.

  •  Le livre : une source de fierté

« À partir du moment où l’on parle de zones rouges, il faut s’attendre à ce que personne n’envisage sérieusement de s’y rendre. L’un des défis majeurs pour le Mouvement, mais aussi pour les familles, est donc de faire en sorte que les livres puissent y parvenir. Aux yeux de l’équipe, fournir des ouvrages de qualité s’avérait indispensable. Au Guatemala, les livres coûtent cher. Offrir aux familles la possibilité d’emprunter de beaux livres et faire en sorte que ces ouvrages de qualité restent sur place est donc loin d’être anodin. En effet, c’est une façon de leur dire : “Si nous vous confions ces livres, c’est parce que nous avons confiance en vous et en vos capacités.” Sur la centaine de livres prêtés au fil des ans, un seul a été perdu. Cela prouve bien que les habitants en prennent soin. » (Elda)

  • Le livre : un outil pour établir une relation de confiance avec les personnes

Chaque livre est prêté après avoir été soigneusement choisi : lorsqu’un volontaire propose un ouvrage à une personne, cela témoigne du fait qu’il a pensé à elle d’une semaine à l’autre, qu’il a réfléchi à ses goûts, qu’il en a tenu compte. Le registre individuel conserve la trace de cette recherche autour des goûts et des intérêts de la personne. Il témoigne du dialogue entre celle-ci et le volontaire, par livre interposé. L’action ainsi construite autour du livre permet les rencontres et nourrit de profonds échanges entre lecteurs, permettant ainsi de rompre avec l’exclusion.

Christian Deligne, un participant au séminaire de 2018 a dit à l’équipe du Guatemala : « Vous choisissez les livres très soigneusement, mais comment les choisissez-vous ? Je pense qu’en lisant et partageant des histoires, l’histoire de chacun ne reste pas toute seule : elle peut rencontrer d’autres histoires et de ces histoires communes naît une troisième histoire qui peut être une histoire de futur ».

3. Le livre : un moyen d’accéder à un monde plus vaste, au-delà du quartier…

Christian Deligne, en parlant de Priscila, nous dit : Cette petite fille si renfermée et qui pourtant n’a pas pleuré lorsqu’elle est allée à l’école m’a beaucoup touché. Je me suis dit : “Elle ne doit pas avoir si peur que ça à l’idée de changer de famille.” Parce que l’école, c’est un peu comme une famille. En voyant les livres qui circulaient, elle a probablement pensé : “La famille de l’école ne doit pas être si différente de la mienne.” Peut-être. 

Les questions qui restent ouvertes :

– Il faut réfléchir en permanence au renouvellement de la collection. Cela implique de trouver des sources de financement, d’établir des partenariats avec des organisations publiques et privées et de promouvoir cette initiative au niveau national et international.

– En se demandant comment passer à la prochaine étape, l’équipe veut travailler à établir des contacts et coopérer avec d’autres associations et bibliothèques engagées dans la promotion de la lecture est une nécessité.

– Comment continuer à transmettre l’idée que lire ne signifie pas seulement exiger de l’enfant qu’il comprenne ? En quoi l’action menée peut-elle permettre aux enfants et aux parents de réaliser que la lecture ne se réduit pas à cela ? Lire, c’est aussi développer son imagination et aiguiser son esprit. Ce que notre école ne permet pas.

– Certains des enfants rencontrés ont déjà lu une centaine de livres. Cependant, leurs enseignants en font abstraction. Et ces enfants, bien qu’ils soient de grands lecteurs, sont toujours en situation d’échec scolaire.

Géant #1, mi-blessé, mi-Ange

Mis en avant

par Caroline Moreau

La plupart des récits d’actions qui seront publiés cette année sur le site d’ATD Quart Monde international et sur le blog « Un monde autrement vu » ont été écrits dans le cadre du séminaire « Tous peuvent apprendre si… », qui s’est tenu en juin 2018 au Centre international de ce Mouvement. L’objectif de cette série d’histoires est de nourrir l’espoir et la créativité d’équipes et de toute personne engagée auprès des enfants et de partager les énergies inspirantes qui ressortent de ces expériences.

« Pour commencer, il faut avoir honte de soi. Puis habiter ce quartier et débouler. Puis être fier de ce quartier et remonter la pente en soi-même. Adorer le chaos qui met au monde le soleil

Hélène Monette

Pour commencer, il faut traverser la ville, descendre au plus bas. Dévaler la côte Sherbrooke jusqu’à atteindre le fleuve encagé derrière le Port de Montréal. Aller vers les personnes qui habitent ici depuis toujours. Écouter les Suzanne, les Marcel, les Céline, attablés à la pataterie du coin ou assis sur les marches du dépanneur. Ils vous parleront de l’histoire du quartier, de ses rues et ses habitants.

Ils vous expliqueront que l’immeuble où se trouvent aujourd’hui les chics lofts Moreau et ses espaces de coworking abritait autrefois la Grover, une manufacture de textile. Des hommes et des femmes sachant à peine lire et écrire sont venus s’épuiser ici, nuit et jour, pour un salaire de crève-faim.

Il faut écouter les Roger, les Francine, les André. Ils se souviendront de leur enfance, avec leurs douze frères et sœurs, entassés dans une boîte de carton, un trois pièces impossible à chauffer, véritable passoire en hiver. Vous sentirez dans leur voix le tremblement qui secouait les murs lorsque passaient les trains. Le chemin de fer qui traversait le quartier, aujourd’hui transformé en promenade piétonnière, servait à acheminer la marchandise depuis le port jusqu’aux usines.

Ils vous parleront de la guerre, ailleurs sur le Vieux continent, grâce à l’horreur de laquelle les gens d’Hochelaga avaient du travail. Rien que le chantier naval de la Canadien Vickers en faisait une des plus grandes villes industrielles d’Amérique du Nord. Vous entendrez, venue de loin, la voix d’une de nos plus grandes romancières canadiennes, Gabrielle Roy : « Parce que le pauvre n’est pas à moitié aussi nécessaire à la paix qu’il l’est, qu’il l’a toujours été à la guerre ».

On vous racontera aussi la crise économique qui s’en suivit. Les usines fermaient, les unes après les autres. Des familles déjà fragiles se sont retrouvées encore plus précaires. Comme si ce n’était pas assez, quelques années plus tard, deux vagues d’expropriations marqueront le visage du quartier. D’abord pour la réfection du Port de Montréal, puis pour la construction du Parc olympique qui accueillera les jeux de 1976.

Imaginez ensuite les années qui s’écoulent, deviennent des décennies, faisant tourner l’engrenage d’un système d’exclusion qui enserre toujours davantage les personnes dans un étau. De génération en génération se perpétue la violence d’une pauvreté indécente pour un pays si riche, jusqu’à se trainer des corps amaigris, anguleux, secoués de spasmes, pris de vertige sur des talons trop hauts, luttant pour conserver une forme de dignité, malgré les regards de travers et les insultes. Jusqu’à ériger un campement, lors d’une récente crise du logement. Pendant des semaines, tentes et roulottes forment un véritable village, avec ses réseaux d’entraide et de luttes, à la lisière de notre considération, dans un non-lieu, le long de cette autoroute qui sillonne le fleuve.

Tout est là. Pourtant, il manque quelque chose. Il manque les forces citoyennes qui tiennent tête à la morosité du temps, fidèle au rendez-vous, peu importe l’époque. Ces femmes et ces hommes qui se mobilisent face aux conflits avec les patrons, aux crises du logement à répétition, au délitement du réseau des services publics.

Il faut alors se rappeler. La Cuisine collective d’Hochelaga, par exemple. Trois femmes décident qu’elles veulent avoir la possibilité de faire des choix alimentaires, en toute dignité, en faisant plus que de recevoir des denrées gratuites. Elles fondent une cuisine collective, sans savoir que leur idée sera reprise partout au Québec pour devenir un véritable mouvement. Dans les mêmes années sera fondé le Carrefour familial, à l’initiative de parents qui analysent eux-mêmes leur réalité et disent vouloir briser l’isolement dans lequel ils vivent. Sans professionnel ni expert, de simples citoyens ont décidé d’agir, à partir des forces de chacun.

C’est dans ce paysage que l’équipe d’ATD prend place, avec la Bibliothèque de rue et le Festival des savoirs partagés. Nous nous concentrons sur un plan d’habitations HLM situé dans un coin névralgique du quartier, où les enjeux de prostitution, d’itinérance et de consommation de drogue sont omniprésents.

Deux fois par semaine, la Bibliothèque de rue offre un temps de rencontre autour du livre et d’activités créatives ou manuelles. Elle peut prendre deux formes différentes, présentant chacune ses avantages et ses inconvénients : dehors, dans l’espace public, au milieu des tensions qui traversent le petit parc adjacent aux habitations; ou encore à l’intérieur des immeubles, dans les cages d’escalier, sur le pas d’une porte, au plus près des familles qui sortent moins facilement. La Bibliothèque de rue est déjà présente depuis un an lorsque le comité des locataires, présidé par Ginette, une résidente de la tour à logements pour aîné.e.s, se mobilise pour offrir des petits-déjeuners dans la salle communautaire du plan d’habitation.

On décide d’aller y manger nous aussi. D’abord une fois pour voir, puis régulièrement. On apprend à mieux connaître les aîné.e.s qui habitent la tour. On prend le pouls de ce que ça veut dire, vivre ensemble, car Ginette insiste pour que tout le monde, sans discrimination aucune, soit bienvenu et servi avec la même attention. Que les personnes habitent le plan HLM, une chambre dans les maisons avoisinantes ou à la rue. Qu’elles soient travailleuses du sexe ou caissières de nuit au dépanneur. Qu’elles soient intoxiquées, à demi conscientes ou endormies, Ginette insiste : toute personne a faim, on laisse rentrer tout le monde. Aucune association n’offre de repas aussi tôt le matin. Rapidement, le mot circule dans le quartier, la salle communautaire des HLM devient un point de repère. En 2014, Joëlle Tremblay, artiste et amie du Mouvement, vient manger avec nous. Après avoir pris part à cette dynamique pendant plusieurs semaines, on demande au comité des locataires la possibilité d’emprunter la salle communautaire pour tenir des ateliers artistiques. Avec Joëlle, nous proposons aux résidents de réaliser une peinture pour décorer le hall d’entrée de la salle communautaire. Le choix s’arrête sur la réalisation de grands panneaux où sont représentés des arbres au fil des saisons.

Lors de la fête d’inauguration de cette première œuvre collective, intitulée Œuvre pour cage d’escalier – Saisons sur les arbres, une maman s’étonne de ce qu’ensemble, on est capable de faire.

« Au début, je n’y croyais pas, qu’on pouvait sortir de la chicane, de la dispute et en fait j’ai vu que ça marchait. La Bibliothèque de rue et le Festival des savoirs partagés, ça a rapproché les familles et les personnes âgées. Avec le temps, les activités organisées dans le parc, ça a rapproché les gens. »

Forts de cette première expérience positive, toujours accompagnés de l’artiste Joëlle Tremblay, nous nous lançons dans la réalisation d’un second projet d’œuvre collective. Cette fois, l’idée n’est pas de décorer un espace commun, mais plutôt de réaliser une œuvre qui exprimerait quelque chose à propos de ce quartier, une sorte d’autoportrait collectif, composé par et avec les gens de la communauté.

C’est à ce moment qu’emménagent, dans le plan HLM, Tiago et sa famille. On raconte qu’ils arrivent d’un autre quartier difficile du nord de la ville où s’enflamment régulièrement les tensions raciales et les conflits avec la police. Plus tard, en parlant avec le père de Tiago, nous apprendrons que la famille a quitté Haïti suite au tremblement de terre.

Ils habitent le plan HLM depuis à peine une semaine, mais la réputation de Tiago est déjà faite.

« La police rôdait dans le parc l’autre jour. Il les a tous envoyé chier, il s’est fait donner une contravention. À l’école, c’est pareil. Il a fait des menaces de mort à son professeur. Il a été suspendu, ils vont l’envoyer en centre de réadaptation. Il passe ses journées à trainer dans les rues. Les gangs lui tournent autour, il va voler des affaires au Dollorama pour aux autres. Il est en train de se faire recruter. Il va finir en prison. »

Nous comprenons qu’il faut aller voir par nous-mêmes. Nous nous rendons chez lui, un jour de Bibliothèque de rue. Nous toquons à la porte, c’est Tiago qui nous ouvre. On lui explique ce qu’on fait : le prêt de livres, la lecture dans le parc, les activités créatives. Il nous écoute puis, contre toute attente, nous demande si nous avons des romans.

Ces quelques mots suffisent à tout faire basculer. Nous ne le savons pas encore, mais cette question est le point de départ d’un lent processus de transformation dans lequel toute la communauté prendra part. Déjà, l’image que nous nous étions faite de lui, malgré nous, commence à se fissurer. Celui que les autres enfants surnomment « le voleur » est aussi un lecteur de romans. Nous retenons sa demande et revenons quelques jours plus tard avec plusieurs choix de livres. Un lien se crée, petit à petit, un lien suffisamment important pour que Tiago accepte de prendre part à la première étape de notre nouveau projet d’œuvre collective : la collecte d’histoires. Car pour être en mesure de réaliser une œuvre qui parle du quartier, il faut d’abord aller à la rencontre des personnes qui y vivent pour entendre leurs histoires.

Nous avons créé un support permettant plus facilement d’aller à la rencontre des personnes qui gravitent autour du plan HLM. Sur des cartes sont inscrites des questions : « Quelle a été votre première expérience de travail? », « Racontez-nous la pire bêtise que vous ayez faite à l’école? » ou encore « Vous souvenez-vous d’un mauvais coup que vous avez fait avec vos frères et sœurs? ». Tiago se prête au jeu et accepte de nous suivre. Rapidement, d’autres jeunes se joignent à la démarche et un petit groupe se forme autour de lui. Les jeunes nous accompagnent dans notre tournée de porte à porte, dans nos errances dans le parc. Ce sont eux qui tiennent les cartes, posent les questions aux adultes et captent les réponses au micro de l’enregistreuse, comme s’il s’agissait d’une interview télévisée.

Sans l’avoir anticipé, nous récoltons énormément d’histoires de blessures. Les personnes interrogées vont par elles-mêmes vers les coups durs de l’existence. On nous raconte des blessures d’ordre physiques, des maladies, des accidents, des hospitalisations ; mais aussi des épreuves de vie, ces blessures qui ne laissent pas de cicatrices, mais qui marquent tout autant. On nous parle de séparations, de déménagements, de mariages toxiques, de plongées dans la dépression.

Dans chacun des récits apparaissent un certain nombre de nœuds qui, sans jamais se résoudre, finissent par devenir le point de bascule d’un apprentissage, d’une leçon de vie, d’une nouvelle perception de soi-même, des autres et du monde. Une force émerge, de manière inattendue, au plus sourd du silence. Il s’agit parfois du soutien d’un proche, de la communauté qui se mobilise autour de la personne dans le besoin ; d’autres fois, l’événement difficile révèle les ressources personnelles jusqu’alors insoupçonnées qui sommeillaient à l’intérieur et grâce auxquelles la personne a su résister à la tentation de tout abandonner.

Chaque soir, nous retranscrivons systématiquement les enregistrements de la veille. Avec Joëlle, nous relisons les décryptages et, au travers des textes, nous voyons se profiler le sujet principal de notre future création. Les gens de ce quartier sont traversés d’histoires difficiles et nous voulons en tenir compte. Mais la richesse de ces parcours de vie réside dans la résistance dont les personnes font preuve pour surmonter les épreuves. Non seulement ont-elles survécu, mais en plus elles en tirent des apprentissages et des leçons importantes. Afin d’incarner ces deux facettes, nous imaginons un personnage double, mi-blessé, mi-ange, un être plus grand que nature, qui dépasse la somme des récits individuels : un géant.

Nous entrons alors dans la seconde étape de notre projet de création collective. Il faut avancer, avec les jeunes de la Bibliothèque de rue et leurs familles, avec les aîné.e.s et toutes les personnes que nous rencontrons aux petits-déjeuners, vers la transposition de cette idée dans un langage visuel. Encore une fois, nous ne savons pas quels seront les traits de notre futur géant. Pour en arriver à le voir apparaître, nous inventons, grâce aux savoir-faire et à l’expérience de Joëlle, une dizaine d’ateliers d’exploration, qui mélangent théâtre, dessins et peinture. Ces rencontres étaient des occasions d’apprendre ensemble. Chaque atelier de peinture était toujours précédé d’un temps de dessin d’observation. Des tableaux d’artistes connus et des photos sur le thème de l’atelier étaient accrochés à une corde à linge qui traversait la salle communautaire, ou le parc lorsque nous pouvions nous réunir à l’extérieur, transformant des lieux publics en atelier de création. Les parents et les enfants étaient invités à choisir une image. Chacun aiguisait son sens de l’observation en dessinant d’abord au crayon de papier une esquisse inspirée de l’image, avant de passer à la peinture. Ce processus a permis d’approcher la création petit à petit, afin que chacun gagne tranquillement confiance en ses propres capacités artistiques. Joëlle donnait des directives bien précises, un fond de telle couleur, un trait plus foncé pour surligner la silhouette des personnages, etc. Ces directives établissaient une sorte de cadre qui assurait un résultat intéressant, afin que les participants soient fiers de leur création.

De semaine en semaine, nous accumulons des éléments visuels qui seront rassemblés dans un grand triptyque lors du Festival des savoirs partagés 2016. De nouveau, Joëlle agit comme chef d’orchestre afin de guider les gestes des uns et des autres dans la réalisation du Géant. Au terme des quatre jours du Festival, nous voyons apparaître notre Géant. Au centre, la silhouette bleue du grand blessé, son corps détourné dans un mouvement de repli. Autour de lui se déploient deux ailes d’ange, d’un jaune vif, où se déverse « une corne d’abondance de solidarité », selon l’expression d’un participant, riche en expressions de forces intérieures et de leçons de vie.

La présence de Tiago se maintient, tout au long du processus. Il continue de prendre part aux ateliers d’explorations proposés par Joëlle. Il se bricole un costume de grand-blessé, prend la pose, accepte le ridicule, se déguise en ange, esquisse des croquis avec les autres jeunes, enfile le tablier, choisit ses couleurs, se laisse inspirer par les œuvres d’artistes célèbres comme celles de Niki de St-Phalle ou de Frida Kahlo. Au fil des semaines, le regard posé sur lui n’est plus le même. Les interactions avec les parents et les autres jeunes ont changé. Un père de famille sollicite Tiago pour donner un coup de main dans la mise en place des matchs de sport qui ont lieu quotidiennement dans le parc. Un autre lui propose de préparer ensemble, avec son fils, un atelier dans le cadre du Festival. Les jeunes de la Bibliothèque de rue cessent de le surnommer « le voleur ». Les répercussions vont même jusqu’à atteindre la mère de Tiago, qui se joindra à d’autres mères d’origine haïtienne pour cuisiner ensemble un plat de griot traditionnel, qui sera offert lors du repas partagé qui marque la fin du Festival des savoirs partagés.

L’œuvre possède aussi son penchant sonore. Lors du Festival des savoirs partagés, en parallèle à l’atelier de peinture coordonné par Joëlle, nous proposons un atelier d’écriture et d’enregistrement audio. Chacun est invité à composer une brève histoire et à l’enregistrer dans un petit studio éphémère que nous avons improvisé dans un local à proximité du plan HLM, avec le soutien d’un professionnel de la radio. À terme, lorsque le montage sonore des capsules audio sera terminé, les histoires seront audibles en s’approchant suffisamment près du Géant pour donner l’illusion de l’enlacer.

Composer une histoire

L’atelier ne propose pas d’écrire un texte, comme on l’imagine habituellement. Les participants ne doivent pas inventer mais plutôt composer une histoire. Une structure de texte est proposée, dans laquelle les participants insèrent les fragments de phrases et de mots qu’ils choisissent au préalable dans des banques de mots. La trame narrative du texte cherche à reproduire le même motif que celui présent dans le visuel de l’œuvre, c’est-à-dire : évoquer les blessures de la vie, mais aussi rendre compte du courage et de la résistance face à celles-ci.

Pour constituer les banques de mots, nous nous replongeons, avant la tenue du Festival, dans la matière première de notre œuvre : les récits. Ceux-là mêmes qui ont été transposés en langage visuel seront cette fois transformés en langage poétique. Nous reprenons l’ensemble des transcriptions et nous en extrayons des fragments. Nous constituons ainsi une première banque de phrases qui serviront d’incipit aux textes :

« J’ai eu 7 points de suture sur la jambe…»

« J’étais en peine d’amour…»

« Je me suis retrouvé avec plein de lumières fortes à l’hôpital Saint-Jérôme…»

Les participants sont ensuite invités à choisir une de ces phrases anonymisée et décontextualisées, et de l’entremêlée avec d’autres segments. Nous avons fait ressortir tous les termes en lien avec les blessures : les diagnostics, les traitements, les maladies, les acteurs du milieu institutionnel…Ces mots ont été décomposés pour être jumelés avec d’autres, au gré des participants, permettant ainsi de réelles inventions langagières, telles que traumacardiogramme ou embolie familiale, qu’on retrouve dans l’exemple suivant :

« J’ai eu 7 points de suture sur la jambe. J’ai eu un trauma-cardiogramme avec une embolie familiale, cicatrice de bonheur. J’ai passé proche de ne jamais être ici avec vous autres et je vous en parle. »

Ce texte a été composé par une mère de famille que nous connaissons bien, à travers la Bibliothèque de rue. Nous avons combien son texte est révélateur de sa propre expérience. Il s’agit d’une des portées de l’atelier que nous n’avions pas anticiper, celle de l’autoportrait. Composer un texte à partir des mots des autres n’empêche pas de parler de soi. Les personnes se révèlent à travers les mots des autres, peut-être même grâce aux mots des autres. Peut-être qu’au final, nous avons besoin des mots des autres pour parler de nous-mêmes de façon plus distanciée. Peut-être aussi que notre expérience se retrouve décupler de vérité lorsqu’on l’entend résonner en écho chez quelqu’un d’autre.

Nous constatons aussi que l’aspect ludique et humoristique de l’atelier le rend accessible aux personnes éloignées de l’écrit. La contrainte, comme souvent lorsque nous abordons un processus créatif, a quelque chose de libérateur. En imposant d’emblée les mots avec lesquels construire le texte, les participants expérimentent l’écriture comme acte de montage. Les mots deviennent tangibles, ils se présentent sous forme de cartons à déplacer, à agencer. Joindre des mots qui réfèrent à des idées appartenant à des domaines différents, comme embolie et famille, c’est provoquer une friction dans le sens commun, c’est faire émerger des images improbables, riches et symboliques. C’est faire entrer une dimension poétique dans notre rapport au langage.

Un des jeunes de la Bibliothèque de rue a par exemple composé une histoire qui se conclut par : « la police est venue, elle avait une maladie de jugement ». Les textes regorgent d’associations de ce genre : blessure de la confiance, funérailles bipolaires, inflammation de l’attention, brûlure de l’enfance, accident de cœur, peine de concentration, infection médicale, pilule de langage, déficit de l’abandon, intervenant mental, intoxication de la conscience…On peut avancer que les contraintes de l’atelier ont ouvert un espace de liberté, permettant à chacun de se réapproprier le langage de tous les jours, pour les rapprocher de leur expérience personnelle, reprenant ainsi du pouvoir sur ceux-ci. Cet élément est tout particulièrement significatif devant les termes qui réfèrent au monde médical ou institutionnel, face auquel, dans la vie courante, les personnes peuvent avoir l’impression de ne pas avoir de pouvoir.

Après l’achèvement de la peinture collective, nous avons d’abord organisé une exposition dans la salle communautaire des HLM où elle est devenue un objet de dialogues, d’échanges et de rencontres entre les habitants des HLM et les visiteurs du quartier. Les éléments visuels du triptyque et les enregistrements audio qui y sont insérés ont trouvé des échos auprès de ceux qui s’y sont arrêtés. Les visiteurs ont reconnu quelque chose d’eux-mêmes et le tableau sonore les a incités à raconter leurs propres histoires.

Le Géant a ensuite été exposé dans les locaux de plusieurs organismes communautaires du quartier. D’autres personnes qui n’habitaient pas nécessairement dans les HLM ont pu le voir également. Lors de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre 2016, le Géant a été exposé dans le cadre d’une exposition plus large organisée dans une galerie d’art. Des enfants, des jeunes et des parents d’Hochelaga sont venus expliquer le processus de création devant la foule. Ce fut une journée inoubliable pour les enfants qui ont pu être fiers de leurs parents, et vice versa.

Après quelques autres présentations, le Géant a été montré pour la dernière fois au Musée des Beaux-Arts de Montréal, à l’automne 2018, lors d’une exposition collective avec d’autres associations locales de différents quartiers de Montréal qui avaient, dans d’autres contextes, réalisé des projets artistiques communautaires. Le projet intitulé « Et si les murs parlaient de nous » a offert aux habitants du quartier d’Hochelaga, historiquement défavorisé et ouvrier, l’occasion de figurer fièrement, comme tous les autres, dans cette institution culturelle hautement symbolique.

Lors du Séminaire international “Tous peuvent apprendre si…”, les participants ont analysé ensemble cette expérience. Du dialogue entre les participants de cette rencontre, restitué ci-dessous, ont été extraits des principes d’action.

Romy : Dans cette histoire extraordinaire, je vois plusieurs réussites : l’une sur la façon dont l’art a trouvé sa place dans un quartier défavorisé et est devenu un mode d’expression collective. Et une autre sur la façon dont un jeune en échec et révolté, qui était considéré comme ayant une mauvaise influence sur les enfants, a trouvé sa place dans la communauté.

Caroline : Nous avons voulu créer une œuvre collective et intergénérationnelle, qui permette aux familles de partager leur savoir entre elles et avec d’autres. Et nous avons fait tout ce que nous pouvions pour que tout le monde, jeunes et vieux, puisse participer. Pendant la phase de collecte des histoires auprès des adultes, quand on se déguisait, qu’on mettait en scène les histoires, qu’on faisait des croquis et des peintures à partir de scènes tirées des histoires, et pendant les ateliers d’écriture, les enfants étaient captivés par les histoires racontées par leurs aînés, car ils ne les avaient jamais entendues auparavant, en tout cas pas avec autant de détails. Les ateliers leur ont permis de réfléchir à la manière dont ils pouvaient retransmettre ces histoires à travers leurs dessins, et par là les intérioriser.

David (Guatemala) : Je me demande comment tout ça a commencé. Parce qu’à chaque fois que tu as mentionné une nouvelle étape dans ton histoire, tu devais revenir en arrière et expliquer quelque chose qui avait eu lieu avant…

Caroline : Tu as raison. En fait, au fil des ans, grâce aux visites à domicile, aux activités comme la bibliothèque de rue et le festival des savoirs partagés, des relations fortes se sont développées avec les enfants, leurs familles et certaines personnes âgées qui vivent dans ce quartier de HLM. Des projets artistiques collectifs y avaient déjà été menés. Les familles connaissaient déjà Joëlle, car elle avait déjà créé avec eux des peintures représentant les quatre saisons pour embellir l’affreux escalier de leur immeuble. Cela répondait au désir profond de beauté des personnes.

Le processus de création du Géant est allé un peu plus loin. Partant du principe que chacun possède une culture et des savoirs à partager, notre objectif principal n’était pas d’apprendre à tout le monde à tenir un pinceau ou à combiner des couleurs, mais de mettre en lumière les expressions culturelles et les savoirs non reconnus des citoyens de ce quartier. En travaillant sur la manière de mettre en mots et en peinture leur propre expérience et celle des autres, les gens ont pris conscience de leur force et de leur résilience face à l’adversité et aux difficultés. Ils ont appris à se connaître d’une nouvelle manière.

Romy : Pouvons-nous dire que c’est la situation après le projet : les ateliers de peinture ont donné aux habitants des clés pour se comprendre et exprimer qui ils sont et ce qu’ils savent ? Les activités les ont-elles aidés à rompre le silence et l’isolement ?

Caroline : Oui. Pour le dire plus simplement : le projet Géant #1 a montré que la création collective peut renforcer une communauté, créer des liens d’une nouvelle nature entre les personnes, afin qu’ils se sentent plus à l’aise et en sécurité pour sortir dehors et participer à la vie du quartier. En participant à ces activités avec toute leur famille – certains parents étaient impliqués dans l’animation – les personnes ont repris confiance dans leur capacité à agir, ils se sont sentis fiers.

Irène : J’adore l’idée de collecter les histoires des habitants de ce quartier de HLM. Mais comment avez-vous fait pour qu’ils vous racontent leurs histoires ?

Caroline : Nous avons multiplié les façons de faire. Par exemple, nous avons saisi des opportunités qui se présentaient comme les repas communautaires dans le quartier où les gens parlent de manière très informelle. Nous les écoutions très attentivement et nous leur disions ensuite : « C’est intéressant ce que tu viens de dire. Accepterais-tu d’être interviewé et que nous enregistrions ton histoire ? Cela restera confidentiel, bien sûr ». Nous prenions le temps de leur expliquer ce que nous recherchions. – Et nous avions une autre méthode, que nous utilisions plus systématiquement : nous allions dans le parc, à l’endroit où il y a des tables et nous allions vers les personnes assises, en nous aidant d’un petit questionnaire, mais de manière légère et ludique.

Bruno D (France) : Quel genre de questions posiez-vous ?

Caroline : Des questions qui les laissent libres de répondre ce qu’ils veulent : « Pouvez-vous nous raconter une anecdote concernant votre travail » ou : « Quelle est la pire chose que vous ayez faite à l’école ? » ou encore : « Pouvez-vous nous raconter quelque chose que vous avez fait avec vos frères et sœurs ? » Nous ne nous immiscions pas dans leur sphère privée, mais nous les avons invités à raconter des moments de leur vie qui avaient été importants pour eux. A un moment donné, nous avons également fait du porte-à-porte en utilisant notre carte.

Romy : votre carte ?

Caroline : En fait, le service de la ville en charge du logement social n’était pas en mesure de fournir une carte des logements ou une liste des foyers. Nous avons fait nous-mêmes un plan des immeubles, en répertoriant chaque appartement à chaque étage, et en mettant les noms des personnes qui y vivaient. Les gens nous ont aidés à le remplir en nous disant qui vivait à leur étage. Aujourd’hui encore, nous notons les changements, nous le tenons à jour. La carte nous aide à n’oublier aucune des familles, simplement parce que nous ne les voyons pas très souvent. En fait, c’est grâce à la carte que nous avons découvert où vivaient Tiago et sa famille.

Donald W. (USA) : Il y a deux éléments dans cette histoire dont j’aimerais mieux comprendre l’origine : la forme artistique qui a été choisie : l’art de rue avec une composante multi-sensorielle, et le concept de la personne blessée ou brisée avec les ailes d’un ange. Qui a eu ces idées ?

Caroline : Le personnage du Géant blessé est venu des histoires que les gens nous ont racontées. Bien sûr, nous aurions pu choisir un autre personnage, une mère par exemple. Mais avec toutes les histoires de maladies, d’accidents et de blessures, l’équipe de la bibliothèque de rue et Joëlle, l’artiste, ont opté pour le « géant blessé ».

Donald : Mais cette expression, d’où est-elle sortie ? Je ne peux pas imaginer qu’une personne vous dise : « Je suis un grand type tout cassé, mi-blessé, mi-ange… »

Caroline : Il semblait important à l’équipe de faire ressortirtoutes les dimensions des histoires, les difficultés mais aussi le courage, la résistance et la solidarité dont les gens ont fait preuve. Ceux qui ne voient dans ce quartier que la pauvreté ne s’attendent pas à tout ça. Oui, le géant blessé et l’ange sont des métaphores. Ils sont à l’image du quartier. Il y a beaucoup de préjugés. Il faut s’approcher pour savoir ce qui se passe vraiment. Avec le géant, vous ne pouvez entendre les voix que si vous mettez votre oreille contre les ouvertures. L’ensemble de l’œuvre d’art est une métaphore du quartier à plus d’un titre.

Hélène (France) : Et une fois que vous avez choisi le personnage du géant blessé, comment a-t-il pris forme ?

Caroline : Pendant l’un des ateliers, des enfants se sont déguisés en blessés avec beaucoup de bandages, des béquilles. Ils ont aussi mimé des expressions de douleur… d’autres enfants avaient 35 secondes pour esquisser un croquis. Le dessin d’un enfant représentant une fille déguisée a attiré l’attention de l’artiste qui a imprimé une copie agrandie des contours de son croquis. Ensuite, nous sommes retournés demander aux gens quelles pensées leur venaient à l’esprit en le voyant. Il y a eu beaucoup de communication entre l’équipe et les familles, dans les deux sens, au fur et à mesure que la peinture évoluait.

Alban (Centrafrique) : Vous avez parlé du changement qui s’est opéré au sein de la communauté. Je ne le vois pas seulement comme le résultat du projet artistique collectif, mais aussi de ce que vous avez entrepris avec cet adolescent haïtien : avec toutes les critiques à son sujet, certains parents pensaient qu’il fallait l’éviter. Mais vous, vous faites exactement le contraire : vous vous rendez directement chez lui pour le rencontrer. Sans dire un mot concernant sa mauvaise réputation, vous vous présentez, vous lui parlez de la bibliothèque de rue et vous lui demandez s’il est intéressé par emprunter un livre. Et vous réussissez à le faire participer. Je vois ici un principe d’action à l’œuvre : Aller chercher celui dont la contribution manque encore.

Romy : Oui, ça m’a frappée aussi. Il me semble que c’est un tournant de l’histoire : vous proposez de prêter un livre à Tiago, et vous paraissez surpris qu’il demande si vous avez des romans. Il était certainement tout aussi surpris que quelqu’un se présente avec une proposition au lieu de venir pour lui faire des reproches. Vous avez construit votre relation à partir de ce moment-là et vous êtes revenus, semaine après semaine, avec de nouveaux livres, jusqu’à ce que vous sentiez que vous pouviez l’inviter à rejoindre le projet artistique.

Reymond (Philippines) : Qu’avez-vous dit au père qui avait refusé que son enfant continue à aller à la bibliothèque de rue ?

Caroline : Je ne me souviens pas des mots exacts. Nous lui avons fait savoir que nous pouvions aussi venir faire la bibliothèque de rue sur son palier. Ou, si ses enfants ne voulaient pas se joindre au groupe, que nous pouvions venir les voir chez eux, afin que les enfants aient moins de chances de se retrouver face au jeune homme.

Reymond : Je demande ça parce que parfois nous vivons des situations similaires à Manille, où nous devons sortir de nos façons de faire habituelles pour rendre possible la participation d’un enfant. Par exemple, nous avons été chercher un enfant pour l’accompagner jusqu’au lieu où se tenaient les activités, et après nous l’avons raccompagné chez lui. Parce qu’il était tellement exclu que les autres enfants se levaient et partaient quand il venait seul.

Romy: Vous avez rejoint les deux parties : les oppresseurs et les opprimés. Vous avez impliqué Valdano dans le projet artistique et vous avez imaginé un moyen pour que les autres enfants participent à la bibliothèque de rue, en prenant en compte la préoccupation du père par rapport à leur sécurité. Nous n’avez pas cherché à discuter avec lui, vous n’avez pas pris parti. Vous avez laissé à chacun le temps nécessaire pour faire la paix à sa manière, quand il était prêt. Je garderais aussi cela comme un principe d’action.

Donald : J’ai trouvé impressionnant que vous vous soyez adaptés à la personne qui était en fauteuil roulant, en fabriquant un pinceau très long pour que cette femme puisse aussi participer au projet artistique.

David : C’est lié au principe d’action : inclure tout le monde. Tout comme la carte que vous avez réalisée. C’est un instrument qui a permis de mettre en œuvre ce principe.

Caroline : Je me demande si je peux encore ajouter un principe d’action : être ambitieux et exigeants. Nous avons décoré les espaces dédiés aux ateliers avec des reproductions d’œuvres d’artistes célèbres pour proposer un cadre et stimuler l’inspiration des participants. La qualité du résultat a rendu les gens fiers de leur création et de l’œuvre collective. C’est cette fierté qui fait que l’on peut défendre son quartier, se sentir membre d’une communauté et dire sans hésiter d’où l’on vient.

Don : Ce qui m’a plu, c’est votre façon de traduire les traumatismes et les expériences individuels en portraits de courage pour représenter le quartier. Je vois là une dynamique où une chose mène à une autre. Lorsque l’expérience individuelle est intégrée à un contexte plus collectif, vous faites naître de la force, vous rendez la communauté plus forte. C’est fascinant !

Orna : Donc trois modes d’expression ont été utilisés : la peinture, la parole et l’écriture.

Caroline : Et le déguisement. Mais est-ce que ça compte comme une expression ?

Romy : Je dirais que oui. Une animatrice du pivot culturel à Noisy-le-Grand a dit qu’à travers un atelier de théâtre, les enfants pouvaient jouer quelqu’un d’autre et que ça les aidait à exprimer des choses qu’ils n’auraient pas osé dire dans la réalité.

David : D’une manière générale, rendre l’art et la beauté accessible pour permettre aux personnes, pas seulement d’en profiter, mais aussi de s’exprimer, cela permet aux personnes de partager quelque chose de très positif, pas seulement au sein de la communauté, mais aussi de le faire connaître et le montrer à l’extérieur.

Quyen : Exploiter le potentiel créatif des personnes.

Caroline : Oui, exactement. Mais pour cela, il faut être convaincu que ce potentiel est là en eux, que les gens sont créatifs, qu’ils sont des êtres de culture.

Donald : Un principe d’action serait : initier et soutenir la création artistique comme partie intégrante de l’action. La création artistique peut être présente partout.

Orna : J’aimerais demander à Caroline : comment te sens-tu après nous avoir partagé ton expérience ?

Caroline : Vous parlez de mon expérience avec vos propres mots et cela fait écho à votre propre expérience. Les principes que vous avez identifiés dans ce projet sont utiles, parce que lorsqu’on a le nez dans le guidon, on n’est pas toujours conscient de la portée de ses actes. Le fait de les entendre de votre bouche me rappelle aussi que ce n’est pas seulement ma perception subjective, mais aussi la vôtre, la nôtre. Je tiens à vous remercier pour cela.

  1. Créer les conditions qui rendent possible la participation de tous : jeunes ou vieux, en bonne santé ou en situation de handicap, familles entières.
  2. Inclure tout le monde.
  3. Être convaincu que tout le monde possède une culture et des savoirs à partager.
  4. Mettre en lumière les expressions culturelles et les savoirs non reconnus des citoyens de ce quartier.
  5. Saisir les opportunités de faire des rencontres informelles (pour récupérer des histoires).
  6. Prendre le temps d’expliquer et de discuter du projet proposé avec les personnes.
  7. Rejoindre des personnes nouvelles d’une façon légère et ludique.
  8. Poser des questions qui laissent les personnes libres de répondre ce qu’elles veulent. Les inviter à raconter des moments de leur vie qui avaient été importants pour eux.
  9. Utiliser des outils (ici : créer une carte du quartier) pour n’oublier aucune famille, même celles qu’on ne voit pas beaucoup.
  10. Restituer toutes les dimensions des histoires que les personnes racontent – les difficultés mais aussi le courage, la résistance et la solidarité dont les personnes ont fait preuve.
  11. Tout au long du projet, faire des aller-retours pour communiquer entre l’équipe et les familles.
  12. Aller chercher ceux dont la contribution manque encore.
  13. Venir avec des propositions et non des reproches ou des leçons.
  14. Saisir le bon moment (tournant) pour s’appuyer dessus.
  15. Sortir des schémas habituels pour rendre possible la participation d’un enfant / d’une personne.
  16. Laisser à chaque partie le temps nécessaire pour faire la paix à sa manière, quand elle est prête.
  17. Être inventif pour rendre l’activité accessible à celui qui est différent.
  18. Être ambitieux et exigeant. Attendre des contributions de grande qualité.
  19. Stimuler l’inspiration en créant des espaces inspirants, en exposant des œuvres d’art, en décorant.
  20. Rendre la communauté plus forte en traduisant les expériences individuelles (traumatismes) en portraits de courage pour représenter le quartier.
  21. Utiliser différents modes d’expression : la peinture, la parole, l’écriture, le déguisement.
  22. Rendre l’art et la beauté accessible pour permettre aux personnes, pas seulement d’en profiter, mais aussi de s’exprimer.
  23. Initier et soutenir la création artistique comme partie intégrante de l’action.

Le Jardin aux histoires (Story Garden) : Inspirer les individus, renforcer les familles, transformer les Communautés

Mis en avant

Histoire écrite par Karen Stornelli, Gallup, Nouveau Mexique, USA

Introduction

Depuis 2012, l’équipe d’ATD Quart Monde au Nouveau Mexique (USA) anime chaque semaine un espace familial et intergénérationnel d’accès à la culture écrite,  au milieu du marché en plein air de la ville de Gallup. Ce marché est un pôle économique et social pour les populations rurales de toute la région, qui s’y rendent pour acheter et vendre des marchandises et pour retrouver leur famille et leurs amis. Ce projet d’ATD Quart Monde, appelé Story Garden, a lieu tous les samedis de 10 heures à 16 heures. Par le biais de lectures, de jeux, de créations artistiques et d’accès au numérique, ce projet promeut la participation des enfants et de leur famille. C’est un espace de paix et d’apprentissage, un lieu-ressource pour renforcer les efforts des familles et développer des relations profondes, pour rompre l’isolement de la pauvreté.

Cette histoire décrit la création de ce projet : depuis les premières explorations de l’équipe jusqu’à leurs premières réussites, la plus importante étant l’appropriation du projet par la communauté elle-même.

Le contexte

Cela fait aujourd’hui 13 ans qu’ATD Quart Monde est établi au Nouveau-Mexique. Notre équipe est située à Gallup, dans le nord-ouest de l’État, aux confins de la Nation Navajo, dont les frontières délimitent la plus grande superficie détenue par une tribu amérindienne aux États-Unis. D’une superficie de 69 923 kilomètres carrés, cette région est plus de deux fois plus grande que la Belgique et englobe des parties de l’Arizona, du Nouveau-Mexique et de l’Utah. 173 000 navajos y résident. Les autres nations tribales voisines sont Hopi, Southern Ute, Apache et Zuni Pueblo.

Il s’agit d’une région vaste et rurale, où la grande ville la plus proche – Albuquerque, au Nouveau-Mexique – se trouve à plus de 300 kilomètres. Plus de la moitié de la population de la Nation Navajo n’a ni eau courante ni électricité.

Gallup est un centre de la vie commerciale et sociale, essentiel pour la région environnante, attirant les habitants des communautés voisines pour leurs achats et d’autres services. Par exemple, une grande partie de la nation Navajo est un « désert alimentaire » (avec seulement treize épiceries) : un voyage à Gallup peut souvent être essentiel pour certains. Le week-end, la ville d’un peu moins de 22 000 habitants voit sa taille doubler ou tripler. C’est aussi une ville très diversifiée : 45 % de la population est amérindienne et 32 % s’identifie comme hispanique.

L’implantation de l’équipe et le lancement du projet

L’équipe qui s’est embarquée dans ce voyage au départ, il y a treize ans, était composée de plusieurs volontaires d’ATD Quart Monde : mon mari, Harold (français), Charo, Vladi (tous deux péruviens) et moi-même (de la côte est des États-Unis). Dès notre arrivée, nous avons exploré la région, le paysage et les communautés autour de Gallup. Pendant cette période, nous étions simplement « présents », sans chercher à faire quoi que ce soit : nous aidions d’autres organisations, rencontrions des gens et essayions de comprendre notre nouvel environnement dans toutes ses nuances.

En effet, j’étais dans mon pays, mais en même temps, tout était loin de m’être familier ! En tant qu’étrangers dans cet endroit, nous avons été confrontés à de nombreuses questions et incertitudes : quels projets pouvions-nous envisager de planifier dans une région aussi vaste et à la population aussi dispersée ? Comment pouvions-nous entrer en contact avec les gens ? Dans quels lieux les membres de la communauté se réunissaient-ils déjà ?

Notre exploration nous a conduits au marché aux puces de Gallup, ce lieu de rencontre essentiel dans la région. Le marché aux puces, qui se tient chaque semaine le samedi, est le lieu où les familles vendent divers articles, activité qui constitue souvent leur principale source de revenus. Pour beaucoup, c’est le moyen de subsistance lorsqu’un autre travail stable n’est pas disponible. Après avoir pris conscience de l’importance de ce marché, nous avons décidé d’y lancer notre première action : le Story Garden (« Jardin aux histoires », sur le modèle des Bibliothèques de rue). Après un an et demi d’apprentissage et de collaboration avec d’autres organisations communautaires, nous avons lancé le Story Garden en mars 2012.

Le Story Garden… 

Nous préparons l’espace du Story Garden tous les samedis matin entre 9h30 et 10h puis nous nous y installons pour la journée. Notre espace ressemble un peu aux autres stands ou étals du marché aux puces, sauf que c’est gratuit, ouvert à tous, et que nous ne vendons rien !

Nous accueillons tout le monde : des bébés de quelques mois aux grands-parents de plus de 80 ans. Notre espace doit donc être confortable pour tous les âges. Nous avons aménagé un coin lecture avec des livres et des tapis pour les plus jeunes enfants, les bébés et les tout-petits. À proximité, se trouve la table où nous proposons des activités artistiques aux enfants tout au long de la journée. À l’arrière, une caravane colorée sert d’espace de lecture tranquille et de zone de jeu pour les enfants. Nous installons un chauffage à l’intérieur car il peut faire moins de zéro degré C° certains jours.  Cependant, la plupart de nos activités se déroulent à l’extérieur : les familles sont à l’extérieur, donc nous y sommes aussi !

Au centre de notre stand, il y a une table ronde que nous avons reçue en cadeau. Nous avons observé que sa forme encourage la collaboration entre les enfants : ils y font des puzzles, des jeux et diverses activités ensemble. Il y a aussi un théâtre de marionnettes, qui permet aux enfants de créer et de jouer leurs propres spectacles. Un ordinateur avec des jeux éducatifs et un écran tactile sont également disponibles à des fins d’apprentissage.

D’un autre côté, nous proposons une variété de livres pour les adultes. En général, ce sont les personnes âgées ou les parents de très jeunes enfants qui préfèrent s’asseoir de ce côté. Nous avons ajouté un banc, parce que de nombreux arrière-grands-parents et personnes âgées ne se sentaient pas à l’aise dans cet espace en raison de problèmes de mobilité. Ce banc, appelé « banc des anciens », leur permet de s’asseoir confortablement sur le bord. Il y a également un bac à sable où les enfants peuvent jouer.

Il est essentiel pour nous que lorsque les enfants et leurs familles arrivent chaque samedi, ils puissent choisir parmi une variété d’activité pour pouvoir décider de ce qu’ils ont envie de faire pendant la journée. Les visiteurs peuvent passer aussi bien cinq minutes que rester toute la journée : c’est à eux de décider, et nous accueillons tous nos visiteurs.

Nos animateurs 

La composition de notre équipe d’animateurs (des volontaires, des bénévoles, des alliés) a changé au fil du temps, mais elle reflète toujours la diversité linguistique et culturelle de la région. En outre, nous collaborons avec des « facilitateurs invités » issus de la communauté locale, en particulier, des étudiants du cours d’alphabétisation du centre d’éducation des adultes de l’Université du Nouveau Mexique, un des partenaires avec qui nous avons développé d’autres actions par ailleurs. Au fil des ans, nous avons accueilli environ 25 animateurs. Certains d’entre eux ont contribué une seule fois, d’autres sont venus plus fréquemment.

Une réussite dont il faut s’inspirer

En 2016-2017, nous avons mené une évaluation participative du Story Garden auprès des familles participant à l’action et plus largement, des habitués du marché de Gallup. L’évaluation a mis en lumière trois champs dans lesquels le projet a rendu possibles des transformations positives : pour les enfants, les familles et la communauté.

Les parents et grands-parents nous ont témoigné que le Story Garden renforçait leurs familles en offrant un espace d’apprentissages significatifs et continus (sur les plans émotionnel, social, académico-cognitif et créatif), développant la curiosité, et ce pour les enfants comme pour les adultes.

Ce champ de réussites inclut pour nous tout résultat qui permet à la famille de surmonter les défis quotidiens ; de soutenir et d’encourager la poursuite des objectifs éducatifs des uns et des autres ; et enfin de faciliter la création par les membres des familles elles-mêmes d’opportunités significatives pour leur communauté.

Pour illustrer ces réussites, j’aimerais partager l’histoire d’Esther, une grand-mère, et de sa famille, avec qui notre relation s’est progressivement approfondie. Esther, nous a témoigné qu’après cinq ans de participation au Story Garden, elle a observé un développement socio-affectif et scolaire positif chez ses petits-enfants, un regain de leur créativité ainsi que le développement chez eux de nouvelles stratégies pour appréhender leurs défis scolaires.

Elle nous a raconté qu’une année d’observation des animateurs engagés auprès de ses petits-enfants lui a donné des idées sur la manière de modifier leur routine familiale. Bien qu’elle s’occupe principalement de deux petits-enfants, elle a souvent d’autres petits-enfants qui restent avec elle pendant un certain temps. Lorsque les enfants rentrent de l’école, elle éteint la télévision et range les appareils et les tablettes. Elle arrête de faire la cuisine ou le ménage, et sort à la place des activités et des livres pour passer du temps de qualité avec ses petits-enfants. Elle avait déjà cette capacité et cette motivation, mais le Story Garden l’a incitée à les mettre en œuvre dans son quotidien familial. Le Story Garden l’a également incitée à poursuivre sa propre éducation, pour apprendre à lire et à écrire. Les efforts de ses petits-enfants pour apprendre à lire l’ont incitée à se lancer dans l’aventure de l’apprentissage à leurs côtés. Elle nous a dit qu’elle voulait apprendre pour pouvoir les accompagner dans leur apprentissage. Elle s’est donc inscrite à l’université populaire pour acquérir des compétences en lecture et en écriture ; ses progrès rapides ont inspiré et soutenu ses petits-enfants en retour, dans la poursuite de leur scolarité.

Enfin, Esther a voulu créer un nouveau Story Garden dans sa communauté. Elle a vu des améliorations si spectaculaires chez ses petits-enfants qu’elle a voulu poursuivre l’expérience en la partageant avec sa communauté. Nous nous sommes laissés guider par elle et l’avons aidée à créer un Story Garden dans son quartier. Ce partenariat s’est transformé en un Story Garden mobile, où Esther a mené des actions de sensibilisation et d’animation. ATD Quart Monde l’a soutenue en lui fournissant du personnel, du matériel et d’autres ressources. Esther continue à jouer un rôle déterminant dans les efforts de sensibilisation et dans l’établissement d’une relation de confiance avec les nouvelles familles.

Esther et d’autres parents nous ont fait part d’une observation importante : avec le temps, les Story Gardens peuvent inspirer de véritables changements dans le contexte plus large du marché aux puces, dans celui des écoles et des foyers familiaux.

« Avant » et « Après » le succès

Au cours de cette évaluation, les familles nous ont dit qu’avant de venir au Story Garden, elles vivaient peu de moments positifs tous ensemble. Les familles qui vivent une séparation (du fait notamment des mesures d’éloignement des enfants décidés par les services de l’Aide sociale à l’enfance des États-Unis) trouvent que le Story Garden offre un rare espace de divertissement et de convivialité pendant les visites des enfants à leurs parents.

Avant le Story Garden, les familles nous ont dit qu’elles avaient peu d’occasions d’exprimer leur fierté les uns pour les autres. Dans le Story Garden, les enfants voient leurs parents sous un jour positif, et les adultes se sentent fiers de leurs enfants, et leur expriment.

Les adultes des familles nous ont dit qu’avant le Story Garden, ils se sentaient souvent impuissants et désespérés face aux défis quotidiens. Ils disent qu’aujourd’hui, ils ont le sentiment de retrouver du contrôle sur leur vie, et forts de ce pouvoir d’agir, ils disent qu’ils nourrissent des espoirs plus optimistes pour l’avenir en matière de logement, d’éducation et d’emploi.

Avant le Story Garden, de nombreux adultes disaient manquer de but et de sens dans leur vie. Aujourd’hui, certains de ces adultes cherchent à créer des opportunités significatives pour leur communauté, comme l’organisation d’un Story Garden dans leur quartier, ou s’efforcent d’apprendre un métier pour contribuer à vie de la communauté.

Les enfants ont pu « transporter » dans le monde extérieur, et notamment scolaire, ce qu’ils avaient expérimenté dans le Story Garden. En voici deux exemples :

  • Une mère nous a raconté une anecdote intéressante à propos de son enfant, Taliana, et de son professeur. L’enseignante de Taliana a abordé la mère et lui a fait remarquer la transformation positive de Taliana à l’école : elle était devenue plus ouverte, plus amicale et plus serviable envers les autres. L’enseignante a demandé à la mère ce qu’elle faisait différemment à la maison pour contribuer à ce changement. La mère lui a répondu qu’à son avis, ils n’avaient fait aucun changement particulier à la maison. Elle a attribué le développement positif de Taliana aux expériences qu’elle a faites pendant plusieurs années au Story Garden et à la façon dont cela a renforcé sa confiance en elle.
  • Un autre exemple est celui d’une grand-mère nommée Sandy, qui a partagé une observation similaire. Sandy tient un stand juste en face du notre, au marché de Gallup. Depuis son stand, Sandy  a assisté au développement des enfants, sur plusieurs années. Elle a mentionné que le comportement des enfants avait changé depuis la création du Story Garden. Selon elle, les enfants étaient désormais plus polis, ils exprimaient leur reconnaissance, ils aidaient leurs familles. Au cours de ma conversation avec elle, d’abord surprise, j’ai mis en doute le mérite du Story Garden dans cette évolution  (nous n’avons jamais explicitement enseigné les bonnes manières aux enfants). Cependant, Sandy a précisé que même si nous ne les enseignons pas verbalement, nos actions en disent long. Nous faisons naturellement preuve de politesse et en nous aidant les uns les autres. Selon Sandy, les enfants assimilent ces comportements et les adoptent dans leurs interactions au sein de la communauté élargie du marché aux puces. Cela m’a rappelé Taliana, qui a appris une façon positive d’être en relation dans l’espace du Story Garden et l’a appliquée à ses interactions avec les autres à l’école.

Pour finir, avant le début du Story Garden, ATD Quart Monde était inconnu de la communauté locale. Aujourd’hui, nous sommes reconnus et respectés dans toute la région. Avant le Story Garden nous avions peu de relations avec les familles touchées par la pauvreté et nous connaissions mal leur situation. Aujourd’hui, ATD Quart Monde entretient des relations étroites avec de nombreuses familles. Nous avons acquis de précieuses connaissances auprès d’elles, que nous utilisons pour améliorer nos pratiques et orienter nos programmes.

Comment avons-nous fait ? Moments clés et principes d’actions

Moments clés - s’approprier le Story Garden : la communauté se rassemble

Un tournant important s’est produit lors d’un changement de direction du marché aux puces en 2016. L’abri pour voitures et l’espace de rangement que nous utilisions sont devenus indisponibles, et notre espace s’est trouvé exposé aux éléments et inconfortable. Andy, un vendeur, a réagi en disant : « Ne vous inquiétez pas, nous ferons quelque chose de mieux. » Un effort de collaboration s’en est suivi, impliquant les vendeurs, les enfants, les parents et les grands-parents (y compris Esther). Tous ont joué un rôle dans la construction et l’embellissement de notre nouvel espace.

Andy a fait don d’une caravane et David est venu après le travail pour la remorquer jusqu’à l’espace du Story Garden. Drew a refait les cloisons sèches, Esther et d’autres les ont poncées et peintes. Brandy a fait don de décorations et d’un chauffage électrique, et Adam d’un tapis pour l’intérieur. Harry et quatre jeunes hommes ont construit une structure en bois pour faire de l’ombre. Andy a notamment défendu le Story Garden auprès de la nouvelle direction, en insistant pour que nous continuions à bénéficier d’un espace et d’un accès à l’électricité gratuits. Nous avons senti un fort sentiment d’appartenance de la communauté au Story Garden, expérience que nous n’avions jamais faite à ce point auparavant.

Lors de notre deuxième année, nous avons introduit une petite boîte à dons avec un panneau indiquant que les dons étaient les bienvenus, placé discrètement pour ne pas donner l’impression qu’il s’agissait d’un droit d’entrée. À notre grande surprise, un homme vivant dans des conditions difficiles s’est approché de nous et nous a confié :

« J’ai toujours essayé de montrer à mes enfants que je les aimais. Nous ne sommes plus en contact, ils ne me parlent plus. Mais ce que vous faites est important. Je voulais qu’ils sachent que je les aime ».

Il vide ses poches et dépose dans la boîte tout l’argent qu’il possède, y compris les pièces de monnaie. Pour nous, cette boîte à dons est devenue une source de fierté partagée. Les fonds récoltés ont été utilisés pour acheter un ordinateur, que nous avons partagé en libre accès, en soulignant que c’était la communauté qui avait rendu cet achat possible.

Ce qui m’a particulièrement étonné au cours de la quatrième année, c’est le flux constant de personnes nous apportant des matériaux. Par exemple, le banc pour les personnes âgées a été fabriqué par un menuisier de 70 ans nommé Harry, ancien étudiant du centre d’éducation pour adultes (et donc un temps stagiaire avec notre équipe d’animateur). Il nous a remis le banc en nous demandant de le conserver pour le projet. Harry pensait que le Story Garden pourrait servir de refuge pour préserver la langue et la culture (d’où le banc). S’identifiant comme Navajo, il s’est dit préoccupé par la préservation de la langue navajo, notant que si la jeune génération comprend la langue dans une certaine mesure, elle ne la parle plus couramment. Pour y remédier, il s’est engagé à partager des histoires navajo avec les enfants du Story Garden. Il nous a raconté son enfance difficile où, à l’époque, le gouvernement envoyait de force les enfants navajos dans des internats anglophones où parler le navajo entraînait des punitions.

De la gestion d’un programme à l’intégration dans la communauté. Un autre tournant s’est produit lorsqu’une série de vendeurs que nous ne connaissions pas a commencé à nous faire don de fournitures. Parallèlement, des personnes de la communauté au sens large, que nous n’avions jamais rencontrées auparavant, mentionnaient qu’elles nous avaient vus au marché aux puces ou qu’elles avaient entendu parler du Story Garden. Les parents vendeurs disaient qu’ils vendaient désormais plus souvent au marché aux puces de Gallup parce que leurs enfants insistaient pour venir au Story Garden. Grâce à ces expériences, nous avons réalisé que notre espace était plus qu’un « stand » séparé du marché aux puces : il était devenu une partie intégrante de la communauté, et nous, en tant qu’animateurs, faisions également partie de cette communauté.

Après avoir pris conscience de cette réalité, nous avons commencé à nous promener plus souvent dans le marché aux puces, rendant notre espace plus accueillant pour les personnes âgées, les adultes en situation de handicap et les adultes sans enfants. Nous avons même commencé à participer au marché aux puces par mauvais temps. Vous pouvez participer activement à la communauté et rester présent même lorsque l’installation est impossible. Lorsque vous faites partie d’une communauté, votre perspective change, votre rôle est différent et vous ne vous contentez pas de « gérer un programme ».

Les principes d’action

L’instauration d’un climat de confiance avec les parents, afin qu’ils comprennent qu’ils ont quelque chose de précieux à apporter à Story Garden, a été un long cheminement. Les gens doutaient souvent de leur capacité à contribuer à leur communauté de quelque manière que ce soit. Certains pensaient que nous avions une meilleure compréhension qu’eux de la manière de favoriser efficacement l’apprentissage de leurs enfants.

Il a fallu les convaincre que ce n’était pas le cas, que nous avions besoin d’eux et qu’ils avaient de la valeur. Ils étaient sceptiques, et le temps investi dans la construction de cette confiance a été crucial.

Au cours de ces premières années, le projet du marché aux puces avait pour but de se faire connaître, de rencontrer des familles touchées par la pauvreté et de montrer notre désir d’être présents et notre soif d’apprendre. C’était un espace pour construire lentement les relations et la crédibilité dont nous aurions besoin pour développer davantage ATD Quart Monde dans les années à venir. L’objectif principal n’était pas d’obtenir un changement immédiat, mais de jeter les bases de projets et de programmes qui naîtraient des aspirations de la communauté – en particulier des personnes les plus touchées par la pauvreté.

Nous, les membres du corps des volontaires et les autres animateurs, avons accueilli toutes les familles qui ont remarqué notre espace en passant. Nous avons invité toutes les familles à se joindre à nous, en leur laissant la liberté de choisir de participer à leur convenance. Dans certains cas, nous avons essayé, pendant des mois, d’engager la conversation avec des personnes qui restaient complètement silencieuses, baissaient les yeux ou détournaient le regard en passant devant nous. Dans la plupart des cas, une percée dans la confiance s’est finalement produite, conduisant à certaines de nos relations les plus étroites aujourd’hui. Nous avons invité les parents à utiliser l’espace pour se détendre et faire une pause dans les luttes et les inquiétudes en cours. Nous avons demandé aux parents/grands-parents comment eux et leurs familles allaient. Nous avons manifesté un intérêt sincère pour la vie et les espoirs des gens. Notre approche était réfléchie, empreinte de respect et de gentillesse à l’égard de chaque personne. Esther a déclaré : « C’est juste de la famille et de la chaleur. Vous allez au Story Garden et vous pouvez être vous-même. Il n’y a pas de jugement. » Un samedi ordinaire, un animateur peut passer autant de temps avec les adultes qu’avec les enfants.

Le simple fait de faire venir des gens dans notre espace, surtout au début lorsque nous ne les connaissions pas, était déjà tout un processus. À un moment donné, nous avons décidé que l’un d’entre nous devait se charger de l’accueil. Il ne suffit pas de s’occuper des personnes déjà présentes, il faut que quelqu’un soit à l’extérieur de l’espace pour dire : « Hé, comment allez-vous ? Voulez-vous passer une minute ? » Pour donner un exemple de cela, je pense à un père qui est venu avec ses trois garçons. Ils ramassaient des boîtes de conserve dans les poubelles pour les vendre. Un jour, j’ai couru jusqu’à la poubelle pour rencontrer ce père, car je savais qu’il n’entrerait jamais dans notre espace sans y être encouragé. Il m’a regardé, m’a souri et je n’oublierai jamais ce moment. Par la suite, il est venu avec ses garçons. Beaucoup de nos relations avec les familles en situation de pauvreté ont commencé de cette manière.

Nous nous sommes rendus visibles, ainsi que l’espace, afin que les parents puissent observer,  jusqu’à ce qu’ils se sentent à l’aise pour participer. C’est pourquoi nous avons résisté aux suggestions de déplacer l’activité à l’intérieur ou d’aménager un espace essentiellement fermé pour se protéger des intempéries. Esther souligne l’importance de cette approche. Au début, elle était sceptique à l’égard des volontaires d’ATD Quart Monde, ne sachant pas si nous avions une arrière-pensée. Elle a progressivement développé sa confiance en nous observant à distance. Finalement, cette confiance l’a amenée à autoriser ses petits-enfants à participer et, par la suite, à se joindre à eux.

Aujourd’hui, nous allons partout. Nous allons dans les écoles et nous nous déplaçons à deux ou trois heures de Gallup. Lorsque nous expliquons ce que nous faisons, nous entendons souvent : « Oh oui, je vous connais, je vous ai vu là, j’ai amené mon enfant une fois ». Nous sommes devenus des visages familiers, ce qui nous confère une certaine légitimité et une certaine reconnaissance.  L’espace « Story Garden » nous permet de montrer non seulement ce que nous faisons, mais aussi comment nous nous engageons auprès des membres de la communauté de tous horizons.

L’espace est joyeux, confortable, et les enfants comme les adultes peuvent y passer du temps. Cela signifie qu’il faut prévoir des sièges adaptés pour les adultes à mobilité réduite et les personnes âgées, proposer des livres inspirants pour les adultes, créer des espaces et du matériel adéquats pour les bébés et les jeunes enfants, les protéger du soleil et créer des décorations colorées et créatives. En outre, nous nettoyons l’espace et tout le matériel chaque semaine, car les tempêtes de sable et autres conditions météorologiques extrêmes sont fréquentes dans le désert. 

Les animateurs de l’équipe préparent chaque semaine pour s’assurer d’une part que les activités mises en œuvre vont susciter l’intérêt des enfants et d’autre part que nous, en tant qu’animateurs, apprenons constamment de notre expérience.

Les parents ont déclaré que grâce au Story Garden, leurs enfants sont invités à pratiquer des médias différents et entraînés dans des pratiques créatives auxquelles ils n’ont pas accès à l’école : qu’il s’agisse de créer des zootropes, de découvrir les principes qui sous-tendent la réalisation de films ou d’apprendre la peinture à l’encre japonaise… Notre équipe a recours à la pratique réflexive (écriture individuelle et comptes rendus d’équipe) pour recueillir les idées des adultes et des enfants à chaque Story Garden. Cela façonne nos activités, qui évoluent grâce à cet apprentissage collectif.

Nous nous sommes mis à la disposition des familles, en vivant nos valeurs de manière visible : en écoutant, en faisant preuve de respect et de compassion, en encourageant les efforts de chacun et en étant authentiques. Nous avons écouté activement les familles, nous les avons fait prendre part aux décisions significatives concernant le développement du projet et nous nous sommes laissés guidés par elles. Nous avons encouragé les enfants à aider les animateurs à mettre en place et à développer des idées d’activités.

Nous soulignons les réussites de chaque enfant et les partageons avec leurs parents ou grands-parents. Nous avons reconnu et célébré les compétences et les capacités des enfants avec leurs familles.

Nous mettons également en valeur les compétences des parents aux yeux de leurs enfants. Dans le cas d’Esther, nous l’avons invitée à diriger une activité de tissage pendant le Story Garden après avoir découvert ses talents de vannière au cours de la première année de sa participation. Cela a marqué le début de son rôle de plus en plus actif en tant qu’animatrice.

Comment convaincre les parents qu’ils ont quelque chose à apporter au Story Garden ? Comme mentionné précédemment, c’est un processus. Nous pouvons connaître une famille confrontée à 20 défis, mais il y a des forces à découvrir derrière ces défis. Apprendre quelles sont ces forces au fil du temps et les développer avec la famille a souvent un effet transformateur sur la confiance en eux et la façon d’être des parents. Pour moi, il s’agit toujours de trouver un moyen de reconnaître les compétences et les connaissances authentiques des parents. Nous nous livrons à cette pratique chaque semaine et, petit à petit, les gens commencent à s’ouvrir. D’ailleurs, ce qui arrive souvent, c’est qu’ils parlent soudain des efforts qu’ils ont faits pour leur enfant, qu’il s’agisse de souligner les points forts de leur enfant ou les choses qu’ils ont essayé de faire pour soutenir son développement. En établissant cette relation, ils se rendent progressivement compte qu’ils ont des choses à apporter et qu’ils font déjà beaucoup de choses bien. Souvent, avec le temps, les parents font part de leurs questions, de leurs doutes, de leurs douleurs et de leurs problèmes complexes. Cependant, la dynamique est différente car nous avons déjà établi une relation, basée sur la reconnaissance de leurs forces et de leurs connaissances. Par la suite, nous essayons d’apporter un soutien et cherchons collectivement des solutions. Pour moi, tout est lié, mais au départ, il s’agit d’établir des liens autour des points forts de la famille.

Nous avons offert aux membres des familles des occasions significatives de mettre leurs connaissances et leurs compétences au service de leur communauté. Nous notons régulièrement les espoirs exprimés par les familles de contribuer à leur communauté, et nous essayons de construire sur ces espoirs (en aidant par exemple Esther à créer un Story Garden dans son voisinage). Nous avons demandé aux membres de la communauté leur aide et leur expertise pour construire le Story Garden. Nous avons fourni des ressources, des encouragements et des moyens de transport. Nous avons encouragé les animateurs invités (parents et grands-parents) à surmonter leur peur d’interagir avec les enfants, à prendre confiance en leurs capacités en reconnaissant qu’ils ont beaucoup à apporter. Les animateurs invités ont déclaré que l’expérience avait renforcé leur estime de soi et rapproché leur famille.

Nous avons pris note des aspirations des familles en difficulté et avons cherché des moyens de les accompagner et de les soutenir. Par exemple, Esther nous a demandé de l’accompagner à l’école de ses petits-enfants pour des réunions. Elle voulait que nous l’aidions à comprendre les informations données par le personnel de l’école et elle voulait que nous mettions en valeur auprès d’eux ses contributions apportées à sa famille et à sa communauté. Esther ne savait ni lire ni écrire lorsque le Story Garden a vu le jour, nous a-t-elle dit plus tard. Déterminée à améliorer ses capacités et à soutenir plus efficacement ses petits-enfants, elle a décidé de retourner à l’école.

 Comprendre les besoins de l’enfant. Lorsque nous étions confrontés à des difficultés au cours de nos activités, nous nous demandions : « Qu’est-ce que l’enfant essayait de nous communiquer ce jour-là ? » Et oui, je fais encore des erreurs, et ce de manière répétée ! Par « erreurs », j’entends les cas où un enfant manifeste un comportement difficile et où nous avons du mal à comprendre le besoin sous-jacent – ce qui doit changer pour que l’enfant se sente à l’aise. Permettez-moi d’illustrer mon propos par un exemple : Nous avons rencontré un garçon nommé Alex qui avait un comportement perturbateur. En fin de compte, nous lui avons demandé : « Veux-tu partir ? Revenir plus tard ? » Nous n’avons pas su quoi faire, et il est parti, frustré, et n’est pas revenu ce jour-là. Ce n’était pas une réussite. Par la suite, lors de notre discussion en équipe, nous avons pris le temps de réfléchir et nous avons réalisé : « Attendez, nous avons négligé le fait qu’Alex avait à plusieurs reprises exprimé le désir de passer du temps en tête-à-tête avec l’un des animateurs ». Occupés par de nombreux enfants, nous avons négligé de lui accorder ce temps. Avec le recul, nous nous demandons pourquoi nous ne nous sommes pas simplement adaptés à la demande de l’enfant. La semaine suivante, lorsque j’ai rencontré Alex, je lui ai dit : « Nous avons compris que tu voulais passer du temps avec l’un des animateurs la semaine dernière, et nous ne t’avons pas écouté. Nous en sommes désolés, mais nous ferons en sorte que tu aies ce temps aujourd’hui ». Nous avons créé les conditions nécessaires pour que l’animateur puisse passer du temps avec Alex. Après 20 minutes d’entretien individuel, Alex a rejoint le groupe. Tout s’est bien passé ensuite ; il n’a pas eu besoin de plus. En fin de compte, les enfants ne demandent pas grand-chose : ils recherchent de petits gestes.

Considérer l’apprentissage comme une collaboration et un enrichissement mutuel : Je dis souvent aux enfants : « J’apprends autant que vous », « Vous m’avez appris quelque chose » Je pense que c’est essentiel car cela montre que nous sommes tous enrichis par ces expériences d’apprentissage partagées.

En 2016, notre partenaire le plus important au Nouveau-Mexique a été le Centre d’éducation des adultes de l’Université du Nouveau-Mexique. Les adultes qui fréquentent le centre ont tantôt bénéficié d’un accès limité à l’éducation en grandissant, tantôt terminé l’école secondaire et désirent retourner maintenant en classe. Beaucoup d’entre eux partagent des antécédents et des environnements similaires à ceux des enfants et des familles que nous rencontrons au Story Garden. Grâce à notre collaboration avec ce groupe, nous avons mieux compris les défis auxquels sont confrontés les jeunes adultes qui s’efforcent de progresser sur le plan éducatif, d’obtenir l’équivalence de leur diplôme d’études secondaires ou qui poursuivent d’autres réalisations de ce genre. Les étudiants ont partagé le fait que ce parcours d’apprentissage et de développement personnel peut parfois créer des difficultés au sein de la dynamique familiale. D’après nos conversations, nous avons appris que les membres de la famille se sentent souvent délaissés lorsque l’un d’entre eux poursuit des études supérieures. Nous observons fréquemment que les individus peuvent soit rester attachés à leur famille (et freiner la poursuite de leurs aspirations), soit se séparer temporairement de leur famille pour poursuivre leur développement personnel. Cela nous a amenés à nous demander comment favoriser des espaces où l’apprentissage peut être vécu comme une entreprise mutuellement enrichissante, permettant à tous les membres de la famille de s’épanouir ensemble et de poursuivre leur curiosité et leurs centres d’intérêt.

Réflexions, points de vue et questions non résolues pour un apprentissage plus approfondi par la suite

■ Le marché aux puces ne constitue une communauté géographique que le samedi, si bien qu’il est difficile de rassembler ses habitués à d’autres moments de la semaine. Certaines familles vivent à 4 ou 5 heures de route. Comment poursuivre les relations en dehors des heures de Story Garden ?

■ Le Story Garden vise à renforcer et à approfondir les liens familiaux. Cela est particulièrement important pendant les périodes de séparation parent-enfant, par exemple lorsqu’un parent est incarcéré ou lorsqu’un enfant est placé dans une famille d’accueil. Nous avons une certaine expérience de l’accompagnement des familles dans ces situations, mais comment pouvons-nous faire plus pour nourrir les liens familiaux à ces moments critiques ?

■ L’une des grandes réussites est la capacité du Story Garden à redonner aux adultes de la famille l’espoir et la conviction de construire un avenir pour leur famille. Cependant, les conditions matérielles des familles ne changent pas rapidement. Le « Story Garden » suscite-t-il chez les gens des attentes pour leur avenir qui peuvent déboucher sur des opportunités ? Ou bien crée-t-il un espoir qui devient difficile à concrétiser dans un environnement caractérisé par une grande pauvreté et un manque d’opportunités ?


Agir ensemble pour que ça change

Mis en avant

La plupart des récits d’actions qui seront publiés cette année sur le site d’ATD Quart Monde international et sur le blog « Un monde autrement vu » ont été écrits dans le cadre du séminaire « Tous peuvent apprendre si… », qui s’est tenu en juin 2018 au Centre international de ce Mouvement. L’objectif de cette série est de nourrir l’espoir et la créativité d’équipes et de toute personne engagée auprès des enfants et de partager les énergies inspirantes qui ressortent de ces expériences.

par Louisamène Joseph Alionat1

Pour bien grandir, un enfant a besoin de nutrition, de soins de santé, de stimulation précoce et d’affection. Ces quatre dimensions sous-tendent le projet « Bébés bienvenus », une action communautaire de promotion familiale, animée à Port-au-Prince par notre équipe de cinq personnes : deux volontaires permanentes et trois jeunes femmes engagées au sein d’ATD Quart Monde en Haïti depuis plusieurs années. Cette action communautaire rassemble des parents très pauvres et leurs enfants de trois mois à 3 ans. Elle a pris naissance dans le quartier Haut Martissant, à Port-au-Prince, densément peuplé et escarpé. Elle se déroulait au départ dans des endroits exigus entre les cabanes en bois où vivaient les familles. Cependant, à cause de la conjoncture politique et de conflits entre les bandes armées, l’activité a dû se déplacer dans un endroit plus sûr en 2006. Elle s’est installée temporairement au centre de santé Saint Michel, partenaire d’ATD Quart Monde, puis à la Maison Quart Monde quand celle-ci s’est dotée d’une salle agréable, spacieuse et calme, où pouvait se dérouler l’activité. Aujourd’hui, une majorité des familles qui participent à Bébés bienvenus vient toujours de cette zone très pauvre. Celles-ci marchent parfois une heure pour arriver à la Maison. Nous rendons aussi régulièrement  visite aux familles dans leur lieu de vie, ce qui nous permet de connaître leurs quartiers, de renforcer les liens et de rencontrer de nouvelles familles.

Le fonctionnement de Bébés bienvenus                          

La plupart des inscriptions à l’action Bébés bienvenus sont réalisées en septembre, mais la porte reste ouverte toute l’année pour accueillir des enfants de familles très démunies ou des enfants en malnutrition. Trois matinées d’activités sont consacrées à des enfants regroupés en fonction de leur âge : les petits, les moyens et les grands. Une quatrième matinée est consacrée aux enfants qui souffrent de malnutrition, tous âges confondus. Nous accordons à ces bébés une attention particulière : avec un suivi nutritionnel individuel et une stimulation précoce, pilier de leur développement global. C’est le Programme nutritionnel de l’action Bébé Bienvenus.

Une fois passé le portail de la maison, les parents trouvent dans la cour un banc pour prendre un peu de repos, de quoi se rafraîchir et se laver les mains, surtout depuis l’épidémie de choléra qui a démarré dans le pays en 2010 et qui n’est pas encore tout-à-fait terminée au moment où est écrite l’histoire. Les parents sont ensuite invités à rejoindre une grande salle où sont disposés de petits matelas de couleurs vives sur lesquels sont déposés des jouets adaptés à l’âge des enfants : hochets, miroirs, pompons de couleurs vives, poupées, jeux d’encastrement, jeux de construction, puzzles, petits livres d’images en tissu, playboard, cubes à enfiler, petites voitures à pousser…

Parents et enfants sont accueillis par un bonjour et un sourire. Lorsqu’un parent vient pour la première fois, une des animatrices va à sa rencontre pour avoir un premier contact, pour essayer de comprendre sa demande et ses attentes. Elle lui demande de quel quartier il vient et par qui il a été informé de l’activité.

Dans notre équipe de cinq personnes, nous nous répartissons les différentes tâches à accomplir : préparer la salle, accueillir, peser les bébés, écouter, animer, observer, prendre des notes, soutenir la stimulation, préparer le goûter, nettoyer les jouets et ranger la salle. Dès l’arrivée du premier parent et de son enfant, une animatrice est présente. Pendant toute l’activité, quel que soit le moment, l’une de nous reste attentive aux besoins des enfants dans l’espace. Une fois par mois en moyenne, les enfants sont pesés à l’aide d’une balance suspendue. Les parents sont très soucieux de l’évolution du poids de leur enfant.

Par notre façon de faire et d’être avec les parents et les enfants, nous essayons de transmettre notre expérience aux jeunes animatrices : comment stimuler un enfant en fonction de son âge ou selon son évolution ou comment l’aider à récupérer un poids normal. Nous nous appuyons aussi sur des fiches de développement qui proposent des exercices de stimulation (40 fiches avec des exercices de stimulation, éditées par le Centre d’Éducation Spécialisée CES). Entre animatrices, nous partageons chaque semaine ce que nous apprenons des familles, des épreuves qu’elles endurent au jour le jour et de comment elles font face.

L’histoire de Cécilia

Analyse de l’histoire de Bébés Bienvenus par les participants du séminaire « Tous peuvent apprendre si… »

  • Cultiver l’attention aux familles les plus pauvres : les accueillir et les encourager, avec une éthique exigeante faite de disponibilité à l’imprévu, de rigueur professionnelle et de réflexivité. 

Les participants au séminaire ont souligné la façon très réfléchie d’accueillir les parents. L’équipe a prévu d’avance qu’elle pourrait accueillir des enfants dont les besoins sont très prioritaires : Cécilia arrive en cours d’année et l’équipe discerne rapidement que cette famille est très démunie. L’équipe est attentive à toutes les dimensions de la personne du bébé et de sa mère : les animatrices veillent au poids de l’enfant, mais aussi à son développement global en interaction avec son environnement. Les animatrices sont très attentives à l’épanouissement de la mère dans l’activité, à ses liens avec les autres parents, puis plus tard avec son quartier. L’équipe est attentive à repérer les compétences des parents : les animatrices les relèvent quotidiennement dans un journal de bord, partagent ce qu’elles en ont appris en équipe, pour les mettre en valeur pendant l’activité, afin que les parents reprennent confiance en eux.

  • Repérer la dynamique communautaire qui soutient le parent, pour s’appuyer dessus et travailler à l’amplifier

Plusieurs moments clés de l’histoire sont permis par le fait que l’équipe s’appuie sur la dynamique communautaire qui entoure le parent, pour lui donner les moyens d’accompagner le développement de son enfant. L’équipe est toujours extrêmement attentive à ne pas prendre la place des solidarités communautaires pré-existantes, de peur de les compromettre.

« C’est un effort, parce que parfois, nous souhaiterions agir, faire des choses pour être utiles maintenant. Mais notre action pourrait se révéler problématique pour la personne plus tard ».

En revanche, l’équipe travaille à amplifier et fortifier cette dynamique communautaire autour des enfants. A partir de cette histoire, les participants au séminaire ont creusé la compréhension de la manière dont l’éducation d’un enfant est liée intimement à la place de la famille dans son quartier :   

Comme dans beaucoup d’histoires de réussites dans le champ de l’éducation racontées durant le séminaire, c’est en premier lieu un membre de la communauté, qui a lui-même participé à la dynamique communautaire de Bébés bienvenus, qui oriente et guide la mère vers un centre de santé communautaire.

« Il est évident qu’en plus d’être des partenaires dans l’éducation de leurs enfants, les parents sont également des partenaires pour créer des liens entre le projet et leurs communautés. Ils racontent leur expérience à d’autres parents, en encouragent d’autres à s’inscrire. »

  • Sortir régulièrement et rendre visite aux familles dans leur environnement 

 

  1. Louisamène est infirmière et est diplômée en santé communautaire. Elle est engagée depuis 2000 avec Bébé Bienvenue à Port au Prince. ↩︎
  2. Une Campagne des Savoir (ou Festival des Savoirs et des Arts) est un événement festif qui se déroule dans un ou deux quartiers à la fois où nous connaissons des familles très pauvres, pendant les vacances scolaires. Elle s’adresse à des personnes de tous âges. Tout le monde peut participer, chacun peut apporter, grâce à des ateliers très variés, quelque chose qu’il connaît : une chanson, un jeu, un savoir-faire… ↩︎
  3. Un article sera consacré à une réussite de l’action Pré école familiale à Port au Prince au printemps 2024 ↩︎
  4. Dans d’autres lieux du Mouvement, on parle aussi de Semaines de l’avenir partagé ou de Festival des savoirs et des arts : c’est un temps fort de plusieurs jours, festif et culturel, organisé dans la rue avec une communauté qui se mobilise autour de ses enfants, dans une dynamique de partage du savoir ↩︎

Retrouver ses racines pour bien grandir

Mis en avant

La plupart des récits d’actions qui seront publiés cette année sur le site d’ATD Quart Monde international et sur le blog « Un monde autrement vu » ont été écrits dans le cadre du séminaire « Tous peuvent apprendre si… », qui s’est tenu en juin 2018 au Centre international de ce Mouvement. L’objectif de cette série est de nourrir l’espoir et la créativité d’équipes et de toute personne engagée auprès des enfants et de partager les énergies inspirantes qui ressortent de ces expériences.

Florent Bambara est volontaire permanent. En 2018, il était engagé à Ouagadougou (Burkina Faso), dans une action qu’ATD Quart Monde développe depuis de nombreuses années auprès des enfants vivant dans les rues, appelée « Renouement familial ».

Florent explique :

« Depuis les années 1980, ATD Quart Monde va à la rencontre des enfants qui vivent dans les rues de Ouagadougou, pour les connaître et les accompagner vers un avenir meilleur, en particulier en essayant de les amener à recréer des liens avec leur famille. »

La première étape, c’est d’abord de rencontrer les enfants là où ils vivent et d’essayer de gagner leur confiance. Nous allons rencontrer les enfants le mercredi pendant la nuit, avec un livre, dans les lieux où ils se regroupent pour dormir. Nous appelons cette animation « Bibliothèque Sous les Lampadaires ». Nous passons un moment avec eux, autour du livre, puis avant de repartir, nous leur disons « demain matin, on vous attend à la Cour ! »

Tous les lendemain matin, nous préparons la cour d’ATD Quart Monde, qui est proche du centre-ville, pour recevoir les enfants. Chaque jeudi, 15, 20, 30 enfants qui vivent dans la rue peuvent venir y laver leurs habits, se doucher, jouer avec nous, discuter, dormir, dessiner… On appelle ces matinées les « Moments Cool, les Mo’Cools ».

Un mercredi soir, au cours d’une Bibliothèque Sous les Lampadaires, Florent rencontre Moussa, un garçon de 13 ans qui vit dans la rue depuis deux ans déjà.

Dans un entretien avec Orna Shemer, professeur de l’école de travail social de l’université de Jérusalem, Florent raconte aux participants du séminaire l’histoire qui a permis à Moussa de retourner vivre en famille huit mois après leur rencontre1.

L’avant

Florent Bambara : Quand j’ai rencontré Moussa, il avait 13 ans et vivait dans la rue depuis 2 ans, il n’allait pas à l’école, sa mère était inquiète. Malheureusement, Moussa avait acquis quelques mauvaises habitudes dans la rue. Il s’était mis à sniffer de la colle. Moussa était affaibli, mal, il était très méfiant et toujours sur ses gardes. Il avait retrouvé des amis dans la rue. Je pourrais dire qu’il n’avait aucune éducation puisque aucun de ses deux parents n’étaient avec lui. Il était livré à lui-même.

L’après 

Aujourd’hui, Moussa vit dans la famille de son grand-père. Il va à l’école, il apprend certaines valeurs culturelles au village. Il a appris à garder les bœufs, à cultiver, sa mère est maintenant rassurée car son enfant est en sécurité et reçoit une éducation. Elle est heureuse car elle sent que son fils a maintenant un avenir. Le grand-père maternel de Moussa nous a dit :

« Quand l’enfant n’était pas là, sa mère ne pouvait pas dormir, le soir, elle pensait beaucoup, elle imaginait des choses. Ça a fait beaucoup souffrir sa maman de le poursuivre comme un lièvre pour l’attraper, elle ne savait plus quoi faire. On l’a tellement poursuivi! Maintenant qu’il est revenu, elle est contente, elle peut dormir. »

Moussa est lui aussi content du changement qu’il a eu dans sa vie.

Les coûts de la réussite

Oui, la mère en a payé le prix parce que, étant séparée du père, traditionnellement, la garde de l’enfant revenait à la famille du père. Il n’était pas question que l’enfant parte vivre chez sa mère. Or, à l’époque de la séparation des parents, Moussa n’avait pas compris tout cela. La maman, voyant la souffrance de son enfant, a dû dépasser ces traditions pour demander à son nouveau mari d’accepter que son enfant reste avec eux. Mais, après la naissance de son demi-frère, Moussa n’a plus trouvé sa place, il s’est retrouvé dans la rue à Ouagadougou, et ne voulait plus voir aucun de ses parents. Cela a coûté à la mère, et je dirais que cela a aussi coûté à la « petite tante », la sœur de sa mère, qui a pris le risque d’oser aller avec moi demander au grand-père maternel d’accepter l’enfant chez lui, bien que cela ne respecte pas non plus la tradition.

Oui, parce que dans notre travail de renouement des liens familiaux, nous allons normalement d’abord dans la famille de l’enfant pour préparer son retour. Cette étape n’a pas été entreprise avec Moussa. Comme le garçon était impatient de retourner dans sa famille, nous avons choisi d’être souples, de faire confiance à l’enfant. Le risque c’était que l’enfant soit rejeté, ou que l’on dise quelque chose de dur devant lui et qu’il se décourage. Une autre difficulté était que nous ne connaissions pas l’adresse du grand-père. Le garçon ne connaissait que le nom du village, mais pas le nom de famille de son grand-père. Nous sommes donc partis « à l’aventure », en espérant que l’enfant nous mène au bon endroit. Nous avons tourné un long moment, sans succès. C’était démoralisant pour le garçon, on pouvait lire dans ses yeux qu’il était déçu, qu’il ne voulait pas retourner dans la rue. Que devions-nous faire ? Finalement, nous sommes allés quarante kilomètres plus loin à la demande du garçon, pour retrouver sa « petite tante » dont il se souvenait du nom et du domicile.

Photo : Brukina Faso © Sylvain Lestien , ATD Quart Monde
Photo : Brukina Faso © Sylvain Lestien , ATD Quart Monde

La définition de la réussite

Participant : Il est très difficile pour les enfants qui ont vécu dans la rue pendant un certain temps de vivre à nouveau au sein de leur famille et dans une communauté rurale. Après avoir connu l’expérience de l’indépendance, même si elle s’accompagne d’une grande insécurité, ils peuvent avoir le sentiment que les devoirs et les obligations envers la famille et la communauté sont des freins à leur liberté. Dans le cas de cet enfant, le résultat a été positif. Cela indique qu’il était prêt à changer sa vie et que les risques et les coûts étaient vraiment justifiés.

Participant : À l’exception de quelques différences de culture et de traditions, cette histoire aurait pu se produire dans mon pays. Donc, oui, je suis désireux d’apprendre de cette réussite.

Les actions qui ont mené à cette réussite 

Nous avons rencontré Moussa pendant la Bibliothèque Sous les Lampadaires que nous faisons avec mon co-équipier tous les mercredis soirs près de l’avenue Kwame nKrumah. Là-bas, une vingtaine d’enfants qui mendient auprès des riches qui fréquentent les bars de luxe de cette avenue se retrouve pour dormir.

Nous avons vu que c’était un nouveau, donc nous lui avons demandé :

« Comment tu t’appelles ? »

Il a répondu :

« Moussa. »

Et nous l’avons invité. D’abord il a participé à l’animation, et à la fin nous avons invité tous les enfants comme d’habitude à venir à la Cour aux cent métiers le lendemain pour l’activité qu’on appelle le mo’cool, et Moussa a accepté. Malheureusement, le lendemain, il n’est pas venu.

Le lundi suivant, j’étais reparti là où ils se retrouvent en général pour dormir, pour inviter un enfant à passer la nuit à la cour pour que je puisse le raccompagner le lendemain matin tôt dans sa famille.

Quand je suis arrivé sur place, je cherchais cet enfant, et Moussa était là. Moussa m’a interpellé, on s’est salué, et puis je lui ai demandé :

« Je ne t’ai pas vu jeudi, tu n’es pas venu », et là il m’a répondu : « J’ai dormi tard parce que dans la rue bon… »

En bref, quand il s’est levé, les autres étaient déjà partis.

Moussa m’a demandé ce qu’on faisait pour aider ces enfants. Je n’ai pas eu besoin de répondre, il y avait un vieil homme qui vit dans la rue qui a répondu à ma place, en disant à Moussa que nous raccompagnions les enfants dans leurs familles et qu’il pouvait nous faire confiance, que nous n’allions pas salir son nom dans sa famille, c’est-à-dire leur dire des choses négatives à son sujet. J’ai dit à Moussa que, s’il était intéressé, il pouvait venir nous voir et que, s’il était prêt à retourner dans sa famille, nous pouvions le raccompagner. Il faut dire que, dans notre action, on essaye de ne pas aller trop vite avec les enfants, nous essayons de suivre l’initiative et le rythme des enfants.

Le mercredi suivant, après la bibliothèque sous les lampadaires, Moussa a demandé s‘il pouvait venir le jeudi pour le mo’cool. « Oui bien sûr tu peux venir », j’ai dit, « pas de problème ». Il a dit qu’il ne savait où était ATD Quart Monde. Un de ses copains a dit qu’il pouvait amener Moussa le lendemain, s‘il voulait.

Le lendemain, on a vu Moussa arriver avec son copain. Il avait à la bouche un sachet de colle. Tout de suite, je lui ai dit qu’ici à la cour il y avait des règles, que ce n’était pas comme à la rue, qu’il ne fallait pas sniffer de la colle ici. Puis l’autre enfant, qui avait l’habitude de venir à la cour, lui a expliqué les autres règles de la cour. Depuis ce jour, Moussa a commencé à participer aux mo’cool. Ce qu’il aimait dans les mo’cool c’était faire sa lessive, il se faisait propre, il aimait aussi les marionnettes, il aimait la danse. Moussa, dans la rue c’était un enfant timide, mais aux mo’cool c’était un autre enfant, il s’épanouissait avec les autres enfants.

Nous lui rendions aussi visite dans la rue. À chaque fois que je passais au carrefour, il y était, pour mendier, ou il était juste prostré lorsqu’il n’était pas bien. Moi je m’arrêtais en général pour lui dire bonjour, lui demander des nouvelles de sa santé, de sa famille, avait-il entendu parler d’eux ? Il ne parlait que de lui, il disait que pour lui ça pouvait aller, mais il ne disait rien sur sa famille.

Après on parlait d’autre chose, on faisait comme si tout allait bien dans la vie… En fait, j’essayais de parler de choses qui pourraient l’intéresser : soit lui demander des nouvelles d’untel ou peut-être lui parler d’un de ses copains que j’avais raccompagné dans sa famille, lui donner quelques nouvelles de cet enfant. Parfois je parlais d’une chose qui s’était passée dans la ville, est-ce qu’il était au courant, donner un peu mon point de vue, écouter son point de vue… Mais Moussa n’aimait pas trop parler, il disait deux ou trois mots et après c’était fini, j’étais le seul à parler. Et il arrivait que je parle de moi, de ma vie, de ma journée… Je lui parlais de mes enfants, de ma femme, un peu comme si je parlais à un copain. Par exemple, je pouvais lui dire que le matin j’avais déposé mon enfant à l’école, et qu’après j’étais allé au travail, et que sur la route j’avais croisé untel, qu’on avait parlé de ça… tu vois ? Et sur mon enfant, comment chaque matin pour se préparer pour l’école, c’était toujours un travail, il fallait que je lui courre après pour l’amener à l’école… voilà, des choses comme ça.

Des fois, quand je le trouvais avec le groupe, je l’invitais à parler avec moi en privé, on se mettait un peu sur le côté. Comme ça je le trouvais plus ouvert, et je pense que ça lui donnait plus confiance parce qu’il savait que ce qu’il me dirait, je n’irais pas le répéter aux autres, parce que je m’étais mis à l’écart avec lui.

Un jour, Moussa m’a dit qu’il ne voulait plus rester dans la rue, il m’a demandé de l’accompagner dans sa famille.

J’ai demandé : « Tu veux vivre où » ?

Il a dit : « Je veux vivre chez mon grand-père maternel. »

« Mais, que veux-tu faire avec ton père, avec ta mère ? » Il n’a rien dit de plus.

Donc je lui ai dit : « Ok, je te fais confiance. Si tu es vraiment décidé à partir, on part mardi prochain. »

Le lundi, je suis allé le chercher et je lui ai dit : « Si tu es toujours décidé à partir dans ta famille, tu peux venir dormir à ATD, comme ça, on partira le matin très tôt. » Et, effectivement, il est venu.

Il a dormi à la cour et le matin il s’est fait propre, il a lavé ses habits, et on a pris la route. Je me suis arrêté sur la route pour qu’on prenne le petit déjeuner. J’espérais aussi avoir des informations sur son père et sa mère, leur adresse. Accompagner un enfant, comme ça, sans aucune info sur la famille de l’enfant, c’était risqué. Mais voilà, Moussa, comme d’habitude, ne disait rien. On a continué notre route et on est arrivé dans le village du grand-père. Moussa ne se souvenait plus où habitait son grand-père. On a cherché pendant plus d’une heure mais on n’a pas trouvé la maison du grand-père. À la fin, on s’est assis.

« Comment on fait maintenant ? » Je voyais dans ses yeux que Moussa était déçu. C’est là qu’il m’a dit : « J’ai une petite tante qui habite dans un autre village, je saurais reconnaître sa cour. » J’ai dit : « Mais est-ce qu’on va pas à nouveau tourner et tourner là-bas » Moussa m’a donné quelques indications, ça m’a rassuré, donc on a repris la route. On a effectivement trouvé la maison de la tante. Elle nous a bien accueillis, et ensuite elle a bien voulu nous accompagner chez le grand-père, même si elle disait : « Le grand-père ne va jamais accepter de le prendre. »

On y est allés, on a discuté avec le grand-père, il y avait toute la famille et ils nous ont accueilli chaleureusement. J’ai dû demander à la famille de faire confiance à Moussa. C’est vrai qu’il avait fugué plusieurs fois, mais maintenant c’était lui-même qui avait fait le choix de venir et de rester avec le grand-père. J’ai aussi expliqué les histoires d’enfants qui avaient une vie plus compliqué que Moussa et qui sont restés dans leur famille grâce à la confiance que leur famille leur ont accordée. Moussa est resté dans sa famille. Ils ont inscrit Moussa à l’école. Il devait entrer en troisième année, mais comme sa maman n’avait pas pu récupérer de son ancienne école les papiers qui attestaient qu’il avait fait les deux premières années, il a dû refaire la première année. Moussa est resté pendant l’hivernage, il a aidé son grand-père à garder les troupeaux, il a cultivé.

Il y a aussi eu un temps où Moussa est reparti en ville, après une incompréhension en famille. Mais là, sa maman m’a téléphoné, et j’ai retrouvé Moussa le soir en ville. J’ai rassuré la maman en disant que j’avais vu Moussa en ville, qu’il fallait lui laisser le temps, parce que ça ne servait à rien de le ramener de force. Moussa m’a dit qu’il ne voulait plus retourner en famille, qu’il était revenu en ville pour chercher du travail, et qu’un monsieur lui avait proposé du travail domestique chez lui. J’ai raconté ça à sa mère, et sa mère n’était pas d’accord parce qu’il risquait de se faire exploiter et d’être maltraité. Nous non plus, dans l’équipe d’ATD Quart Monde, nous n’étions pas d’accord. J’ai fait savoir à ce monsieur que ni la maman ni nous n’étions d’accord qu’il fasse travailler Moussa chez lui. Moussa est resté 2 semaines travailler là-bas, après quoi le monsieur l’a ramené en ville. Le lendemain, j’ai raccompagné Moussa dans sa famille. Depuis, Moussa vit encore dans sa famille. De temps en temps je passe lui rendre visite avec d’autres enfants que je raccompagne dans la direction du village de Moussa, et de temps en temps, je téléphone à la maman ou au grand-père, je demande des nouvelles. Et on se parle aussi, avec Moussa.

Après que les participants au séminaire ont entendu le récit de cette histoire, Orna Shemer se tourne vers eux pour leur proposer de retenir ce qu’ils en ont appris.

Magdalena : Ce que j’ai entendu dans cette histoire c’est : Faire confiance à l’enfant.

Magdalena : Florent a mentionné plusieurs fois qu’il disait à Moussa qu’il lui faisait confiance.

Mariana : Il a demandé à l’enfant à plusieurs reprises ce qu’il fallait faire.

Caroline : Dire à l’enfant : « Tu n’es pas venu au mo’cool » lui fait comprendre qu’on attend quelque chose de lui.

Caroline : Être exigeant, avoir des attentes fortes pour l’enfant.

Prisca : Impliquer d’autres enfants pour soutenir Moussa dans son envie de retourner dans sa famille.

Suzanna : Quand Florent a posé à l’enfant des questions directes sur sa famille, il n’a rien dit. Mais quand il a parlé d’autres choses, de sa propre famille et de tracas quotidiens, la conversation était plus ouverte. Je citerais comme principe d’action : Continuer à parler avec l’enfant.

David : Il a appelé la mère, il est allé avec le garçon pour chercher la maison de son grand-père, et il est revenu plusieurs fois.

David : Être très sérieux, quand on essaye de renouer des liens familiaux coupés.

Bruno : Je suis impressionné par le fait que Florent ait décidé de passer outre la procédure habituelle et d’accompagner l’enfant sans avoir pris contact avec la famille d’abord. Il a dit que c’était un risque que lui et son équipe avaient pris dans le cas de Moussa. Ils n’ont pas attendu d’avoir la bonne adresse. Au contraire, ils ont décidé de se laisser guider par le désir fort de l’enfant de rentrer dans sa famille, par le fait que l’enfant était prêt pour ça. Même s‘il y a une procédure basée sur une expérience solide, ils restent très attentifs à l’enfant. Quand l’enfant est prêt, tu ne perds pas de temps. Tu décides : « On va partir mardi« . J’appellerais ce principe d’action : Saisir le bon moment.

  1. Cette histoire du jeune Moussa est une restitution abrégée d’une interview menée selon la méthode « Apprendre de ses réussites », entre Florent Bambara, et le médiateur, ou « compagnon d’apprentissage » pour reprendre le vocabulaire de cette méthode. Ce dialogue montre comment, en « creusant » patiemment, à partir de questions qui poussent à décrire plutôt qu’à expliquer, raisonner ou justifier, les savoirs tacites issus de la pratique sont « déterrés », conscientisés. Ainsi l’analyse de la réussite peut permettre de formaliser des principes d’action utiles pour une action future ou similaire, en évitant de tomber dans le piège de la reproduction irréfléchie d’activités ou de gestes, sans tenir compte du contexte et des circonstances particulières. Les sous-titres correspondent aux étapes de la méthode « Apprendre de nos succès » (Pour plus d’éléments sur la méthode, téléchargez la fiche repère) ↩︎

Une pépinière communautaire

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Article rédigé par Daniel Kabunye Alingilya, allié d’ATD Quart Monde.

En République Démocratique du Congo, des alliés du Mouvement international ATD Quart Monde, des militants et des universitaires se sont mis ensemble pour cultiver l’esprit de préservation de l’environnement. Ils ont créé la « Pépinière communautaire de l’amitié » dans une école située à quelques kilomètres du lac Kivu.

Ils souhaitent sensibiliser les jeunes aux enjeux de l’écologie et les encourager à devenir acteurs d’un environnement plus sûr et plus sain. Ils reboisent ensemble des aires dépourvues de végétation en y plantant des jeunes pousses et en les mettant à disposition des habitants.

Justice climatique, justice sociale et droits humains

Le reboisement est un moyen d’éviter des catastrophes naturelles. Avec le dérèglement climatique, elles risquent de se multiplier. Les arbres réduisent l’érosion du sol en atténuant les effets de la pluie. Ils favorisent la pénétration de l’eau dans les particules du sol. Si l’eau reste en surface, les possibilités d’éboulement de terre et d’inondation augmentent.

Bien souvent, les personnes et familles très pauvres sont plus exposées à ces risques car leur situation ne leur permet pas de vivre dans un lieu protégé. A Bukavu et à Uvira, ces personnes vivent dans des bidonvilles, sur des collines. Nombreuses d’entre elles ont déjà vécu ces désastres et perdu des êtres chers.

Une diversité de personnes s’unissent pour un changement durable

Depuis le mois d’août 2021, ATD Quart Monde et une école de Bukavu tissent des liens. Les élèves font partie du courant d’amitié Tapori. S’inspirant de l’esprit Tapori, ils ont choisi l’école pour mettre en place le projet de cette Pépinière élaboré par la Commission ATD Quart Monde Environnement. L’équipe de l’école a d’ailleurs proposé cet espace pour le réaliser.  Puis, les participants ont labouré et fertilisé le sol. D’autres élèves, des enseignants et d’autres membres d’ATD Quart Monde se sont joints à ce projet.

Un projet qui donne de l’espoir à chacun 

Pour Herman Mwamiriza, militant Quart Monde, d’autres perspectives s’ouvrent grâce à ce projet :

« J’ai un grand espace chez moi. J’ai réussi à y planter 60 arbres. Au bout de deux ou trois ans, ils peuvent me servir pour réhabiliter ma maison. D’autres arbres pourraient être vendus et l’argent gagné m’aiderait à réaliser certains de mes projets. Je pourrais enfin aider ma famille. J’apprécie l’initiative de cette pépinière que vient de mettre en place ATD Quart Monde. »

Nous avons bénéficié de l’aide des personnes expertes pour bâtir un travail efficace. Nous avons aussi recouru à l’Institut International Technique Agricole (IITA), une organisation qui possède une importante expérience dans le domaine agricole et qui nous a soutenu en faisant appel à un ingénieur agricole. Grâce à ce travail collectif, nous pensons arriver à avoir entre 5000 à 20 000 plantules d’ici octobre 2022.

Réussite collective autour de l’économie circulaire en Inde

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Dehli, Inde, 2022 © Anita Ahuja – Conserve India / ATD Quart Monde

Article écrit par Mr Christian Rhugwasanye et Mme Anita Ahuja.

Christian Rhugwasanye est allié du Mouvement international ATD Quart-Monde. Enfant, il est membre du groupe Tapori dans sa ville natale, à Bukavu. Puis, il rejoint les « jeunes dynamiques » d’ATD Quart-Monde République Démocratique du Congo. Puis, il coordonne le groupe. En 2016, il s’installe au Burundi pour suivre des études d’ingénierie Civile. Il y anime des groupes Tapori. Depuis 2020, il fait un Master en ingénierie environnementale et géotechnique en Inde.

Dans les bidonvilles urbains autour de Delhi vivent des familles en situation de grande pauvreté dans des maisons qui longent les décharges. Depuis 1998, ces familles ont réuni leurs savoirs avec ceux de l’association Conserve India1 pour créer un projet générateur de revenus pour les personnes qui récupèrent le plastique dans les déchets. Ensemble, ces personnes se confrontent au problème récurrent du plastique.

Après deux ans de travail en commun, elles ont réussi à développer un matériau semblable au cuir à partir de déchets plastiques à faible densité, nommé « plastique recyclé fait main. » Cette technologie à faible coût peut être reproduite sur tous les sites d’enfouissement pour créer des produits de valeur tels que des sacs à main, des sacs à dos et des portefeuilles. Le premier projet est né ainsi !

Une entreprise sociale avec les familles

Des ateliers intensifs de renforcement des capacités ont été organisés. Des unités de lavage et de traitement des déchets ont aussi été mises en place. Il a fallu négocier avec les mafias locales et les propriétaires dans l’un des bidonvilles urbains de Delhi.

De 2005 à 2011, les habitants ont développé une technologie de recyclage du plastique et du tissu en se reposant sur un modèle d’économie circulaire et de commerce équitable. Les familles vivant de la récupération de déchets ont pu ainsi trouver des moyens de subsistance dignes.

Progressivement, ce travail collectif a porté ses fruits. L’entreprise a participé à des foires commerciales dans le monde entier et a reçu des retours très favorables de la part  d’acheteurs du commerce équitable européens et nord-américains. Conserve India a donc élargi ses effectifs en incluant 120 personnes supplémentaires qui collectaient des déchets. Elle a ensuite exporté ses produits recyclés vers l’Amérique, l’Europe et l’Australie. Les revenus des familles qui ont participé à ce projet ont augmenté de 150 %. 

De l’entreprise sociale à l’industrie de l’économie circulaire

De 2011 à 2017, période des Jeux du Commonwealth à Delhi, les bidonvilles de la ville ont été rasés. Les familles qui y vivaient ont été expulsées. Celles qui récupéraient les déchets se sont trouvées sans emploi. Toutes les unités de Conserve India dans les bidonvilles ont également été démolies.

Dehli, Inde, 2022 © Anita Ahuja – Conserve India / ATD Quart Monde

Pour ne pas interrompre un travail de dix ans, Conserve India s’est installé dans une usine de fabrication des produits en respectant les normes sociales et environnementales en zone industrielle de banlieue, près des nouveaux lieux où habitaient dorénavant les familles. Conserve India s’est alors transformée en une entreprise de fabrication d’économie circulaire.

Près de 80 salariés font partie des familles expulsées de la capitale. Ils travaillent avec  des matériaux naturels (toile de jute, coton biologique, bambou et tissus de chanvre) à partir desquels ils créent des articles de mode. La gamme des produits utilisés pour la confection  de ces articles de mode est également diversifiée : chambres à air, ceintures de sécurité,  tuyaux d’incendie, tentes militaires mises au rebut ainsi que des chutes de tissus invendues et des restes de cuir d’une tannerie voisine.

Journée internationale du refus de la misère

À l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère, les familles issues des communautés les plus défavorisées de Delhi ont pris la parole pour partager cette réussite collective.


[1] L’association Conserve India s’est lancée dans la préservation du lien social et de l’environnement. Elle travaille avec des habitants de bidonvilles autour du compostage dans des décharges situées en zones urbaines.

Une brève rencontre

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Gare de Lyon, 2021 © Anaïs Monteiro / ATD Quart Monde

Article écrit par Daniel Fayard, volontaire permanent à ATD Quart Monde

C’était au cours de l’été, sur un trottoir de Paris, face à la gare de Lyon, devant un restaurant. Elle était là, assise au pied d’un arbre avec, à ses côtés, des sacs contenant sans doute toutes ses affaires. Elle avait un gobelet dans une main tandis que l’autre était tendue, suppliante, vers les passants, nombreux en cette heure de midi. Elle paraissait assez jeune. Son visage reflétait une blancheur lumineuse.

À l’intérieur du restaurant, un vieil homme prenait son repas avant le départ de son train, face à cette femme qu’il pouvait contempler et observer au-delà du vitrage. Il constata qu’en une heure de temps, rien ne lui avait été donné et personne n’avait même ralenti le pas pour la saluer ou lui adresser quelques paroles. Le vieil homme s’en est ému.

Tout en mangeant, il réfléchissait. Il ne pouvait accepter que ses appels se fracassent sur ce mur d’indifférence généralisée. Il priait intensément, en quête d’inspiration pour savoir ce qu’il pourrait entreprendre face à cette situation de détresse.

C’est alors qu’un serveur lui apporta la facture de sa consommation. Ce fut pour lui comme une illumination. C’était la réponse qu’il cherchait. Il allait donner à cette femme la même somme. Ce qu’il fit sans attendre, en sortant du restaurant, accompagnant son geste de cette parole : « Vous avez un grand courage, Madame ». À quoi la femme répondit un « Merci » chaleureux, répété plusieurs fois, ponctué d’un large sourire et d’un regard étincelant.

Une aumône ? Non, le prix à payer d’une subsistance partagée, hors maison.

L’école à tout prix

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Aquarelle: Potrait, Six mois en Centrafrique, RCA, 2007 © Jaqueline Page / ATD Quart Monde / ARO0200901123

Par Bob Katembo, volontaire permanent en Centrafrique.

Abraham, sa sœur Sosthène et leur maman habitent dans le quartier Kokoro Boeing à huit kilomètres de Bangui. C’est un quartier qui n’a ni routes goudronnés, ni électricité. Pour se procurer de l’eau potable il faut aller la chercher très loin. Le manque de canalisations en bon état aggrave les inondations au moment des grandes pluies. L’eau stagnante, un peu partout dans le quartier, attire les moustiques qui, à leur tour, causent le paludisme. Abraham et ses amis font ce qu’ils peuvent pour combattre l’eau. Ils tournent dans leur quartier pour demander à d’autres habitants de les rejoindre.

Abraham et Sosthène ont perdu leur père lorsqu’ils étaient très jeunes. Après ce décès, la vie est devenue plus dure encore. Avec leur mère, ils ont dû travailler sans relâche pour pallier aux besoins quotidiens. La maman faisait des travaux ménagers chez un particulier du matin au soir. À cette époque, Abraham et Sosthène se rendaient à l’école à plus de cinq kilomètres de chez eux. Comme les fruits du travail de leur mère ne suffisaient pas pour payer les frais de scolarité, Abraham et Sosthène ont été renvoyés de l’école.

Le patron de leur maman décide alors d’adopter Abraham et de prendre ses études en charge. C’est un grand événement pour la famille. Mais au moment où Abraham se prépare à reprendre le chemin de l’école, les relations avec les enfants de son tuteur se détériorent. Ces derniers disent à leur père : « C’est inadmissible que cet idiot continue encore à manger et à dormir avec nous ! C’est un villageois, il ne sait pas manger proprement et il ne parle même pas bien le français. Et en plus, depuis son arrivée chez nous, il nous manque des jouets. » Le tuteur décide à ce moment-là de relâcher son soutien.

La mère d’Abraham s’indigne, elle n’accepte pas le comportement des enfants de son patron à l’égard d’Abraham. Elle quitte son travail et reprend son fils à la maison. Pour gagner sa vie, elle décide de reprendre des activités champêtres. Abraham rate son année scolaire. Il aide sa mère au champ. Au moment de la récolte, Abraham se rend chaque jour à Bangui pour vendre leurs légumes. Sosthène revient à la maison après avoir vécu plusieurs moi chez son oncle maternel. Peu à peu la famille économise et crée une petite réserve pour qu’ils puissent un jour retourner à l’école.

« Comme nous sommes à la veille de la rentrée scolaire – dit la maman – nous pouvons bien ouvrir la caisse maintenant. » Malgré tous leurs efforts, la somme est insuffisante pour acheter des chaussures, les uniformes et les fournitures scolaires. Abraham et sa sœur se rendent quand même à l’école tenue par des religieuses. Leur mère sait que les Sœurs réservent parfois des places pour les enfants des familles qui ont peu de moyens. La directrice accepte de les inscrire sans pouvoir toutefois leur fournir les tenues scolaires. Elle dit à Abraham: « Comme tu as raté une année, on va te mettre dans une classe d’un niveau inférieur pour que tu puisses rattraper. » 

En rentrant à la maison, les enfants sont fous de joie : « Maman, la directrice vient de nous inscrire dans son école ! On commence lundi. » Ils célèbrent l’évènement en famille.

Abraham et Sosthène participent au groupe Tapori de Kokoro Boeing quand leurs tâches quotidiennes le leur permet. Au cours d’une animation, Sosthène annonce leur retour à l’école. Tous les enfants présents partagent leur joie. Deux d’entre eux, Jospin et Ulrich, disent : « Nous aussi on va à cette école. On pourrait y aller ensembles. » Après l’animation, Jospin et Ulrich leur rendent visite. Ils se lient d’amitié. Chaque jour, ils prennent la route ensemble, s’entraident, se conseillent et partagent ce qu’ils ont à manger. Grâce à l’amitié des enfants, les parents deviennent aussi amis et se rendent visite mutuellement.

À l’école, Abraham se sent mal à l’aise à cause de ses chaussures en mauvais état et de son uniforme qui n’est pas vraiment réglementaire. Ses camarades de classe se moquent de lui. Il se sent ridicule. Il a honte d’entrer en classe et craint les moqueries. Il commence à faire l’école buissonnière, traîne en dehors de l’école et joue au foot toute la journée avec des enfants qui sont dans une situation similaire à la sienne. La maîtresse finit par convoquer sa mère.

Le soir, Abraham parle à sa mère, il raconte les moqueries qu’il subit. Elle l’encourage : « Mon fils, ton avenir repose sur tes études. Quoiqu’il arrive, tu dois faire comme si les moqueries ne te faisaient rien parce que tu as un objectif à atteindre.» Sa famille lui redonne courage. Il promet à sa mère de suivre les cours malgré la honte qu’il ressent.

Chaque jour après l’école, il part rejoindre sa mère au champ, à dix kilomètre de chez eux, pendant que Sosthène prend en charge les travaux ménagers. Un soir, sa mère le conseille : « Mon fils, le champ est très loin de notre habitation. Tu pourrais créer ton propre potager, ici, à la maison, notre cour est assez grande. Je t’amènerai des graines pour démarrer. » Depuis, tous les jours avant d’aller à l’école, Abraham travaille la terre, sème, arrose. Grâce à l’aide de ses amis d’enfance, Claude et Akilas, il a creusé un puits pour avoir de l’eau et avec la terre qu’ils ont extrait du puits, ils moulent des briques pour rénover la maison qui est en mauvais état.

Sa mère est très fière de lui, de tout ce qu’il entreprend. Toute la famille prend soin du jardin. Sosthène s’occupe du sarclage, récolte les légumes et va les vendre au marché. Le soir, ils se retrouvent autour d’un repas pour parler de leurs projets d’avenir. Chacun donne ses idées. L’argent récolté grâce au jardin leur permet d’acheter des vivres, mais aussi d’épargner pour les imprévus, la santé ou les besoins liés à la scolarité.

Un jour où Abraham décide de partir plus tôt que d’habitude à l’école, il rencontre en chemin Joseph, un garçon qui porte l’uniforme de son école. Joseph lui demande de l’aide pour un exercice qu’il ne comprend pas. Les deux garçons sympathisent. Á partir de ce jour-là, Joseph prendra systématiquement la défense d’Abraham à l’école. Il lui dit : « Je n’aime pas te voir tout seul. Maintenant on est amis, on reste ensemble !» Á la recréation, Joseph appelle ses copains pour qu’ils jouent ensemble. Abraham s’inquiète en les voyant s’approcher. Joseph sent son embarras, il lui dit discrètement : « Il ne faut pas avoir peur de qui que ce soit. Ne soit pas  timide, tu es intelligent ! »

Au moment des examens, Joseph et Abraham organisent ensemble une séance de rattrapage à l’intention de ceux qui ont des difficultés en mathématiques. C’est à partir de là qu’Abraham gagne l’amitié et le respect des autres. Après l’examen, les uns et les autres viennent s’excuser pour les moqueries qu’ils lui ont fait subir auparavant.

Au moment des vacances, Abraham cherche une idée. Il demande conseil à sa mère : «Qu’est-ce que je pourrais faire pendant les vacances pour préparer la rentrée ? Tu sais, je voudrais pouvoir acheter de bonnes tenues scolaires. » Décision est prise defabriquer des balais. Tous les matins, il s’occupe du jardin et les après-midi il part vendre les balais en ville. En rentrant, il confie l’argent à sa mère. Grâce à lui, la famille peut se procurer des vivres et épargner en vue de la rentrée scolaire. Abraham  est apprécié par son entourage. La plupart des voisins le félicitent pour son courage, sa créativité et sa persévérance.

Comme il est très occupé, il rate plusieurs animations Tapori. Soucieux de ce que deviennent les uns et les autres, il demande des nouvelles du groupe à Jospin et Ulrich. Le jour où il peut enfin participer, il prend la parole : «  J’ai toujours eu le souci de participer, mais c’est pendant les vacances que j’arrive le mieux à gagner de l’argent pour acheter tout ce dont nous avons besoin pour l’école. C’est pour cette raison que je m’absente. Mon rêve c’est  de devenir un jour animateur Tapori, pour transmettre à mon tour. Maintenant je me sens libéré. J’ai ma place à l’école sans subir les moqueries de l’année passée. » Il dit à ses amis Tapori qu’ils devront veiller ensemble à ce qu’il n’y ait plus d’enfants moqués autour d’eux.