Introduction
En 2015, le Mouvement ATD Quart Monde, a voulu investir plus de forces dans la connaissance des pays du Sud-Est de l’Europe. Deux volontaires permanents ont eu pour mission de s’y installer afin de mieux connaître ce qu’y vivaient les personnes en situation de pauvreté et celles qui s’engagent à leur coté.
Nous, Véronique et Benoît, sommes rentrés dans cette perspective qui nous a permis de découvrir à la fois des situations de vie très difficiles mais aussi des engagements et des solidarités impressionnants.
Le succès
L’histoire que nous vous racontons ici est celle de la création et du développement d’une action d’éducation et de savoirs partagés dans la rue menée dans un quartier très ségrégué de la ville de Plovdiv, en Bulgarie. Nommée « l’École Mobile Stolipinovo », cette initiative plonge ses racines en 2015, dans nos voyages exploratoires, et se poursuit jusque fin 2023. La réussite majeure de cette action est d’avoir permis la création d’une communauté éducative inclusive autour des enfants du quartier, en rapprochant les professeurs d’école, les familles, d’autres acteurs du quartier et des personnes solidaires.
Contexte
Rejoindre des personnes engagées (printemps 2015)
Pour nous lier à des personnes ayant la vie difficile dans le Sud-Est de l’Europe, et apprendre d’elles, nous avons choisi de rejoindre des personnes très engagées dans des initiatives de lutte contre la pauvreté. Nous nous sommes mis à leur écoute, dans leur pas, pour apprendre de leurs initiatives, et apprendre auprès d’elles la vie du pays. Nous voulions ensuite partager cette connaissance, alors que les pays du Sud-Est de l’Europe sont largement méconnus dans le reste de l’Europe.
Nous sommes allés au rythme de ces personnes engagées auprès des plus pauvres : nous avons voyagé en bus, nous avons été hébergés chez elles, et nous avons pris le temps de la rencontre. Nous avons rencontré beaucoup d’amis, d’amis d’amis, de connaissances d’amis d’amis etc. Nous avons eu ensemble de longues discussions qui leur ont permis de rentrer dans une compréhension fine de ce que nous cherchions. C’est ainsi qu’au cours d’un voyage en Bulgarie, une de nos hôtes nous a parlé de Genika Baycheva, une jeune femme qu’elle avait rencontré une fois et qui faisait des liens entre l’accès à la culture et la lutte contre les préjugés et contre la pauvreté.
Genika a tout de suite accepté de nous rencontrer. Après une formation en médiation culturelle, Genika s’était installée à Plovdiv et avait travaillé dans l’équipe de la « Fondation Plovdiv 2019 », qui a permis la sélection de la ville comme l’une des deux capitales Européenne de la culture en 2019. Ce projet ambitieux avait pour devise « Ensemble » avec l’objectif affiché d’impliquer le plus largement possible les habitants de tous les quartiers de Plovdiv dans les évènements à venir. Pour signifier leur volonté, le choix a été fait de développer des initiatives dans le plus grand quartier ségrégué de la ville de Plovdiv, de toute la Bulgarie et de la région des Balkans : Stolipinovo.
Puis, Genika a choisi de quitter cette équipe, ne voyant pas comment allait être mis en pratique cette intention initiale d’impliquer aussi les habitants des quartiers discriminés. Cependant, elle a continué à s’investir personnellement pour la participation de tous les habitants de Plovdiv, et en particulier de Stolipinovo.
Avec quelques jeunes amis, cherchant comme elle à rester vivre et à s’impliquer dans leur pays (Nikola, doctorant en anthropologie, Rossi, jeune diplômée en droit, puis Dimitar, doctorant en sociologie), ils ont voulu créer des liens avec les habitants de ce quartier, en se donnant le temps nécessaire, sans subir la pression de devoir présenter des résultats concluants dans un temps trop court.
Très vite après notre installation en Bulgarie en septembre 2015, nous avons commencé à accompagner Genika et ses amis dans leurs explorations de Stolipinovo.
Le quartier
Plovdiv est la deuxième plus grande ville de Bulgarie. Au nord-est de la ville, un village a été créé au début du 20ème siècle pour y installer de force les populations turcophones chassées du centre ville, ainsi que des populations parlant le romani. Pendant la période du communisme, des immeubles de 8 étages ont été construits pour y loger des populations pauvres de toutes origines. Enfin après le changement de régime en 1991, différents maires ont autorisé des familles arrivant des villages à s’installer dans des logements informels ou baraques, au pied des immeubles ou dans des espaces de jardins partagés.
C’est Stolipinovo!
L’histoire de ce quartier explique sa diversité actuelle. C’est aujourd’hui un très grand quartier de 50 000 habitants ou plus (personne ne le sait précisément) composé de beaucoup de sous quartiers à taille humaine. Au moins 80 % de ses habitants se définissent comme des tziganes turcophones, environ 15 % se reconnaissent comme des roms et parlent romani. D’autres enfin sont originaires de la majorité bulgare ou d’autres minorités encore. Leur point commun à tous est de vivre l’expérience de la pauvreté, et de la grande pauvreté pour certains, mais surtout de faire l’expérience de la discrimination. Stolipinovo est un quartier excentré, ségrégué depuis sa création et non entretenu depuis la chute du communisme.
Les immeubles sont tous énormément dégradés. Au delà du quatrième étage, il y a très peu d’eau au robinet, au mieux un mince filet. Les égouts ne fonctionnent pas toujours. Dans certains immeubles, les caves sont inondées et la structure de l’immeuble est menacée. Certains appartements sont très bien entretenus, d’autres moins. Au pied de certains immeubles, on peut voir que des petites maisons ont été ajoutées, parfois faites de bric et de broc, souvent l’occasion d’ouvrir un petit commerce, un kiosque à café par exemple.
Il existe aussi deux zones d’habitats improvisés (terme correct pour parler de bidonville) aux extrémités nord (Kanal) et ouest du quartier (Shumen). Certaines baraques y sont construites de pierre ou de brique et d’autres avec du bois, du plastique, du carton. Ces baraques sont souvent faites d’une pièce ou deux pour toute la famille.
D’une manière générale, le quartier est politiquement et administrativement complètement laissé à l’abandon depuis 30 ans. Des petites réparations sont faites de ci de là, mais aucune vision de développement urbain n’est développée. De ce fait, le quartier se dégrade de plus en plus. L’exemple le plus criant est la manière dont les poubelles sont traitées : la population est beaucoup plus nombreuse qu’en centre ville mais il y a moins de containers à poubelles et ils sont ramassés deux fois moins souvent. Du coup, des détritus restent au sol et s’accumulent.
Bérul, un habitant, menuisier, nous dira : « les politiques font exprès de laisser le quartier dans cet état pour que l’on soit montrés du doigt ».
Dans tout le pays, il y a beaucoup de préjugés négatifs envers les minorités. C’est encore plus fort envers les habitants de Stolipinovo, à tel point que les médias parlent du quartier comme d’une « jungle ». La venue de jeunes du centre ville dans ce quartier n’est pas habituelle. Certains de ces jeunes cachent leur implication dans le quartier à leur famille ou leurs amis.
Le commencement : prendre le temps de connaître les habitants (septembre 2015-décembre 2017)
Quand il fait beau, le quartier est très animé. Beaucoup d’habitants sont dehors, exerçant une activité, parlant à leurs voisins, échangeant des nouvelles. Beaucoup s’asseyent dehors, sur des chaises en plastique, et forment des petits groupes. Les habitants ont l’habitude de se déplacer avec leur propre chaise pour aller s’asseoir auprès d’autres personnes et discuter ensemble.
Intervenant dans le cadre du Festival international d’architecture qui se déroule tous les étés à Plovdiv, une artiste néerlandaise avait été surprise de cette façon d’entrer en discussion propre aux habitants du quartier. Au cours de la semaine du festival, elle a proposé aux participants de son atelier d’entrer en interaction avec les habitants de Stolipinovo en parcourant le quartier avec une chaise en plastique, pour s’asseoir et dialoguer avec les habitants à leur manière.
Genika, Nikola et Rossi ont participé à l’atelier de cette artiste pour rencontrer les habitants du quartier à leur manière. A la fin de chaque discussion avec des habitants, il leur était proposé d’écrire les mots ou la phrase clef de la discussion sur la chaise. Au fur et à mesure des rencontres, la chaise a été couverte de phrases, comme par exemple :
» Je n’avais pas de chaussures, de vêtements pour étudier «
» L’éducation, c’est tout. Il y a des gens intelligents ici « .
» Nos plus gros problèmes sont l’électricité, l’eau et obtenir des documents d’identité « .
De toutes ces phrases est né un rap, écrit et interprété avec des jeunes du quartier.
Cette première initiative d’écrire un chant ensemble nous a permis de bâtir un début de confiance avec des habitants du quartier, et de faire équipe avec Genika, Nikola et Rossi. Ensuite, nous nous sommes mis d’accord sur les objectifs que nous voulions atteindre ensemble : aller à la rencontre des habitants de ce quartier pour apprendre à les connaître, et réfléchir avec eux à ce qui pourrait être fait pour que la vie dans le quartier change, pour que l’image du quartier change. Une de nos motivations était de permettre que le quartier soit intégré dans toute la démarche pour réussir Plovdiv 2019 – Capitale européenne de la culture : Plovdiv « Ensemble » avec tous ses habitants autour d’initiatives culturelles.
Nous avons donc décidé de continuer de bâtir des relations de confiance avec les habitants en utilisant la « méthode des chaises ». Nous étions six « étrangers au quartier » à circuler, répartis en deux groupes, une journée par semaine. Étant les plus âgés de cette équipe, nous (Benoît et Véronique) amenions une certaine sécurité. Cela aidait aussi pour bâtir la confiance avec toutes les générations au sein du quartier. Genika, Nikola et Rossi nous traduisaient ce que disaient les habitants. Ce n’était pas rien ! De toute manière, pour les habitants, nous étions tous des « étrangers au quartier » ! Bulgares ou français, peu importe. Et ce d’autant plus que nous rencontrions des enfants et des jeunes qui ne parlaient pas toujours le bulgare non plus, mais un dialecte turc. Après tout, le turc est la langue maternelle de 85 % des habitants du quartier.
Passer du temps à marcher simplement dans ce grand quartier nous dépaysait complètement. Nous avons découvert un quartier plein de vie, plein d’activité. Une partie plus riche du quartier est composée d’artisans, en particulier des ferronniers. Il y a aussi des barbiers et beaucoup de magasins liés à l’industrie du mariage et des fêtes. D’autres métiers sont plus informels, comme la cuisine de rue ou la vente de diverses choses récupérées, parfois transportées à l’aide d’une vieille poussette. D’autres coupent des palettes en petits morceaux et les revendent pour en faire du bois de chauffe. D’autres enfin ramassent tout ce qui peut se brûler, et récupèrent dans les poubelles tout ce qui peut être utile. Une autre activité consiste à récupérer des fils de cuivre, à les dé-tortiller puis à brûler le plastique avec les odeurs qui s’en dégagent…
Certaines personnes ont des emplois salariés non qualifiés soit en travaillant comme éboueur ou agent de nettoyage pour la ville, soit dans des usines de la région. Les salaires sont très faibles et ne permettent pas de faire vivre une famille, mais donnent accès à l’assurance maladie pour toute la famille.
Après chaque temps dans le quartier, nous prenions un temps de debriefing ensemble, pour pouvoir nous dire ce que nous avions appris et réfléchir à la manière de continuer. Genika comptait sur nous pour jouer un rôle de recul vis-à-vis de l’équipe.
Nous nous sommes mis à rencontrer régulièrement Nadia et Kamélia qui étaient toujours présentes au pied de leur immeuble, Berul et Nasco qui étaient chacun dans leurs ateliers de bois et de vitres, Chènère, le barbier, Mitko dit « le chinois », Vasko et Artin, des jeunes du quartier… Plus tard, il y a eu Mamik à « Kanal » et Assen, Elena, Yanka, Todor à « Shumen »… Ils étaient pour nous des points de repères et nous permettaient de rencontrer encore plus de personnes autour d’eux.
Au printemps 2016, Mitko dit « le chinois », un jeune de 20 ans habitant le quartier, nous a fait découvrir ce qui était pour lui la partie la plus pauvre du quartier. Il n’y a pas d’eau courante, souvent pas d’électricité, mais des rallonges électriques qui courent au bout de bâtons de bois pendant plusieurs centaines de mètres depuis les blocs d’immeubles. Les logements sont souvent constitués d’une seule pièce pour toute la famille. Quand il pleut, c’est difficile de circuler dans les ruelles à cause de la boue et des énormes flaques d’eau. Progressivement nous avons donc découvert les deux zones d’habitats improvisés (Shumen et Kanal).
Nous ne pouvions pas aller dans « Shumen » ou « Kanal » avec les chaises en plastique. En effet, les habitants de ces bidonvilles n’en avaient pas. Ils étaient souvent assis au ras du sol, sur des pierres. Nous avons alors demandé à Bérul, notre ami menuisier, de nous fabriquer des cubes en bois. C’était aussi une manière de l’impliquer avec nous. Et c’est avec ces cubes jaunes que nous sommes allés rencontrer les habitants de ces zones d’habitats improvisés. Nous n’étions pas assis sur ces cubes, mais nous pouvions écrire dessus suite à nos discussions. Les enfants sont aussi venus pour dessiner dessus. C’est ainsi que nous avons rencontré Assen. Peu à peu, il est devenu notre personne de référence.
Notre présence dans le quartier nous a aussi permis de partager des moments heureux ou malheureux avec les habitants. Nous avons été invités à des fêtes familiales de fiançailles, de mariage, ou de circoncision d’un enfant. C’était très impressionnant de voir le quartier se transformer et s’embellir lors des moments de fêtes. Nous avons aussi été témoins de difficultés pour réunir l’argent afin de permettre qu’une personne soit hospitalisée, ou pour pouvoir acheter des médicaments, ou encore des problèmes liés à l’habitat amenant à des expulsions.
La question de l’accès à l’école
Au fur et à mesure de nos rencontres avec les habitants, la question de l’accès à l’école et de l’éducation est devenue de plus en plus centrale dans nos conversations avec eux.
Dans Shumen, un homme nous a dit : « Ma fille de onze ans est en 5ème année et ne sait écrire que son nom. Mais elle passe d’année en année. L’école est difficile pour les enfants, car ils ne parlent pas le bulgare et parce que les enseignants ne s’occupent pas d’eux. Les enseignants prennent leur salaire et c’est tout. Ils ne sont pas intéressés par leur travail ».
Nous nous doutions que c’était plus compliqué que cela. En rencontrant des enseignants, nous avons appris qu’ils étaient très mal payés, formés pour certains sur d’anciens schémas, et qu’ils ont à assumer des lourdeurs administratives et hiérarchiques. Enfin, ils n’ont pas été formés pour enseigner à des élèves ne parlant pas le bulgare à leur entrée à l’école.
La Bulgarie a un système éducatif qui est très critiqué. Cela concerne tous les enfants, mais les conséquences sont amplifiées dans des quartiers comme Stolipinovo, dans lequel les familles cumulent les difficultés.
Les personnes nous parlaient de l’importance de l’éducation. Un autre papa nous dira « Je veux que tous mes enfants apprennent à l’école, qu’ils arrêtent de vivre dans la boue comme maintenant. »
A côté de cela, nous avons pu constater au fil du temps que peu d’enfants vont régulièrement à l’école. Certains n’ont pas de cartables, juste un bloc note dans la poche avec presque rien d’écrit dessus. Certains enfants de 8-9 ans savent à peine leur alphabet cyrillique.
Il n’empêche que nous avons été témoin que beaucoup de savoirs faire et de valeurs de solidarité existaient dans le quartier et étaient transmis aux enfants. Malheureusement la réalité de cette transmission n’est souvent pas reconnue par une majorité de bulgares, ni par l’institution scolaire.
Par exemple, Assen travaillait au noir sur des chantiers de construction. Pendant une journée, il y a emmené son fils de 15 ans afin qu’il y découvre ce travail. Mais les enseignants le lui ont reproché, disant que le jeune avait manqué l’école. Pour Assen, c’était important, mais il n’a pas su l’expliquer.
Petar et Stefan sont deux frères jumeaux de 11 ans. Quand nous les croisions, ils nous disaient toujours « Je travaille ». Ils étaient très fiers de savoir diriger le cheval d’un de leur voisin. Ils portaient souvent des brouettes avec des gravas, ou aidaient pour monter un mur de brique. Ils étaient simplement fiers de contribuer au travail nécessaire pour leur famille, à la mesure de leurs moyens. Ils n’ont jamais été à l’école, mais Petar, dès qu’il le pouvait, se libérait pour venir participer à l’Ecole Mobile Stolipinovo.
Nous avons aussi été témoin que, lors d’anniversaires, tous les enfants du quartier recevaient une part de gâteau. Il n’y avait pas de différence visible entre eux. De même certains habitants de religion musulmane offraient aux enfants, chaque vendredi, des gâteaux ou des jus. En discutant avec les adultes, ils nous ont dit que c’est normal pour eux : « Le vendredi, c’est donner ! ».
Ces premières constatations et réflexions nous ont fait réaliser que nous devions continuer à travailler la question de l’éducation à travers une initiative concrète. En nous appuyant sur ce que nous avions appris avec les parents, nous avons fait l’hypothèse qu’une école qui rejoindrait les enfants au plus près de leur espace de vie en cherchant à reconnaître et à s’appuyer sur cette fierté du travail et sur ces valeurs de solidarité et de collaboration pourrait réconcilier les familles et le quartier avec l’école.
Les bases de l’école mobile
Genika, Nikola, Dimitar et nous-mêmes, avions acquis un regard sur ce grand quartier et une attitude de respect dans la manière de rentrer en contact avec les habitants, une manière de bâtir une connaissance et une compréhension commune des enjeux. L’équipe de la Fondation Plovdiv 2019 nous a alors demandé de participer à l’animation d’une semaine d’ateliers pour préparer de futures interventions culturelles dans le quartier Stolipinovo, en prévision de Plovdiv, capitale européenne de la culture.
Cette semaine d’ateliers était un temps de réflexion et d’incubation de projets artistiques dans le cadre du projet « Plovdiv 2019 ». Nous avons passé 6 jours ensemble, pendant lesquels notre équipe était chargée de présenter le fruit de ses travaux à un groupe d’une vingtaine d’architectes et d’artistes (bulgares, français, allemands, belges et italiens) et d’aider les participants dans leur découverte de Stolipinovo. Cet atelier nous a permis de rencontrer d’autres personnes qui souhaitaient s’impliquer, même si elles ne savaient pas encore comment. C’est ainsi que nous avons rencontré Magdalina Rajeva (Magi) et Anna Kalinova (Ani), toutes les deux architectes, qui sont devenues ensuite des piliers de l’école mobile Stolipinovo et du Mouvement.
Magi et Ani avaient l’habitude d’animer des ateliers d’architectures pour enfants, en proposant des constructions en 3D à partir de différents matériaux, ou avec du papier et du carton à petite échelle. Elles faisaient surtout cela dans des écoles plutôt aisées de Sofia. Magi est la fondatrice de l’association des Ateliers d’architectures pour enfants en Bulgarie.
Entre temps, Genika, Dimitar, Rossi et Nikola ont aussi créé une association, poussés par des donateurs qui leur disaient que c’était la seule manière d’être reconnu. Il y a eu beaucoup de discussions et nous les avions soutenus dans cela. L’association s’appelle Discovered Spaces.
Après plusieurs semaines de dialogue, nos trois associations (Les ateliers d’architectures pour enfants, Discovered Spaces et ATD Quart Monde) ont soumis un projet à la Fondation Plovdiv 2019 s’appelant « Ecole Mobile dans Stolipinovo, découvrir et dénouer les potentiels cachés ».
Nous étions trois associations, mais une seule équipe.
Nous, Véronique et Benoît, réalisions petit à petit que cette présence à Stolipinovo nous était très importante, car elle nous a ancrés dans une réalité de la misère en Bulgarie. Elle nous a aussi ancrés avec des citoyens qui se mobilisaient. Elle nous a ancrés dans un projet culturel d’envergure pour le pays : « Plovdiv 2019, Ensemble ». Elle nous a ancrés dans un faire ensemble. Il s’agissait d’avancer ensemble dans la même action, au rythme de nos amis, en marchant dans leurs pas tout en y apportant notre expérience.
Cela a été un atout énorme dans nos premières années en Bulgarie, car nous n’allions pas rencontrer des nouvelles personnes ou des acteurs avec nos propres solutions.
L’école mobile de Stolipinovo (Janvier 2018 – juillet 2023)
Nous avons choisi de nous impliquer dans une des deux zones d’habitats improvisés, Shumen. De janvier à mars, avec Genika et Nikola, nous avons pris le temps de faire le tour de toutes les baraques de Shumen, pour réfléchir avec les parents que nous connaissions et rencontrions à comment l’initiative de l’école mobile allait pouvoir commencer. Ils nous ont parlé de leurs enfants, de leurs préoccupations, de l’école. Nous leur disions alors notre proposition de faire une activité à l’extérieur pour les enfants. On se rendait compte que tant que nous n’avions pas commencé, notre projet était quelque chose de vague pour eux.
En mars 2018, l’école mobile Stolipinovo a commencé avec Magi, Ani, Genika, Nikola, Dimitar et nous. D’autres personnes se sont aussi impliquées au fur et à mesure : Maria Dacheva, photographe, des étudiants de Sofia ou Plovdiv, des amis d’amis (Hannah, Maria…), et d’autres après 2020.
Dès les débuts, nous nous sommes appuyés sur Assen. Il n’était pas un leader. Il n’osait pas s’imposer mais il est devenu un ami. C’est ainsi qu’il se définissait. Il travaillait par intermittence. Cependant quand il était présent, il venait nous saluer ou nous allions lui parler. Nous lui avons souvent demandé des conseils, il nous a aussi présenté d’autres personnes.
Les activités
Une fois par semaine, nous commencions par aller chercher les enfants dans les différentes parties de la zone de baraques, pendant que Magi et Ani installaient les tables et le matériel. Nous proposions aux enfants la pratique d’activités qui allaient les aider à apprendre par l’expérimentation et la manipulation individuelle et collective. Cela passait par la création de modèles en trois dimensions, à travers le jeu, en explorant toutes sortes de matériaux : papier, carton, bois, glaise, fils, crayons…
Au fil du temps, les enfants ont réalisé des figures géométriques avec des bâtonnets en bois, créé des châteaux avec des cartons, réalisé un plan de la ville en 3D, fait des constructions en terre à la manière de Gaudi, construit le pont de Léonard de Vinci à l’échelle 1, réalisé des constructions grâce à des longs bambous, des tissus, ou des grands morceaux de bois, fabriqué des tabourets en bois grâce au soutien de Berul, menuisier du quartier…
Grâce au travail manuel qu’ils effectuaient lors de l’atelier d’architecture, les enfants parvenaient à travailler avec d’autres enfants, à communiquer entre eux et à acquérir de nouvelles habiletés manuelles et des compétences de résolution de problèmes. Certains parents venaient pour regarder ce qui se passait, certains jeunes aussi. Ils étaient intéressés et participaient même ponctuellement.
Le nombre d’enfants participant variait entre 20 et 40, quelques fois il y a eu jusqu’à 60 enfants, jeunes et adultes.
Ajustements et réajustements du cadre de l’activité
Puisque l’âge des enfants allait de 2 ans à 18 ans, nous pensions dans un premier temps qu’il fallait faire des propositions pour tous les âges. En réalité, le plus intéressant était de proposer deux activités, sans déterminer à l’avance qui allait faire quoi. Des grands prenaient parfois très au sérieux les activités qui avaient été pensées pour des petits. Le fait que plus de la moitié des enfants n’allaient pas à l’école les rendaient très curieux, mais aussi ne déterminait par un âge aux activités.
Nous avons essayé de mettre en place des rituels, mais ce n’était pas toujours facile. Nous avons aussi pris très vite conscience qu’il fallait proposer un temps de sport pour les enfants qui avaient besoin de bouger. En effet, pour certains enfants il était difficile de se concentrer plus de 15 minutes dans une activité manuelle. Le must était d’avoir une grande corde à sauter (5 mètres) avec laquelle 1 à 8 enfants pouvaient sauter en même temps. Et après ils retournaient vers les activités manuelles ou les livres.
Nous avons aussi réalisé que le plus important était ce qui se passait pendant l’activité, et non pas le fait que les enfants puissent repartir avec un « produit fini » à la fin. En effet, les enfants n’avaient aucune place où déposer chez eux une quelconque réalisation. Le plus souvent elles étaient donc détruites à la fin de l’atelier.
Aller dans une salle en hiver
Plovdiv est une ville plutôt au sud de la Bulgarie, avec un hiver peu vigoureux. Mais lors de deux hivers, il y a eu de la neige pendant 3 semaines. Du jamais vu !
Le premier hiver, nous avons cherché un endroit pour nous installer sans avoir à traverser une rue. C’était une demande des parents avec qui nous en avions parlé. Le propriétaire d’un « restaurant » derrière le quartier de Shumen a accepté de nous louer sa salle chaque semaine. C’était une modeste salle avec 3 grandes tables et cela nous convenait très bien. Pour demander l’autorisation d’emmener les enfants au « restaurant », il fallait être beaucoup plus en contact avec les parents, et c’était positif. Après la première fois, le propriétaire nous a dit qu’il allait nous chercher d’autres enfants car ceux qui étaient venus étaient des va-nu-pieds ! Nous lui avons expliqué que c’était justement avec les enfants qui n’allaient pas à l’école que nous voulions être.
Le fait d’être dans une salle changeait un peu la dynamique du groupe. L’activité était généralement plus calme que lorsqu’elle avait lieu dehors, les enfants pouvaient s’asseoir. Après cette expérience, il a fallu rediscuter avec toute l’équipe de l’école mobile Stolipinovo du bien fondé d’être dehors, au milieu de la vie du quartier. Mais ce choix a vite été validé.
Après le premier hiver, en mars 2019, quand nous sommes retournés dans la rue, Magi a eu l’idée d’acheter une deuxième table pliante et 4 bancs pliants pour permettre aux enfants d’être plus posés dans ce qu’ils faisaient. Ce fut l’occasion d’impliquer un artisan du quartier chez qui nous laissions tables et bancs.
Faire ensemble en équipe
Quelques mois après le début de l’Ecole Mobile Stolipinovo, une couverture avec des livres a été rajoutée. Nous le souhaitions depuis longtemps, mais nous sommes restés fidèles à notre stratégie d’avancer au rythme de nos amis. Genika, a senti que l’approche avec des livres était complémentaire d’une activité manuelle et artistique. Pour ne pas concurrencer le lancement des deux activités, il était intéressant de sortir les livres et la couverture, une fois que l’activité manuelle et artistique était lancée. Nous l’avons animée ensemble. La grande couverture est devenue un espace de calme, respecté par les enfants qui enlevaient leurs chaussures pour s’y asseoir. Ils y découvraient un autre univers.
Trouver notre juste place :
Au début, Ani et Magi avaient l’envie que les conditions de vie changent vite dans le quartier. Cela a été l’objet de beaucoup de discussions entre nous. Elles se sont en particulier confrontées à la municipalité locale pour trouver des solutions de ramassage des ordures, qui envahissent tout le quartier. Elles ont essuyé un refus de la municipalité, par manque d’une volonté politique. S’attaquer au problème des déchets à Stolipinovo aurait été un autre projet. Il a fallu se rendre compte que nous ne venions pas changer les gens, mais cheminer avec eux, offrir des opportunités qui allaient être saisies ou non. C’est ainsi que nous l’a exprimé Kalin, médiateur santé issu d’un autre quartier très pauvre de Bulgarie. De réaliser cela peut être frustrant, mais nous met aussi à notre juste place. Et néanmoins, l’Ecole Mobile Stolipinovo a permis beaucoup de changements.
Ani Kalinova nous dira souvent que nous lui avons appris la patience et aussi le goût et la manière de faire avec d’autres.
L’investissement des professeurs dans l’Ecole Mobile Stolipinovo (octobre 2019)
Un déclic : l’Atelier de rencontres international
En 2019, nous avons organisé à Plovdiv une rencontre européenne de plusieurs jours, qui rassemblait des personnes engagées dans le champ de l’éducation venant de Bulgarie, Roumanie, Hongrie et Serbie, avec des membres du Mouvement venant de France et de Belgique. Le but était de partager l’expérience de l’école Mobile Stolipinovo et de la « confronter » au regard des autres expériences.
Lors de cet « Atelier de rencontres international », nous avons échangé à partir des expériences concrètes des participants qui permettaient de meilleurs liens entre les parents et les enseignants (avec, par exemple, l’expérience du Club alternatif d’éducation à Bucarest – Roumanie – et celle du projet Ecole-Famille-Quartier de Lille Fives -France).
Ces dialogues nous ont à nouveau convaincu qu’il était essentiel de bâtir des liens de confiance entre les enseignants et les parents, et que pour cela des médiateurs étaient souvent nécessaires. Les expériences partagées témoignaient que la réussite du pari de l’éducation pour tous était l’œuvre de toute une communauté éducative, basée sur la complémentarité des savoirs des parents, grands-parents et voisins, sur la compétence des enseignants, de partenaires impliqués dans le quartier…
C’est lors de l’Atelier que toute l’équipe de l’Ecole Mobile Stolipinovo a réalisé qu’il fallait mettre notre énergie à développer les liens avec des enseignants. C’était la prochaine étape…
Avec cet élan, nous sommes entrés en contact avec Rossi Zlateva grâce à l’association « Teach for Bulgaria ». Cette association soutient des personnes à devenir enseignantes pendant 2 ans. Certaines d’entre elles continuent ensuite à travailler dans le système éducatif. Depuis trois ans, nous avions rencontré des personnes de cette association investies au niveau national, sans réussir à avoir de contacts directs avec des enseignants dans Stolipinovo. Après l’Atelier de rencontres international, nous avons enfin réussi à avoir le contact de Rossi Zlateva. Elle est enseignante en mathématiques dans l’école Pencho Slaveykov, la plus proche des baraques de Shumen. Nous lui avons présenté notre « école mobile Stolipinovo », commencée un an et demi plus tôt, en lui disant que nous cherchions des enseignants qui pourraient s’impliquer avec nous, c’est à dire participer chaque semaine à nos actions en extérieur.
Rossi a été emballée et nous a présenté 4 autres professeurs de son école. Ils sont venus avec nous dans la zone d’habitats improvisés. Cette première visite n’a été facile ni pour eux ni pour nous. Les enseignants ont découvert plus en profondeur ce que cela veut dire que d’habiter dans cette zone. Leurs premières réactions étaient d’interpeler vigoureusement les parents en leur demandant pourquoi ils n’envoyaient pas leurs enfants à l’école. Nous devions mettre les choses au point : s’ils s’impliquaient avec nous, ils ne devraient pas faire de signalement à l’inspection académique, comme cela est demandé aux enseignants après 3 demandes aux parents d’inscrire leurs enfants à l’école. Ils ont accepté. Nous leur avons aussi demandé de réfléchir à leur manière d’interpeler les parents, et nous leur avons montré aussi notre manière de faire. Ces premiers échanges nous ont permis de comprendre pourquoi la relation parents-enseignants peut être difficile, et comment ce n’est pas si facile à changer.Pour que les professeurs puissent s’impliquer avec nous, nous avons aussi dû en demander l’autorisation à la directrice de leur école, puis à l’inspection académique de Plovdiv. L’accord a été donné, ce qui représentait déjà une grande victoire.
Pour la directrice de l’école, le fait que l’école mobile existait déjà, avec Magi et Ani, était important (Magi et Ani animaient aussi un atelier dans l’école). Le fait que le projet s’appuyait sur l’expérience d’un Mouvement international comptait aussi. Les enseignants allaient pouvoir sortir des murs de l’école et venir dans la zone d’habitats improvisés, après les heures d’école, avec l’autorisation de leur hiérarchie. Rossi allait devoir faire un rapport pour rendre des comptes de ce qui était fait. Une petite indemnité serait alors donnée aux enseignants comme cela est pratiqué pour les activités extra-scolaires dans l’école.
Une école Mobile deux fois par semaine
Rossi Zlateva aurait aimé faire des mathématiques dans la rue. Stefan, un professeur de dessin, souhaitait proposer aux enfants ce qu’il faisait à l’école. Nous avons alors décidé d’animer les ateliers de l’école mobile deux fois par semaine : un jour avec Magi, et un autre avec les enseignants et Genika, qui faisait le lien avec le quartier. Rossi, quant à elle, participait avec nous aux deux ateliers par semaine. L’enjeu était la transmission d’un savoir-faire mutuel par la pratique et non par la théorie.
Les enseignants ont pris l’habitude de proposer une activité manuelle de dessin, de découpage et coloriage autour d’un thème, comme le printemps, l’espace ou les lettres de l’alphabet. Le tout était collé à la fin sur un grand panneau, pour faire une création collective. Il se trouve que les plus grands s’investissaient dans la réalisation du grand panneau final, par la préparation du décor et le collage de ce que chaque enfant avait réalisé.
Pendant les jours de pluie d’hiver, les enseignants ont demandé l’autorisation de se servir des locaux de l’école pour accueillir l’École Mobile. La directrice a même accepté que les enfants non scolarisés puissent entrer dans l’école, ce qui n’est normalement pas possible pour des questions d’assurance.
Heureusement, l’hiver 2019 n’a pas été rude, et nous ne sommes allés que quelques fois à l’école. La première fois, nous étions avec une quinzaine d’enfants amenés depuis le quartier quand soudain, deux enfants, Vasko et Ivo, parmi ceux qui ont la vie la plus difficile, se sont arrêtés devant l’entrée de l’école. Cela ne leur a pas été possible d’y rentrer. Ils se sont figés et ont fait demi-tour en courant. Ils avaient trop d’appréhension pour franchir la porte. Une autre fois, une maman a, après des hésitations, donné la permission que son fils vienne pour une heure d’atelier dans l’école, même si son fils n’est pas scolarisé.
Une seule équipe, mais faite de personnalités différentes
Un de nos défis a été de comprendre que nous étions une seule équipe, mais avec des personnalités différentes, des rôles différents. Nous avancions ensemble, mais nous avions des réactions différentes. On ne pouvait pas demander aux enseignants d’agir et de faire comme le reste de l’équipe. Le fait de venir là, dans la boue, dans le quartier, avec leurs chaussures de ville, de dialoguer avec les parents (même si cela leur arrive de hausser la voix !), tout en respectant les parents, cela a énormément de valeur.
Une fois, Benoit était avec Rossi et Raflin (nouvelle dans l’équipe) pour rencontrer une maman et sa fille Maya qui avait montré un intérêt pour aller à l’école. Maya a alors dit qu’elle ne voulait plus. Rossi lui a dit d’une manière vigoureuse et presque virulente qu’il ne faut pas qu’elle reste toute sa vie dans la boue et pour cela il faut qu’elle aille à l’école. Benoit et Raflin étaient surpris de cette réaction, et ont dû calmer la discussion. Nous en avons beaucoup discuté après. Rossi peut se permettre d’avoir des réactions ainsi du fait de son statut d’enseignante et c’est là qu’on sent qu’on est complémentaire avec une attitude différente.
Ainsi, une limite que nous avons comprise est que l’attitude des professeurs ne doit pas fermer le dialogue avec les parents et les enfants.
Nous avions tous un rôle spécifique : Magi et Ani permettaient une créativité et une stabilité. Leur expérience des ateliers d’architectures pour enfants amenait une qualité d’animation différente. Magi était la référente principale de l’action auprès des enfants. Pendant longtemps, les enfants ont appelé Magi toutes les femmes de l’équipe !
Genika, Dimitar ont permis les longs dialogues avec la mère de Maria, avec Assen, avec Yanka, avec Todor et d’autres…
Nous, Benoit et Véronique, nous amenions notre expérience d’actions menées avec ATD Quart Monde, notre volonté de rencontrer les parents, et de nous laisser guider par les enfants pour aller à la rencontre d’autres enfants encore oubliés. Une autre chose que nous savions, c’est qu’il est important d’avancer ensemble, en équipe et nous avons passé beaucoup de temps à débriefer et à construire notre action.
Dans les premiers temps, nous avions un temps de débriefing chaque semaine, avec tous ceux qui participaient à l’animation, pour se partager les difficultés, les réussites, les enfants qu’il nous semblait important d’aller chercher chez eux… Nikola a beaucoup soutenu cette démarche. Nous allions dans un café à la limite du quartier et cela durait une heure et demie. Quand nous avons commencé avec les enseignants, nous leur avons demandé d’avoir une réunion par mois pour faire le point.
Co animer avec les parents : Les Fêtes des Talents partagés
En octobre 2020, en juin 2021 et en juin 2022, nous avons organisé 3 fêtes des talents partagés. Lors de ces fêtes, nous proposions à des parents, des jeunes ou des artisans du quartier d’y prendre part en animant un atelier. La préparation durait plusieurs semaines : pour que la personne nous dise ce qui lui était possible de faire, pour préparer le matériel… mais le résultat était là !
Pour ces fêtes, nous invitions largement. C’était aussi l’occasion d’aller parler à des personnes que nous connaissions moins dans le quartier, d’aller dans des coins du quartier plus isolés. C’est ainsi que nous avons découvert que plusieurs très jeunes familles s’étaient installées sur une zone d’ordures en arrière du bidonville. C’étaient des couples entre 18 et 20 ans, qui ne parlaient pas bien le Bulgare voire pas du tout. Nous connaissions un des jeunes, Mitko, qui était maintenant papa d’un enfant d’un an et qui vivait dans cette partie du quartier depuis qu’il était en couple.
Les réussites
La création d’une communauté éducative inclusive
En regardant tout ce chemin parcouru avec l’école Mobile Stolipinovo, nous pouvons identifier que nous avons permis de créer une communauté éducative autour des enfants en réunissant des personnes très différentes, du quartier, de l’école, et des personnes de tous bords qui se sont impliquées dans le quartier. Nous voulions atteindre tous les enfants, toutes les familles et en particulier celles les plus cachées, et pour cela, il fallait ne pas se décourager aux premières difficultés rencontrées. Reconnaître les efforts des parents, reconnaître qu’ils sont acteurs dans leur quartier, cela permet aux enfants d’être fiers de leurs parents, de leur milieu, et cette estime de soi, cette confiance en soi est nécessaire aux apprentissages. Sur la base de la reconnaissance des compétences et des aspirations des habitants du quartier, l’école Mobile Stolipinovo a permis des interactions entre des parents, des enseignants, d’autres acteurs du quartier, mais aussi avec des personnes étrangères au quartier. Et c’est l’Atelier de rencontres international, à l’occasion des partages d’initiatives, qui a permis de formaliser cette démarche sous le titre d’une communauté éducative inclusive.
Quand nous parlions de l’École Mobile à des partenaires, à d’autres citoyens en Bulgarie, les personnes étaient impressionnées que cela soit possible d’impliquer ainsi les enseignants dans l’animation des ateliers en extérieur, dans le quartier. C’est la réussite principale de cette initiative.
Genika, même si elle a arrêté de s’impliquer régulièrement, dit que l’Ecole Mobile Stolipinovo est allée bien plus loin que ses attentes. Elle n’aurait jamais pu imaginer une telle réussite : « Nous sommes arrivés à faire un pont entre les familles et l’école, pour les enfants qui n’étaient pas capables d’aller à l’école. De faire des ateliers réguliers est vraiment important pour eux. C’est important aussi la connexion que nous avons bâti avec les parents, les enseignants et l’équipe. Peut-être qu’un jour nous allons avoir des architectes à Stolipinovo… ».
Pour nous, Benoît et Véronique, c’est le cheminement fait ensemble avec tous les acteurs qui a permis la réussite dans la durée de cette initiative. Et cela nous a changés individuellement et collectivement. Bien sûr, le fait que les enseignants s’impliquent comme ils l’ont fait est très impressionnant. L’engagement de tous les autres membres de l’équipe est aussi impressionnant. De nous voir régulièrement, même quand il y a de la neige, impressionne beaucoup les parents. « Vous êtes venus alors qu’il neige ! ». Une enfant nous dira aussi : « Mais pourquoi vous continuez à venir ici ? Parfois, les enfants ne se comportent pas bien mais vous continuez à venir à nous…. Personne ne fait ça ».
Le chemin avec les enfants
Est-ce que l’école mobile Stolipinovo a permis d’améliorer l’accès à l’éducation d’un grand nombre d’enfants ? Ce n’est pas possible de définir quelque chose de significatif dans ces termes.
L’école mobile a éveillé des désirs d’apprendre. Au fil du temps, plusieurs enfants et adolescents ont demandé à l’un ou l’autre de l’équipe son soutien pour apprendre.
Sonia a 12-13 ans. Elle est timide et ne parle pas bien Bulgare. Elle demandera à Ani de lui apprendre à lire et écrire. Ani a essayé d’avoir plus d’attention à elle, d’aller rencontrer sa mère, de voir ce qui était possible après l’atelier. Ce fut difficile. Finalement ses parents se sont séparés. Sonia est allée vivre avec sa mère dans un village pendant plus d’un an. Nous l’avons revue par la suite, mais elle était dans une autre étape.
Quelques enfants n’étant pas inscrits à l’école sont venus dans les locaux de l’école pour un atelier en hiver. Même Vasko et Ivo ont réussi à dépasser leur blocage pour entrer dans l’école. Mais cela ne leur a pas permis pour autant de retourner à l’école. Le fossé est trop important.
Rossi nous a dit que certains enfants vont à l’école les lendemains d’atelier dans le quartier, car à la fin de l’atelier elle va leur rappeler qu’il y a école le lendemain. Mais les autres jours, c’est plus compliqué.
Julia, une autre enseignante nous a dit qu’elle s’appuie sur Stefan, un enfant de 14 ans qui va encore à l’école. Stefan est comme un ambassadeur envers les petits. Il aide certaines fois pendant l’atelier et il aide les petits à aller à l’école. Mais nous savons qu’il ne va pas tous les jours à l’école, mais surtout les lendemains d’atelier.
Une enfant, grâce à Rossi, a commencé l’école à 9 ans. Sa grand-mère a donné l’autorisation. Elle est maintenant en 1ère année alors qu’elle devrait être en troisième année. C’est bien et c’est tout un défi en même temps. Va-t-elle arriver à tenir ?
Les enfants et les jeunes sont très fiers de voir leurs enseignants dans la rue. Des jeunes de 18-20 ans passent et viennent les saluer. Par contre, pour d’autres, ce sont des inconnus. Petit à petit, le contact s’établit aussi avec les parents.
Elena, la mère d’un enfant, nous dira : « Je ne veux pas aller aux réunions de parents. Ce n’est pas intéressant, c’est inutile. L’un des problèmes est la communication en bulgare. Chaque fois, les professeurs m’ont dit la même chose – que je dois parler bulgare avec mes enfants. Lorsque nous allons aux réunions de parents, nous oublions la moitié de ce que les enseignants ont dit en bulgare avant même que d’être rentrés chez nous ». Mais, deux ans après, nous la voyons parler avec les enseignants lors des ateliers.
Très concrètement, les différents acteurs nous ont tous décrit les progrès qu’on fait certains enfants.
Par exemple Magi dira : « Il y a bien sûr Vasko mais aussi Ivan. Je suis fière de ce qu’il fait aujourd’hui. Ivan, quand il a commencé, il était très agressif. Maintenant, il aime faire tout ce que l’on propose. Quand on propose deux activités, il veut faire les deux. Pour Vasko, c’est important de l’impliquer, de lui demander son soutien pour les plus petits. C’est important qu’il ait une vrai responsabilité. » Vasko nous a demandé à tous beaucoup de patience et d’ingéniosité. Mais qu’est-ce que c’était beau, de le voir à 12-13 ans aider des plus petits. Il a été une référence dans la construction des ateliers.
Le chemin avec des adultes
Yanka, une mère de 8 enfants, est souvent venue nous dire que c’était bien ce que nous faisions. Elle avait souvent beaucoup à faire pour subvenir aux besoins de sa famille. Mais certains jours, elle s’arrêtait et prenait du temps pour participer elle-même à l’atelier. C’était alors un moment de création aussi pour elle et c’était beau de la voir s’appliquer ainsi. A d’autres moments, elle aidait les petits dans ce qu’ils faisaient. Elle nous a alors dit qu’elle voulait nous aider, sans vraiment en avoir la disponibilité. Nous avons alors pu lui proposer de s’impliquer à l’animation d’un atelier lors des fêtes des talents partagés. Elle a choisi ce qu’elle voulait faire : de la manucure ou des coiffes pour les filles. Elle était très consciencieuse dans ce qu’elle faisait et arrivait bien à animer son atelier.
La grand-mère d’Edris était aussi souvent présente. Elle est venue régulièrement pour accompagner son petit-fils, le trouvant trop jeune pour le laisser tout seul. Puis elle s’est aussi mise à aider d’autres enfants, et trouvait sa place dans l’atelier. A un moment où sa santé l’empêcha de venir, son mari a pris le relais, même s’il était très discret.
Une des manières d’impliquer les parents a été de proposer des activités parents-enfants comme la construction de tabourets. Cela a particulièrement motivé tout le monde. Ces tabourets ont été préparés avec Bérul, menuisier dans le quartier : « Des personnes disent que notre quartier est le plus difficile mais ce n’est pas vrai. J’ai grandi dans Stolipinovo, je travaille le bois là-bas. J’essaye d’apprendre à des enfants comment travailler le bois ».
Prendre du recul
A plusieurs reprises, nous avons décidé d’interviewer des parents et des enseignants sur ce que représentait l’éducation pour eux, pour prendre du recul sur cette initiative, et notamment pour préparer l’atelier de rencontres.
Parmi les réponses, les parents nous ont dit aussi que c’était bien ce que nous faisions, qu’il fallait qu’on continue. Une mère, Elena, nous dira que sa fille a bien réussi la rentrée en première année (équivalent au CP en France), car en venant à l’atelier, elle a pris l’habitude de parler Bulgare et qu’elle a appris à se servir de feutres, de ciseaux. Puis « Avec l’atelier, ils apprennent quelque chose et ils n’oublieront pas ce qu’ils font ».
« Ce que vous faites avec les enfants, comment jouer, comment faire des activités, même si c’est simple, cela donne une structure, une discipline. Nous voyons que nos enfants ont fait des progrès. »
Un père nous dira : « Pour moi, tout ce que les enfants peuvent apprendre, comme les compétences pratiques pendant les ateliers, c’est important. »
Ces réponses nous ont confirmé dans la conviction que nous n’allions pas apprendre à lire et écrire aux enfants, mais leur donner des outils pour se construire dans leur vie d’enfants puis d’adultes.
Magi nous a dit qu’avec l’école mobile Stolipinovo, nous amenions de la normalité dans la vie des enfants. C’est normal que les enfants aient la possibilité de dessiner chez eux. Elle a fait cela avec ses enfants. Mais c’est quelque chose qu’à Stolipinovo, les enfants n’ont pas l’habitude de faire. Les enfants n’ont pas eu cette opportunité. « Je fais normalement des ateliers d’architecture, mais nous avons amené d’autres matériaux : de la terre, des bâtons de sticks en bois, pas seulement du papier et des crayons. Nous permettions que les enfants jouent avec et c’est important. Nous savions que nous n’avions pas la possibilité de les faire écrire. Et même avec les enseignants. A un moment donné nous avions imaginé que nous pourrions faire des leçons individuelles mais c’était trop difficile à organiser. »
Rossi, qui coordonne les enseignants, a beaucoup évolué en 2 ans et a gagné une bonne compréhension de ce qu’il faut faire. Ainsi lors d’une rencontre de debriefing elle disait :
« La socialisation des enfants est importante. Notre but n’est pas d’être efficace. Oui c’est bien si les enfants peuvent apprendre quelque chose de tangible, mais surtout le but est de leur permettre de rentrer en relation avec d’autres, de leur donner l’envie d’apprendre. C’est l’occasion de leur dire d’aller à l’école, de leur donner envie d’aller à l’école. C’est notre but et cela n’a du sens que si on va dans le quartier et non dans l’école ».
Les limites, les manques, les choses à améliorer, les choses non résolues, les défis
Comment permettre aux enfants d’avoir accès à une éducation de base ?
Comment les enfants de 9 à 14 ans qui expriment un intérêt pour l’école peuvent-ils y avoir accès ? Il n’y a pas d’école de la deuxième chance pour les enfants. Il faut soit commencer en première année, soit attendre d’avoir 16 ans pour aller dans des écoles pour les adultes. Alors qu’est-ce qui est possible pour les Sonia, Maria, Petar, Maya qui, à un moment donné, ont montré un intérêt pour apprendre à lire et écrire ? Comment faire durer cet intérêt dans le temps ? Comment permettre que l’école s’adapte à tous ces enfants qui la fréquentent occasionnellement, et qui, malgré cela, ne savent pas écrire leur prénom en cyrillique ? Nous savons que nous n’avons pas pu aller au bout de ces questions même si elles sont bien réelles.
L’expérience de l’école mobile Stolipinovo rejoint un combat national pour l’accès à une éducation pour toutes et tous : comment créer une communauté éducative inclusive qui ne laisse personne de côté ? Ce combat national est le fruit d’une réflexion faite dans l’Atelier de rencontres international et le fruit d’un travail avec des personnes engagées sur cette question au niveau national pendant les deux années suivantes. Magi et Benoît ont été les moteurs de ce travail qui a rassemblé différents partenaires de tout le pays (Sofia, Plodiv, Sliven, Varna). Ensemble, nous avons pu nous rendre compte que les difficultés scolaires de certains enfants n’étaient pas propres aux familles issues des quartiers ségrégués. De ces travaux est venue l’idée de s’appuyer sur l’expérience de l’Ecole Mobile Stolipinovo, ainsi que sur l’expérience des médiateurs santé et scolaire dans certains quartiers ségrégués, pour proposer qu’il y ait des médiateurs scolaires dans toutes les écoles du pays. Leur responsabilité serait de soutenir les enseignants dans la réussite scolaire de tous les enfants, d’aller à la rencontre des enfants et des parents qui ont la vie trop difficile pour venir à l’école, de soutenir la possibilité pour les enseignants d’aller en dehors des murs de l’école pour se faire connaître et reconnaître. Il existe déjà une pratique historique de ces rencontres hors-les-murs au moment de l’inscription en première année de collège. Les professeurs doivent s’assurer que tous les enfants sont inscrits. Mais cette pratique est loin d’être une présence régulière, appuyée sur une pratique artistique valorisant les compétences des familles et des habitants du quartier. Nous savons aussi qu’il ne suffit pas d’embaucher des personnes : il y a tout un cheminement à faire, semaine après semaine dans le quartier, avec les enfants, les parents, les enseignants, les personnes qui s’y impliquent… C’est le défi de pérenniser une action qui repose sur des engagements.
Certains prénoms ont été changés.