Retrouver ses racines pour bien grandir

La plupart des récits d’actions qui seront publiés cette année sur le site d’ATD Quart Monde international et sur le blog « Un monde autrement vu » ont été écrits dans le cadre du séminaire « Tous peuvent apprendre si… », qui s’est tenu en juin 2018 au Centre international de ce Mouvement. L’objectif de cette série est de nourrir l’espoir et la créativité d’équipes et de toute personne engagée auprès des enfants et de partager les énergies inspirantes qui ressortent de ces expériences.

Florent Bambara est volontaire permanent. En 2018, il était engagé à Ouagadougou (Burkina Faso), dans une action qu’ATD Quart Monde développe depuis de nombreuses années auprès des enfants vivant dans les rues, appelée « Renouement familial ».

Florent explique :

« Depuis les années 1980, ATD Quart Monde va à la rencontre des enfants qui vivent dans les rues de Ouagadougou, pour les connaître et les accompagner vers un avenir meilleur, en particulier en essayant de les amener à recréer des liens avec leur famille. »

La première étape, c’est d’abord de rencontrer les enfants là où ils vivent et d’essayer de gagner leur confiance. Nous allons rencontrer les enfants le mercredi pendant la nuit, avec un livre, dans les lieux où ils se regroupent pour dormir. Nous appelons cette animation « Bibliothèque Sous les Lampadaires ». Nous passons un moment avec eux, autour du livre, puis avant de repartir, nous leur disons « demain matin, on vous attend à la Cour ! »

Tous les lendemain matin, nous préparons la cour d’ATD Quart Monde, qui est proche du centre-ville, pour recevoir les enfants. Chaque jeudi, 15, 20, 30 enfants qui vivent dans la rue peuvent venir y laver leurs habits, se doucher, jouer avec nous, discuter, dormir, dessiner… On appelle ces matinées les « Moments Cool, les Mo’Cools ».

Un mercredi soir, au cours d’une Bibliothèque Sous les Lampadaires, Florent rencontre Moussa, un garçon de 13 ans qui vit dans la rue depuis deux ans déjà.

Dans un entretien avec Orna Shemer, professeur de l’école de travail social de l’université de Jérusalem, Florent raconte aux participants du séminaire l’histoire qui a permis à Moussa de retourner vivre en famille huit mois après leur rencontre1.

L’avant

Florent Bambara : Quand j’ai rencontré Moussa, il avait 13 ans et vivait dans la rue depuis 2 ans, il n’allait pas à l’école, sa mère était inquiète. Malheureusement, Moussa avait acquis quelques mauvaises habitudes dans la rue. Il s’était mis à sniffer de la colle. Moussa était affaibli, mal, il était très méfiant et toujours sur ses gardes. Il avait retrouvé des amis dans la rue. Je pourrais dire qu’il n’avait aucune éducation puisque aucun de ses deux parents n’étaient avec lui. Il était livré à lui-même.

L’après 

Aujourd’hui, Moussa vit dans la famille de son grand-père. Il va à l’école, il apprend certaines valeurs culturelles au village. Il a appris à garder les bœufs, à cultiver, sa mère est maintenant rassurée car son enfant est en sécurité et reçoit une éducation. Elle est heureuse car elle sent que son fils a maintenant un avenir. Le grand-père maternel de Moussa nous a dit :

« Quand l’enfant n’était pas là, sa mère ne pouvait pas dormir, le soir, elle pensait beaucoup, elle imaginait des choses. Ça a fait beaucoup souffrir sa maman de le poursuivre comme un lièvre pour l’attraper, elle ne savait plus quoi faire. On l’a tellement poursuivi! Maintenant qu’il est revenu, elle est contente, elle peut dormir. »

Moussa est lui aussi content du changement qu’il a eu dans sa vie.

Les coûts de la réussite

Oui, la mère en a payé le prix parce que, étant séparée du père, traditionnellement, la garde de l’enfant revenait à la famille du père. Il n’était pas question que l’enfant parte vivre chez sa mère. Or, à l’époque de la séparation des parents, Moussa n’avait pas compris tout cela. La maman, voyant la souffrance de son enfant, a dû dépasser ces traditions pour demander à son nouveau mari d’accepter que son enfant reste avec eux. Mais, après la naissance de son demi-frère, Moussa n’a plus trouvé sa place, il s’est retrouvé dans la rue à Ouagadougou, et ne voulait plus voir aucun de ses parents. Cela a coûté à la mère, et je dirais que cela a aussi coûté à la « petite tante », la sœur de sa mère, qui a pris le risque d’oser aller avec moi demander au grand-père maternel d’accepter l’enfant chez lui, bien que cela ne respecte pas non plus la tradition.

Oui, parce que dans notre travail de renouement des liens familiaux, nous allons normalement d’abord dans la famille de l’enfant pour préparer son retour. Cette étape n’a pas été entreprise avec Moussa. Comme le garçon était impatient de retourner dans sa famille, nous avons choisi d’être souples, de faire confiance à l’enfant. Le risque c’était que l’enfant soit rejeté, ou que l’on dise quelque chose de dur devant lui et qu’il se décourage. Une autre difficulté était que nous ne connaissions pas l’adresse du grand-père. Le garçon ne connaissait que le nom du village, mais pas le nom de famille de son grand-père. Nous sommes donc partis « à l’aventure », en espérant que l’enfant nous mène au bon endroit. Nous avons tourné un long moment, sans succès. C’était démoralisant pour le garçon, on pouvait lire dans ses yeux qu’il était déçu, qu’il ne voulait pas retourner dans la rue. Que devions-nous faire ? Finalement, nous sommes allés quarante kilomètres plus loin à la demande du garçon, pour retrouver sa « petite tante » dont il se souvenait du nom et du domicile.

Photo : Brukina Faso © Sylvain Lestien , ATD Quart Monde
Photo : Brukina Faso © Sylvain Lestien , ATD Quart Monde

La définition de la réussite

Participant : Il est très difficile pour les enfants qui ont vécu dans la rue pendant un certain temps de vivre à nouveau au sein de leur famille et dans une communauté rurale. Après avoir connu l’expérience de l’indépendance, même si elle s’accompagne d’une grande insécurité, ils peuvent avoir le sentiment que les devoirs et les obligations envers la famille et la communauté sont des freins à leur liberté. Dans le cas de cet enfant, le résultat a été positif. Cela indique qu’il était prêt à changer sa vie et que les risques et les coûts étaient vraiment justifiés.

Participant : À l’exception de quelques différences de culture et de traditions, cette histoire aurait pu se produire dans mon pays. Donc, oui, je suis désireux d’apprendre de cette réussite.

Les actions qui ont mené à cette réussite 

Nous avons rencontré Moussa pendant la Bibliothèque Sous les Lampadaires que nous faisons avec mon co-équipier tous les mercredis soirs près de l’avenue Kwame nKrumah. Là-bas, une vingtaine d’enfants qui mendient auprès des riches qui fréquentent les bars de luxe de cette avenue se retrouve pour dormir.

Nous avons vu que c’était un nouveau, donc nous lui avons demandé :

« Comment tu t’appelles ? »

Il a répondu :

« Moussa. »

Et nous l’avons invité. D’abord il a participé à l’animation, et à la fin nous avons invité tous les enfants comme d’habitude à venir à la Cour aux cent métiers le lendemain pour l’activité qu’on appelle le mo’cool, et Moussa a accepté. Malheureusement, le lendemain, il n’est pas venu.

Le lundi suivant, j’étais reparti là où ils se retrouvent en général pour dormir, pour inviter un enfant à passer la nuit à la cour pour que je puisse le raccompagner le lendemain matin tôt dans sa famille.

Quand je suis arrivé sur place, je cherchais cet enfant, et Moussa était là. Moussa m’a interpellé, on s’est salué, et puis je lui ai demandé :

« Je ne t’ai pas vu jeudi, tu n’es pas venu », et là il m’a répondu : « J’ai dormi tard parce que dans la rue bon… »

En bref, quand il s’est levé, les autres étaient déjà partis.

Moussa m’a demandé ce qu’on faisait pour aider ces enfants. Je n’ai pas eu besoin de répondre, il y avait un vieil homme qui vit dans la rue qui a répondu à ma place, en disant à Moussa que nous raccompagnions les enfants dans leurs familles et qu’il pouvait nous faire confiance, que nous n’allions pas salir son nom dans sa famille, c’est-à-dire leur dire des choses négatives à son sujet. J’ai dit à Moussa que, s’il était intéressé, il pouvait venir nous voir et que, s’il était prêt à retourner dans sa famille, nous pouvions le raccompagner. Il faut dire que, dans notre action, on essaye de ne pas aller trop vite avec les enfants, nous essayons de suivre l’initiative et le rythme des enfants.

Le mercredi suivant, après la bibliothèque sous les lampadaires, Moussa a demandé s‘il pouvait venir le jeudi pour le mo’cool. « Oui bien sûr tu peux venir », j’ai dit, « pas de problème ». Il a dit qu’il ne savait où était ATD Quart Monde. Un de ses copains a dit qu’il pouvait amener Moussa le lendemain, s‘il voulait.

Le lendemain, on a vu Moussa arriver avec son copain. Il avait à la bouche un sachet de colle. Tout de suite, je lui ai dit qu’ici à la cour il y avait des règles, que ce n’était pas comme à la rue, qu’il ne fallait pas sniffer de la colle ici. Puis l’autre enfant, qui avait l’habitude de venir à la cour, lui a expliqué les autres règles de la cour. Depuis ce jour, Moussa a commencé à participer aux mo’cool. Ce qu’il aimait dans les mo’cool c’était faire sa lessive, il se faisait propre, il aimait aussi les marionnettes, il aimait la danse. Moussa, dans la rue c’était un enfant timide, mais aux mo’cool c’était un autre enfant, il s’épanouissait avec les autres enfants.

Nous lui rendions aussi visite dans la rue. À chaque fois que je passais au carrefour, il y était, pour mendier, ou il était juste prostré lorsqu’il n’était pas bien. Moi je m’arrêtais en général pour lui dire bonjour, lui demander des nouvelles de sa santé, de sa famille, avait-il entendu parler d’eux ? Il ne parlait que de lui, il disait que pour lui ça pouvait aller, mais il ne disait rien sur sa famille.

Après on parlait d’autre chose, on faisait comme si tout allait bien dans la vie… En fait, j’essayais de parler de choses qui pourraient l’intéresser : soit lui demander des nouvelles d’untel ou peut-être lui parler d’un de ses copains que j’avais raccompagné dans sa famille, lui donner quelques nouvelles de cet enfant. Parfois je parlais d’une chose qui s’était passée dans la ville, est-ce qu’il était au courant, donner un peu mon point de vue, écouter son point de vue… Mais Moussa n’aimait pas trop parler, il disait deux ou trois mots et après c’était fini, j’étais le seul à parler. Et il arrivait que je parle de moi, de ma vie, de ma journée… Je lui parlais de mes enfants, de ma femme, un peu comme si je parlais à un copain. Par exemple, je pouvais lui dire que le matin j’avais déposé mon enfant à l’école, et qu’après j’étais allé au travail, et que sur la route j’avais croisé untel, qu’on avait parlé de ça… tu vois ? Et sur mon enfant, comment chaque matin pour se préparer pour l’école, c’était toujours un travail, il fallait que je lui courre après pour l’amener à l’école… voilà, des choses comme ça.

Des fois, quand je le trouvais avec le groupe, je l’invitais à parler avec moi en privé, on se mettait un peu sur le côté. Comme ça je le trouvais plus ouvert, et je pense que ça lui donnait plus confiance parce qu’il savait que ce qu’il me dirait, je n’irais pas le répéter aux autres, parce que je m’étais mis à l’écart avec lui.

Un jour, Moussa m’a dit qu’il ne voulait plus rester dans la rue, il m’a demandé de l’accompagner dans sa famille.

J’ai demandé : « Tu veux vivre où » ?

Il a dit : « Je veux vivre chez mon grand-père maternel. »

« Mais, que veux-tu faire avec ton père, avec ta mère ? » Il n’a rien dit de plus.

Donc je lui ai dit : « Ok, je te fais confiance. Si tu es vraiment décidé à partir, on part mardi prochain. »

Le lundi, je suis allé le chercher et je lui ai dit : « Si tu es toujours décidé à partir dans ta famille, tu peux venir dormir à ATD, comme ça, on partira le matin très tôt. » Et, effectivement, il est venu.

Il a dormi à la cour et le matin il s’est fait propre, il a lavé ses habits, et on a pris la route. Je me suis arrêté sur la route pour qu’on prenne le petit déjeuner. J’espérais aussi avoir des informations sur son père et sa mère, leur adresse. Accompagner un enfant, comme ça, sans aucune info sur la famille de l’enfant, c’était risqué. Mais voilà, Moussa, comme d’habitude, ne disait rien. On a continué notre route et on est arrivé dans le village du grand-père. Moussa ne se souvenait plus où habitait son grand-père. On a cherché pendant plus d’une heure mais on n’a pas trouvé la maison du grand-père. À la fin, on s’est assis.

« Comment on fait maintenant ? » Je voyais dans ses yeux que Moussa était déçu. C’est là qu’il m’a dit : « J’ai une petite tante qui habite dans un autre village, je saurais reconnaître sa cour. » J’ai dit : « Mais est-ce qu’on va pas à nouveau tourner et tourner là-bas » Moussa m’a donné quelques indications, ça m’a rassuré, donc on a repris la route. On a effectivement trouvé la maison de la tante. Elle nous a bien accueillis, et ensuite elle a bien voulu nous accompagner chez le grand-père, même si elle disait : « Le grand-père ne va jamais accepter de le prendre. »

On y est allés, on a discuté avec le grand-père, il y avait toute la famille et ils nous ont accueilli chaleureusement. J’ai dû demander à la famille de faire confiance à Moussa. C’est vrai qu’il avait fugué plusieurs fois, mais maintenant c’était lui-même qui avait fait le choix de venir et de rester avec le grand-père. J’ai aussi expliqué les histoires d’enfants qui avaient une vie plus compliqué que Moussa et qui sont restés dans leur famille grâce à la confiance que leur famille leur ont accordée. Moussa est resté dans sa famille. Ils ont inscrit Moussa à l’école. Il devait entrer en troisième année, mais comme sa maman n’avait pas pu récupérer de son ancienne école les papiers qui attestaient qu’il avait fait les deux premières années, il a dû refaire la première année. Moussa est resté pendant l’hivernage, il a aidé son grand-père à garder les troupeaux, il a cultivé.

Il y a aussi eu un temps où Moussa est reparti en ville, après une incompréhension en famille. Mais là, sa maman m’a téléphoné, et j’ai retrouvé Moussa le soir en ville. J’ai rassuré la maman en disant que j’avais vu Moussa en ville, qu’il fallait lui laisser le temps, parce que ça ne servait à rien de le ramener de force. Moussa m’a dit qu’il ne voulait plus retourner en famille, qu’il était revenu en ville pour chercher du travail, et qu’un monsieur lui avait proposé du travail domestique chez lui. J’ai raconté ça à sa mère, et sa mère n’était pas d’accord parce qu’il risquait de se faire exploiter et d’être maltraité. Nous non plus, dans l’équipe d’ATD Quart Monde, nous n’étions pas d’accord. J’ai fait savoir à ce monsieur que ni la maman ni nous n’étions d’accord qu’il fasse travailler Moussa chez lui. Moussa est resté 2 semaines travailler là-bas, après quoi le monsieur l’a ramené en ville. Le lendemain, j’ai raccompagné Moussa dans sa famille. Depuis, Moussa vit encore dans sa famille. De temps en temps je passe lui rendre visite avec d’autres enfants que je raccompagne dans la direction du village de Moussa, et de temps en temps, je téléphone à la maman ou au grand-père, je demande des nouvelles. Et on se parle aussi, avec Moussa.

Après que les participants au séminaire ont entendu le récit de cette histoire, Orna Shemer se tourne vers eux pour leur proposer de retenir ce qu’ils en ont appris.

Magdalena : Ce que j’ai entendu dans cette histoire c’est : Faire confiance à l’enfant.

Magdalena : Florent a mentionné plusieurs fois qu’il disait à Moussa qu’il lui faisait confiance.

Mariana : Il a demandé à l’enfant à plusieurs reprises ce qu’il fallait faire.

Caroline : Dire à l’enfant : « Tu n’es pas venu au mo’cool » lui fait comprendre qu’on attend quelque chose de lui.

Caroline : Être exigeant, avoir des attentes fortes pour l’enfant.

Prisca : Impliquer d’autres enfants pour soutenir Moussa dans son envie de retourner dans sa famille.

Suzanna : Quand Florent a posé à l’enfant des questions directes sur sa famille, il n’a rien dit. Mais quand il a parlé d’autres choses, de sa propre famille et de tracas quotidiens, la conversation était plus ouverte. Je citerais comme principe d’action : Continuer à parler avec l’enfant.

David : Il a appelé la mère, il est allé avec le garçon pour chercher la maison de son grand-père, et il est revenu plusieurs fois.

David : Être très sérieux, quand on essaye de renouer des liens familiaux coupés.

Bruno : Je suis impressionné par le fait que Florent ait décidé de passer outre la procédure habituelle et d’accompagner l’enfant sans avoir pris contact avec la famille d’abord. Il a dit que c’était un risque que lui et son équipe avaient pris dans le cas de Moussa. Ils n’ont pas attendu d’avoir la bonne adresse. Au contraire, ils ont décidé de se laisser guider par le désir fort de l’enfant de rentrer dans sa famille, par le fait que l’enfant était prêt pour ça. Même s‘il y a une procédure basée sur une expérience solide, ils restent très attentifs à l’enfant. Quand l’enfant est prêt, tu ne perds pas de temps. Tu décides : « On va partir mardi« . J’appellerais ce principe d’action : Saisir le bon moment.

  1. Cette histoire du jeune Moussa est une restitution abrégée d’une interview menée selon la méthode « Apprendre de ses réussites », entre Florent Bambara, et le médiateur, ou « compagnon d’apprentissage » pour reprendre le vocabulaire de cette méthode. Ce dialogue montre comment, en « creusant » patiemment, à partir de questions qui poussent à décrire plutôt qu’à expliquer, raisonner ou justifier, les savoirs tacites issus de la pratique sont « déterrés », conscientisés. Ainsi l’analyse de la réussite peut permettre de formaliser des principes d’action utiles pour une action future ou similaire, en évitant de tomber dans le piège de la reproduction irréfléchie d’activités ou de gestes, sans tenir compte du contexte et des circonstances particulières. Les sous-titres correspondent aux étapes de la méthode « Apprendre de nos succès » (Pour plus d’éléments sur la méthode, téléchargez la fiche repère) ↩︎

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